

DERNIÈRE NUIT À KABOUL
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DERNIÈRE NUIT À KABOUL
Kaboul, août 2025
Zahid ma douce
Tu ne liras pas ma lettre. Peut-être Mère le fera-t-elle en te berçant. Peut-être! Ses larmes délaveront mes mots. Sans doute!
Ma chérie, le sais-tu? Ils t’ont jetée devant la porte comme un sac d’ordures. Nous t’avons ouvert nos bras : à toi petite sœur défigurée, le visage lacéré de coups de couteau; à toi Zahid aux yeux morts, tuméfiés et boursoufflés de coups de poings; à toi étudiante intelligente devenue loque humaine, le crâne pétrifié par les coups de crosse; à toi femme magnifique, les trois-quarts d’un mamelon ciselé pendouillant comme la pelure encore attachée à son fruit.
Depuis, tes yeux fixent le vide, les quelques mots échangés ressemblent à des hoquets incompréhensibles. Tu ne sais plus marcher. Mère fait ton hygiène quotidienne. De plus, elle te nourrit à la cuillère. Tu es redevenu un nourrisson à protéger, à entourer de chaleur humaine pour lui éviter le gouffre.
Petite sœur Zahid vide de vie, j’ai mal pour toi. J’ai mal à toi, à ta souffrance, à tes douleurs physiques et psychologiques, à tes errances dans des mondes obscurs. J’ai mal à l’avenir exceptionnel qui t’a été enlevé.
Ton crime? Avoir défié le regard d’un taliban armé jusqu’aux dents lors de la manifestation devant l’université de Kaboul pour revendiquer notre droit à l’instruction. Tu allais entreprendre des études universitaires en médecine; j’atteignais le doctorat, déterminée à défendre les femmes de notre société devenue invivable.
Zahid, rieuse, lumineuse et si compatissante envers tes sœurs afghanes, tu es devenue l’ombre de toi-même, une larve écrasée par des hommes cruels… que dis-je, des hommes? Des sans-cœurs vils et sanguinaires, des êtres abjects avides de jouissance à humilier la femme, à la dominer, à l’invisibiliser. Seuls des monstres sans foi ni loi peuvent réduire une personne à néant par des tortures innommables. Mots indignes d’une avocate, je les vomis tous. Je les exhorte à faire la paix avec eux-mêmes avant leur mort!
Dans l’angoisse des derniers mois à attendre les papiers qui m’éloigneraient de ce joug meurtrier, je t’ai fabriqué un porte-lampion en tessons de verre pour honorer ta grandeur d’âme. Tu te souviens Zahid! Enfants, nous les récupérions et les empilions pour en faire un château. Lorsque le soleil longeait les toits pour se jeter de dix mètres dans la ruelle, il colorait notre création de tous ses feux.
Petite sœur, je vis ma dernière nuit à Kaboul. Demain à l’aube, vêtue d’un tailleur gris et d’un chemisier rose, je m’envolerai vers un monde de liberté.
Ce soir, je peux abandonner mes vêtements de soumission.
J’abandonne le foulard blanc porté dès l’âge de 12 ans, aux premiers jours de ma ménarche. Mes cheveux bouclés noir charbon me caressaient le front, s’incrustaient sur mes joues comme le sucre d’un délicieux firni. À 12 ans, j’ai posé ce bout de tissu sur ma chevelure pour l’assagir comme la camisole portée sous ma robe pour étouffer les élans d’émancipation de ma poitrine. Je devenais une jeune femme contrainte de concevoir la vie sous la menace d’un mari assigné qui en abuserait.
Sans peine ni regret, j’abandonne ma burqa. Depuis quand dessine-t-elle ma silhouette? Depuis quand suis-je ce tonneau bleu qui louvoie dans les allées du marché, rangeant fruits et légumes dans mes cabas sous le regard protecteur d’un mahram. Depuis quand suis-je ce fantôme visible à côtoyer d’autres fantômes tout aussi visibles? Comment les enfants retrouvent-ils leur mère parmi ces linceuls bleu ciel? Même à bonne distance de la mienne, je voyais ses yeux briller comme des lapis-lazulis chagrinés. Ses yeux me protégeaient; il ne m’arriverait rien de grave.
