

Vingt jours de trop
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Vingt jours de trop
Amphithéâtre 104, premier étage.
Mardi 19 février, 9 heures 30.
Karolina et Tadas étudient.
Elle a vingt ans tout juste. Il en a vingt-deux.
Karolina
— C’est vraiment étonnant qu’il ne soit pas là Monsieur Viltaë. Ce n’est pas son truc d’être en retard. Qu’est-ce qu’on fait, on attend encore ?
Tadas
— Je ne sais pas.
Karolina
— Si je vais à la bibliothèque, tu viens avec moi ?
Tadas
— Ecoute, je suis inquiet. La semaine dernière il avait dit qu’il voulait absolument clore aujourd’hui.
Karolina
— Tu sais ce que j’ai entendu ? Les événements, c’est pour bientôt.
Tadas
— J’ai vu le message. Je suis sûr que Viltaë en sait plus que nous.
Karolina
— Allez, viens, on reviendra à 14 heures. Il ne faut pas sortir les derniers.
Tadas
— On perd encore des heures de cours. Moi je ne suis pas ici pour la bourse ou pour faire plaisir aux parents. Il faut que j’étudie, il faut que je comprenne. C’est la seule façon de faire bouger les choses plus tard.
Karolina
— Moi ce que je veux, c’est toi mon grand Doudou. Tiens, bisous. Allez, viens, on se retrouve au Bâtiment E.
Passage dans le sas pour se calfeutrer. Dehors, c’est presque la tempête. Un temps à ne pas mettre une cigogne dehors. Les yeux ne s’ouvriront pas beaucoup aujourd’hui. C’est comme s’il pleuvait à l’envers. La grande allée qui relie le bâtiment D aux salles de travail est gavée d’eau.
Rien n’y fait.
Ni les arbres pourtant bien accrochés sur les grandes pelouses, ni les cailloux ocre qui dessinent les chemins, ni les bassins, ni le petit rieu qui serpente le long du mur d’enceinte, rien n’y fait. Tout est trempé, tout est défoncé par le dégel. Impossible d’utiliser mon parapluie comme bouclier, rien ne repousse les bourrasques fouettant la neige fondue sur la figure et même sous le manteau. Cent mètres et j’ai le pantalon trempé, pour toute la journée, les chaussures boueuses qui donneront du travail aux personnes de service, les joues qui brûlent déjà, les yeux qui cherchent des repères sans oser regarder droit ; une traversée de parc risquée comme un périple solitaire jusqu’à Vladivostok. Chacun pour soi. Même l’énorme statue de Bonaparte, ni lui, ni son cheval, ne cherchent à protéger qui que ce soit. Trop froid, les rafales me décalent hors de ma ligne de marche, on se croise, mais impossible de savoir qui est qui. Marcher, vite, en croisant des ombres, tête baissée, épaules resserrées, les oreilles qui entendent juste les énormes branches craquer.
Bibliothèque centrale, ma princesse est là.
Par où elle est passée ?
Karolina
— J’étais déjà inquiète. Tu veux bosser quoi ?
Tadas
— Le cours de Viltaë. C’est difficile tu sais. Lorsqu’il met en parallèle le fonctionnement d’une économie planifiée et d’une économie de marché, il faut vraiment que je maîtrise les concepts qu’il utilise.
Karolina
— Il faut que tu trouves plus d’informations pour ta recherche.
Tadas
— Le nouveau labo est prêt. On a douze ordinateurs et la connexion au web est quasi terminée. Monsieur Viltaë a fait venir des tas de bouquins, je ne sais pas comment.
Blast des tympans, surpression sur les vitres qui résistent, l’onde me percute la poitrine.
Tadas
— C’est quoi ça, qu’est ce qui se passe ?
Seconde déflagration.
Dix millièmes de secondes pour que l’adrénaline produise les gestes reflexes.
Je la plaque sur le sol, moi au-dessus.
— C’est un arbre qui est tombé ? C’est quoi ?
Vingt secondes pour que les jambes ne sachent plus porter, que les mains tremblent et que les capteurs sensoriels soient hyper affinés.
La porte s’ouvre sous le choc, arrache le loquet, cogne de tout son poids dans l’abattant. La pièce est déjà pleine de ceux qui veulent s’y protéger.
Karolina
— Qu’est-ce que tu vois ?
Tadas
— Ah non. Pas ça.
