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Chapitre 18

Chapitre 18

Publicado el 8, jun., 2022 Actualizado 24, jun., 2022 Cultura
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Chapitre 18

Chapitre 18

Florence, 2 octobre

      Malgré nos bonnes résolutions à Mathilde et à moi de ne pas paraître trop tristes, au début du repas de midi, la tension est palpable. Personne n’ose prendre la parole dans cette grande cuisine rudimentairement meublée. Ne souhaitant pas être celle qui entame la conversation, je pose mon regard sur le mobilier en attendant que quelqu’un rompe le silence : une table en bois massif imposante pouvant accueillir une douzaine de convives, des chaises assorties, toutes simples, un évier datant du siècle précédent sans égouttoir et une gazinière pour cuisiner. Quand il est arrivé aux Hayons, Théo a fabriqué un plan de travail autour de l’évier. Il est pratique, mais pas très joli. Quelques étagères permettent de ranger les casseroles tandis que les ustensiles trouvent place sur des crochets fixés au mur. Théo n’a mis aucune porte pour cacher la vaisselle.  Mathilde a remédié à ce problème esthétique en installant un rideau. Dans le mur opposé, un placard fait office de garde-manger. C’est souvent Bérengère, la maraîchère et Cézanne, l’éleveur d’escargots qui préparent les repas. Ces deux-là font beaucoup de choses ensemble. Il paraît qu’ils n’ont pas mis longtemps à s’installer dans la même chambre.

Bérengère vient déposer le fait-tout au milieu de la table.

  • Au menu du jour, une touffaye, annonce-t-elle.

C’est un plat gaumais typique fait de pommes de terre, d’oignons, de lard et de saucisse fumée. Avec la température du jour, ce bon repas d’hiver, bien consistant, nous allons l’apprécier.

  • Ca sent drôlement bon ! répond Cézanne.

Les autres convives acquiescent en tendant leur assiette à Bérengère. Le silence se réinstalle peu à peu autour de moi. Seuls les bruits de couvert et de bouche me confirment que je ne suis pas toute seule. Mon esprit s’évade et me ramène à ma sortie bienfaitrice de ce matin. Mince, Clara s’invite dans ma tête. Combien de temps va-t-elle encore vivre dans notre petit coin de paradis ? Combien de souvenirs allons-nous encore pouvoir imprimer ensemble ? Depuis hier, les larmes ont mille raisons de rejaillir à la surface à tout moment. Elles se tiennent aux aguets, prêtes à sortir à la moindre pensée triste, comme s’il était utile que tout le monde voie mon chagrin. J’essaie de les retenir, mais plus j’y pense et plus c’est difficile. Je n’ose pas croiser le regard de mes compagnons de table. Je fixe mon assiette qui se remplit de gouttelettes salées. J’entends une chaise se déplacer, puis plusieurs. Cézanne est le premier à rompre le silence :

  • On va t’aider à passer ce cap difficile, Florence. On sera tous là pour te soutenir. Ici, nous avons tous une histoire différente. La vie ne nous a pas épargnés, mais on s’est tous relevés. Tu n’es pas la seule à avoir perdu un enfant.
  • Oui, enchaîne sa compagne. Ici, on forme une vraie famille. Tu peux compter sur nous.

Thomas est un peu moins à l’aise. Il se lève, trifouille son chapeau entre ses doigts :

  • Tu sais, je ne suis pas très doué pour m’exprimer. Je suis plus doué pour faire des blagues à deux balles que réconforter, mais sache que tu peux venir pleurer dans mes bras aussi souvent que tu en as besoin.
  • Idem pour moi, enchaine Théo. Je peux t’accompagner dans tes silences et regarder dans le vide avec toi, même si tu te doutes bien que, contrairement à Thomas, moi, je ne serrerai pas contre moi. C’est au-dessus de mes forces.

Il baisse les yeux en disant cela. C’est la première fois qu’il aborde ce sujet. Mathilde est la dernière à s’exprimer. Elle se tient derrière moi. Je la sens poser ses bras autour de mon cou et sa tête sur la mienne. Je me retourne pour plonger mon regard dans le sien. Ma vue est brouillée, mais je distingue son sourire et ses yeux embués.

  • Tu sais bien que moi, je suis la spécialiste des gaffes… alors n’hésite pas à passer tes colères sur moi chaque fois que tu en ressentiras le besoin.

Ses paroles me font sourire. Elle fait bien évidemment allusion à notre dispute. Je suis touchée par tant de soutien de la part de mes nouveaux amis. Nous ne nous connaissons que depuis quelques semaines, mais je sens qu’ils sont sincères. Je ne sais pratiquement rien d’eux : rien de leur passé, ni rien de ce qui les a poussés à s’installer au Hayon, mais je n’ai aucun doute sur leur amitié.

  • Merci à tous ! Vous êtes formidables !

A tour de rôle, ils viennent m’embrasser ou m’enlacer à leur manière. Quand vient le tour de Théo, il dépose un baiser sur mon front. J’en suis surprise et tente de dissimuler mon trouble. Il évite mon regard. Je crois qu’il est aussi troublé que moi. J’attrape une assiette et me lève pour débarrasser la table. Mes amis font de même.