Zahid, douce Zahid cloîtrée dans ton corps, j’abandonne le treillis devant mes yeux, barbelé de ma prison oculaire.
Les talibans ont voulu nous museler. Il aurait été impensable qu’ils nous cousent les lèvres. Ils nous ont encagées… dans nos vêtements civils.
Jusqu’où peut porter un regard avant d’exciter un homme? Jusqu’où nos yeux blasphèment-ils avant qu’il lapide la femme au nom de la morale? Ne sachant retenir leurs pulsions sauvages, les talibans imposent leur domination en soumettant la femme à porter un treillis devant ses yeux.
Chère Zahid, fleur d’été, ce treillis, devant me protéger du regard des hommes, m’a plutôt ensevelie vivante, m’obligeant à me déplacer les yeux quasi-fermés pour ne pas provoquer l’être ignoble qui me pointait son arme au poing et son sexe entre les jambes. À travers les minuscules ouvertures du treillis me parvenait le vrombissement des abeilles butinant mes cils pour en faire un miel salé de larmes qui enfanteraient le fleuve de ma délivrance.
Grâce à la quiétude dans laquelle je baigne, je m’extirpe de mon enveloppe vestimentaire pour découvrir la grâce de mes mouvements, la fraîcheur de ma peau, le parfum de mes cheveux et de mon sexe. Je m’invite chez la femme qui m’habite. Je quitte celle qu’on a cassée, bâillonnée dans ses chants et ses rires ou privée de regarder une voisine par la fenêtre.
Zahid, ce soir je me détache du foulard blanc, du vêtement bleu et du treillis. Mis en tas sur le plancher près de ma couche, je les manipule. Je danse et je chante avec la burqa au bout de mes bras; elle claque comme un étendard d’affranchissement. Plus je tourne, plus des élans contradictoires m’envahissent : une rage explosive tente de la déchirer, une colère réprimée éclate au grand jour, je pleure nos peurs, nos renoncements, nos souffrances. L’effluve de ma quintessence adoucit mes pleurs, ravale mes larmes. Je serre le trio condamnable sur ma poitrine, le hume, prête à m’en revêtir. Un cri viscéral me fouette : non, plus jamais!
Des voisines me jugent, m’accusent de trahison en les abandonnant au sort misérable qui les accable. Elles crient au scandale de quitter ma famille dans les conditions actuelles. Au-delà des propos injurieux, je les invite à s’unir pour qu’émerge une force sororale où la compréhension, l’écoute et le respect prévaudront. Elles ici, moi là-bas, nous convenons de nous rencontrer sur une base régulière pour élaborer le plan qui nous mènera à la victoire : celle de retrouver la dignité et notre place dans la société afghane.
Zahid, ma conscience, de t’écrire tout cela me fait passer de chrysalide à papillon. Mes ailes se déploient. Obtenir mon diplôme d’avocate a exigé une détermination conquise à coups d’espoir. Mon rêve s’émancipe à vue d’œil : devenir juge pour faire réintégrer celles qui ont quitté le pays à l’arrivée des talibans.
Inspirée du grand Nelson Mandela pour mettre fin à l’apartheid de genre qu’infligent les talibans aux Afghanes, j’inviterai les femmes de tous les continents à combattre à nos côtés.
Rendre mes sœurs afghanes libres. Je m’y engage.
Demain, à l’aube, je vous quitterai, mes frères, Mère et toi, petite sœur Zahid chérie. Tous mes papiers sont en règle pour entreprendre mon doctorat en droit à l’Université de Montréal. Une organisation de soutien aux femmes afghanes m’évitera tout souci financier durant mon séjour d’études.
Zahid, ma sœur tant aimée, seconde aile de mon papillon, je t’amène avec moi de l’autre côté du globe où la renaissance prend le goût de la liberté et donne le pouvoir de soulever des montagnes. Zahid chérie, tu resteras toujours vivante en moi : belle, enjouée, généreuse, compatissante. Tu seras ma source d’inspiration quotidienne, je te le promets.
Je t’embrasse, Zahid, petite fleur broyée, cœur ostracisé, âme endeuillée de toi-même. Je t’aime Zahid.
Najma, ta sœur aînée
Véronique Morel
Photos tirées d'un collage dans mon journal visuel