Karolina
— C’est quoi ?
Tadas
— Le laboratoire de Viltaë. Ça brûle.
Karolina
— …
Tadas
— Il ne faut pas rester là, on se tire. On va retrouver les autres.
Presque midi, et toujours pas de lumière, mais moins de vent.
Deux stations de tramway sont toutes proches.
L’une dessert tout le nord jusqu’au début de la banlieue, la plus pratique, mais la plus mal fréquentée. Les gens sur cette ligne n’aiment pas beaucoup les étudiants. Les rencontres glauques y sont fréquentes. L’autre oblige à plus d’attente, surtout au départ, devant la police. Un bon poste d’observation. Vue sur l’avenue, les bars, les bancs, les regroupements, les discussions, les documents et les idées en circulation. Pas posée là par hasard la station. Le poste de police était arrivé le premier.
Tadas, pensif… « Je suis sûr que l’on trouvera du monde au Laisvumas ».
Entre deux barres de la Cité, fond de cour, demi-sous-sol, pas d’entrée identifiée.
Karolina
— Je vais voir mes deux copines. Tu me dis dès que tu as des infos.
Tadas
— Fais-leur plein de bisous de ma part, surtout à celle qui a les gros seins.
Karolina
— Sale con.
Karolina pensive… Ce bar est un des repères depuis quelques semaines. Les cours off de l’université et le QG de quelques mouvements. Un patron pas trop regardant qui laisse tourner la Vodka et brûler le tabac. Méthode ancienne ou moderne pour faire de l’argent ? Je ne sais pas. Le local s’est rempli aussi vite d’étudiants et de fumée que de stress. Merde, qu’est-ce qui se passe encore ? Il y a une baston en haut ?
Tadas
— Viens. Vite. Les flics, sûr. Par la porte de derrière. Vite.
Dehors.
Karolina
— On fait quoi ?
Tadas
— La cantine. Il faut y être, et il faut manger.
Le ciel ne s’allumera définitivement pas aujourd’hui.
Et pas plus de lumière dans les assiettes.
Bœuf en daube, mais qui est plutôt de la daube de bœuf, pommes de terre gorgées d’eau elles aussi, une tarte aux pommes, avec la pâte aux normes soit 2 millimètres et 5 dixièmes, des quartiers du fruit qui semblent s’être évadés pour tous ceux qui en étaient capables. Un bruit casseur de têtes, entrechoc de vaisselles et de couverts, mélangé aux conversations bruyantes et inaudibles, augmenté du couinement des fenêtres et des structures et de fonds musicaux aussi divers et variés que mal enregistrés et mal reproduits. Le plaisir d’un repas nourrissant, tant pour le corps que l’esprit, et relaxant, tant pour l’esprit que pour le corps.
Tadas
— L’incendie, ce n’était pas le hasard. Les explosions étaient juste avant.
Karolina
— Mais c’est le local neuf ! Tout le projet web et le camion de bouquins !... Tout a cramé ?
Tadas
— Quasiment.
Karolina
— Les autres disent quoi ?
Tadas
— Je ne sais pas.
Karolina
— Et Viltaë ?
Tadas
— Toujours pas là.
Karolina
— Tu savais qu’il devait passer à la radio dimanche ?
Tadas
— Oui, mais nous étions chez ton père, je te le rappelle. Et je te rappelle aussi que ça n’était pas le moment d’écouter.
Karolina
— Eh bien moi je te rappelle aussi que si mon père ne donnait pas régulièrement de l’argent, et que s’il ne connaissait pas le propriétaire, nous n’aurions pas l’appartement.
Tadas
— Calme, c’était juste pour rire. L’émission s’est bien passée. Il y a été fort, comme à son habitude. Et je sais très bien qu’il nous faut la pension de ton père. Cet été je devrais me faire un bon paquet, mais pour l’instant, heureusement que tu es là ma petite chérie.
Karolina
— Je vais essayer de piquer quelques fruits, pour ce soir.
15 heures. Atmosphère oppressante dans l’Amphi.
Une étuve chauffée à froid. C’est possible. Environ 150 personnes, 50 dont les places ne sont pas prévues, qui relâchent gaz carbonique et méthane biologique, vaporisent l’eau accumulée dans les chaussettes et les chapeaux, dans une salle à 14 degrés non ventilée.
C’est possible.
Tadas
— Toujours pas de Viltaë, je suis sûr qu’il prépare quelque chose.
Karolina
— Tu sais, l’économie, les sciences politiques, pour moi, c’est en plus. Je sais comme c’est important tout ça, mais c’est souvent trop technique. Je serai toujours plus heureuse dans les bras de Lermotov ou de Tolstoï. Qu’est-ce que je dis ? Dans tes bras à toi, et dans les pensées des penseurs.
Tadas
— Alors va au TD d’allemand, demain tu as ton partiel.
Karolina
— Ok, mais toi tu en profites pour faire autre chose. Rentre à l’appartement. Fais un peu de musculation et une sieste. Ça te calmera et ce soir tu seras en forme pour moi.
Tadas
— Bon. Je vais ranger un peu notre nid. Et puis j’appellerai ma mère.
La longue nuit couvre de nouveau le quartier.
Tadas
— Tiens, voilà ma poétesse en lutte pour protéger la langue. Mon écrivaine de la liberté. Ma princesse si subtile.
Karolina
— Et bien, tu as l’air de bonne humeur toi.
Tadas
— J’ai suivi le programme. 200 grammes de muscles en plus, reposé et en forme pour la nuit, appartement nickel, moche mais nickel, ma mère contente que je l’ai appelée, et je vais même te faire des galettes de pomme de terre.
Karolina
— Un vrai papa poule. Tu crois qu’un jour tu seras un papa ?
Tadas
— Bon, ça va ! Calme-toi. J’ai encore au moins trois années à étudier avant d’avoir un boulot. Et encore, si un jour j’en ai un.
Karolina
— Il y a de l’eau chaude ?
Tadas
— Et non. Je ne sais pas ce qui se passe. Ça fait trois jours. Pareil pour tout l’immeuble.
Karolina
— Je vais me débrouiller. Je vais faire ma toilette. Fais-moi chauffer de l’eau s’il te plaît. Et tu me laisses tranquille, promis hein ?
Tadas
— Ah bon !
Pauvre baignoire, plutôt bac à recevoir les eaux usées. Le temps s’est tellement accroché à un émail de mauvaise qualité, que la nouvelle coloration est devenue presque design et sympa : entre le bisque et le zinc usé, cérusé à l’eau tourbée et à la crasse de pieds. Indécrochable. Rideau en plastique rigidifié par les détergents, pommeau réduit à l’expression de l’extrémité du flexible sectionné, faïence blanc réfrigérant, façon surface de coupe de boucher.
Tadas
— Tiens, j’ai mis la serviette sur le radiateur, ça va te réchauffer.
Karolina
— Tu t’inquiètes toujours pour Monsieur Viltaë ?
Tadas
— Oui. Il faut savoir.
Un sommier sur des pieds de bois, matelas à l’ancienne formé par les centaines de rêves et les quelques bébés qui y furent fabriqués. Lit de récupération, pour la récupération.
Karolina
— Non, pas ce soir. Je ne peux pas. Mais j’adore ton ventre. Cesse de bouger, c’est moi qui te fais des baisers. Laisse-toi aller. Tu sais que j’aime faire ça autant que toi.
La température monte vite sous l’édredon gonflé. Aussi vite que le sang afflue sur les joues et sur les cuisses, que le corps se tend. La chaleur charnelle, une moiteur faite d’odeurs, les pulsions irrésistibles qui rythment le bassin, quelques contractions diffuses mais jouissives dans le vagin, et le goût, doux, chaud, rassurant, excitant mais calmant, soporifique. Et le sommeil. L’un autour de l’autre, âmes et corps catalysés, unifiés, clarifiés…
Mercredi 20 février, le temps n’a pas changé ce matin.
Pénombre du ciel chargé de neige fondue dès sa nuée.
Nous marchons serrés.
Je la sens angoissée, tendue, agitée, qu’est-ce qu’elle a ?
Le manque de lumière depuis octobre.
Je n’aime vraiment pas passer devant le poste de police.
Karolina
— C’est quoi ? Tu as entendu les cris ?
Tadas
— Oui, ce sont des chats qui se battent. On les entend souvent. Ou les corbeaux freux qui sont sur les poubelles.
Karolina
— Ça continue.
Tadas
— C’est rien, viens.
A deux cents mètres de l’Université, nous voilà mélangés au flot des cervelles en devenir, souvent plus préoccupées à chercher le moyen de financer le lendemain, que l’outil de transvidement d’informations, qui permettrait de formater un esprit souvent enclin à dormir et à comater, ou à se gaver d’alcaloïdes, plus ou moins prohibés, pour modifier le temps.
Amphi toujours bondé, et toujours aussi vide de Monsieur Viltaë. Aucune information.
Tadas
— Bon, moi, je vais au bureau. Je vais demander à voir le Doyen. Je veux savoir où est passé mon professeur préféré. Ça fait plus d’une semaine de perdue.
Karolina
— Tu sais, ce matin j’ai appelé mon père. Depuis l’émission de dimanche dernier, la radio ne fait plus de débats. De la musique, militaire, c’est tout.
Tadas
— ...
Je ne dois pas être le seul à me poser des questions. On sent que ça bouge, mais difficile de s’organiser avec les observateurs. Il n’y a que les professeurs, et pas tous. J’ai confiance en Viltaë.
Karolina
— Alors, tu t’es fait jeter ?
Tadas
— Le Doyen ne veut pas parler. Il s’est complètement refermé quand j’ai dit qu’il n’était pas normal que Monsieur Viltaë ne soit pas là depuis neuf jours, alors que les examens sont la semaine prochaine.
Karolina
— Donc, ça ne nous avance pas. Tu t’es juste fait remarquer.
Tadas
— Si. J’ai son adresse. On me l’a donnée.
Karolina
— Qui on ?
Tadas
— On.
L’avenue. Les bancs. Les arbres qui geignent peut-être parce que beaucoup de leurs branches sont cassées, fracturées sur la chaussée. Le poste de police qui se détache dans le gris plomb environnant, le noir est parfois lumineux. Tramway sur huit stations, quelques centaines de mètres à pied à travers les pavillons entretenus, rue à l’éclairage blafard mais atmosphère sécurisée.
Karolina
— Ecoute, j’ai une boule au ventre. Tu ne veux pas y aller seul ?
Tadas
— Non, viens avec moi ! Nous ne prenons pas de risques. Tu te souviens comme il t’a aidée ce prof, y compris lors de ton inscription pour intégrer le centre de recherches. Et ses discours sur la liberté qui te passionnent tant ?
Karolina
— Oui, mais j’ai peur, je le sens mal.
Un escalier imposant, mais pas présomptueux. Une épaisse porte aux moulures de chêne.
Tadas
— Bonjour Madame, vous êtes Madame Viltaë ?
Une femme grande, élégante, de l’allure, raffinée, le cheveu blond platiné parfaitement coiffé, le front très haut et les pommettes marquées, cette personne est impressionnante d’autorité. La main posée sur un guéridon pour soutenir son corps, elle a la poitrine rentrée, les jambes légèrement fléchies, penchée à peine vers l’avant, elle semble avoir les reins tétanisés.
— Ne restez pas là les enfants, entrez, entrez vite !
Tadas
— Madame, nous nous permettons de venir prendre des nouvelles de notre professeur.
— Vous ne savez pas ? Vous ne savez rien ?
Un long couloir, sombre. Toute la maison est sombre, sans éclairage. Le réverbère proche des fenêtres de façade donne les formes et les contours des meubles de la pièce d’accueil.
— Attendez un instant.
Aller-retour vers le fond du couloir. Les bras serrés sur un baluchon, comme un sac.
— Voilà, c’est tout ce qu’ils m’ont rendu… Ses vêtements.
Karolina
— Mais… !
— Dimanche, après son émission, ils sont venus le chercher. Ils étaient quatre. Au poste central, devant l’université, « juste pour décortiquer », c’est ce qu’ils ont dit. Son frère, celui qui mène la contestation paysanne, est arrivé au même moment. Ils ont été vus.
Ma belle-sœur est allée le chercher ce matin. Elle n’a pas su reconnaitre son visage. Et ses mains… Ses mains… (sanglots)… Mais il est encore là. Il est vivant. Son mari est encore là.
Vingt jours plus tard, le 11 mars 1990, l’indépendance est proclamée par une poignée de députés.
Le poste de police est transformé en mausolée.
Karolina et Tadas viennent chaque troisième jeudi, de chaque mois, brûler une lanterne, qu’ils posent sur la plus haute marche du poste de police, devenu musée, depuis exactement vingt-deux ans.
Lorsqu’ils étaient étudiants.
Vilnius,
Lituanie,
Souvenirs du 19 au 22 février 1990.