Cézanne vient de dire que la vie n’avait pas été facile pour certains d’entre eux. Je me demande bien quelles épreuves ils ont traversé. Et même si cette révélation a fait l’effet d’une bombe chez moi et que j’ai bien envie d’en savoir davantage, en même temps, je ne veux pas m’apitoyer sur leur sort, pas en ce moment du moins. J’ai déjà bien assez avec ma douleur à gérer. Je passe en revue chacun d’eux en commençant par Thomas. C’est avec lui que je passe le plus de temps : à la traite le soir et à la fromagerie en journée. Je l’accompagne également sur plusieurs marchés hebdomadaires. D’ailleurs, bientôt, il me laissera gérer seule celui du jeudi matin à Gérouville. C’est ce qu’il m’a appris la semaine dernière. Je sais qu’il est arrivé ici en remplacement de l’ancien éleveur de chèvres juste après avoir terminé ses études dans l’agriculture. Il m’a avoué que ce métier, c’est une véritable vocation pour lui. Il en a toujours rêvé et après avoir effectué ses stages aux Hayons, il s’y est installé. Il a vingt-quatre ans et est heureux ici, même s’il m’a confié un soir qu’il lui manquait une compagne pour être totalement épanoui. Ça m’étonnerait donc beaucoup que ce soit lui qui ait perdu un enfant puisqu’à priori, il n’a jamais été en couple. A moins qu’il ne m’ait pas tout dit. Je le vois quitter la pièce et l’interpelle.

  • Attends Thomas ! J’ai quelque chose à te dire et à vous tous ici présents.

J’attends qu’ils me prêtent attention et explique :

  • Je ne suis pas encore sûre de vouloir annoncer la mauvaise nouvelle à Clara. J’ai besoin de temps pour m’y préparer. Je ne sais même pas si je lui avouerai la vérité. Je compte donc sur votre discrétion. Je ne voudrais pas qu’elle apprenne de manière fortuite qu’elle va….

Les mots restent bloqués dans ma gorge. Une nouvelle vague d’émotion me submerge et un tourbillon de larmes se forme dans mon regard. Je réalise qu’il va m’être difficile de ne rien dire à Clara, malgré toute ma bonne volonté. C’est un sacré challenge pour moi : comment tenir ma langue alors que mon visage, mes émotions et mon attitude me trahissent ? Comme à l’hôpital lors de sa ponction lombaire, j’imagine que Clara va très vite se rendre compte que je souffre. Il va bien falloir trouver une excuse rapidement puisque je dois la récupérer aujourd’hui. Dans un premier temps, je peux peut-être lui faire croire que c’est ma main qui est la cause de mes douleurs et de mes larmes.

  • Je te propose une séance de relaxation, me dit Mathilde, mettant fin à mes pensées obsessantes et à mes interrogations sur mes amis.

Je savais que Mathilde a aménagé sa chambre pour en faire un endroit propice à la méditation, et je suis agréablement surprise par ce que j’y découvre. Je me sens de suite happée par cet univers doux et si joliment décoré qui invite à la détente. Tandis que je m’attarde sur les détails, Mathilde connecte son téléphone à son enceinte bluetooth. Des murs à la couette et aux oreillers en passant par l’abat-jour et la lampe de chevet, toute la décoration repose sur deux couleurs : le lilas et le blanc.. Même le lit et la commode ne dérogent pas à cette règle d’harmonie. Une musique douce démarre. On y entend de l’eau couler et des gazouillis d’oiseaux. Mathilde sort une table de massage pliable.

  • Avant d’arriver ici, j’étais kinésithérapeute à Nîmes. Et quand j’ai vendu mon cabinet, j’ai conservé le matériel qui me servait dans mes déplacements chez mes clients.
  • A Nîmes !!! Mais c’est tellement loin d’ici. Qu’est-ce qui t’a amenée en Belgique et en particulier au Hayon ?

Elle élude ma question.

  • Je te propose un massage du dos avec des huiles essentielles. Qu’en dis-tu ?
  • C’est pas de refus. Je t’avoue que j’ai beaucoup de tensions dans les cervicales.
  • Installe-toi à ton aise pendant que je prépare tout.

Je n’ai pas l’habitude qu’on prenne soin de moi. Je suis un peu mal à l’aise ne sachant pas si je dois me déshabiller ou pas. Je commence par retirer mes chaussettes pendant que Mathilde couvre la table de massage de serviettes de bain. Je retire mon pull et le top, puis j’ai une petite hésitation au moment de retirer mon soutien-gorge. Mathilde le remarque.

  • Tu veux que je ferme la porte à clé ?
  • Oui, je préfère. Je ne suis déjà pas très à l’aise de me déshabiller devant toi. Je préfère qu’on ne me surprenne pas ainsi, même si je me doute bien que personne ne va faire irruption dans ta chambre.

Une fois ce petit détail réglé, je me pose à plat ventre sur la table de massage. Je suis assez crispée. De ses mains expertes, Mathilde huile mes épaules, mon cou, mon dos. Petit à petit, je me détends en fermant les yeux. Je me laisse imprégner par la douceur de la musique et les massages silencieux de Mathilde. Je suis à deux doigts de m’endormir. Je rêve de Clara. Elle est sur une balançoire et rit aux éclats. Assise sur un banc face à elle, je la regarde.

  • Je suis une fée, Maman, me crie-t-elle. Regarde comme je vole. Je vole. Je vole.

Elle pousse sur ses jambes et à chaque impulsion monte de plus en plus haut.

  • Je vole. Je vole.

Dans les airs, je la vois quitter la balançoire. Elle me sourit.

  • Reviens Clara, tu me fais peur.
  • Ne t’inquiète pas pour moi, Maman, j’ai des ailes.

En effet, dans son dos, je constate qu’elle a des plumes. J’entends qu’on murmure mon prénom. C’est Mathilde qui me ramène doucement à la réalité en murmurant à mon oreille. J’ouvre les yeux. Je suis dans sa chambre sur la table de massage.

  • Je crois que tu t’es assoupie.
  • J’ai rêvé que Clara volait. Elle me souriait et me disait que la vie est belle. Ça semblait si réel.
  • Je t’ai sentie détendue.
  • Merci Mathilde. C’est toi qui avais raison. Il faut vivre l’instant présent et tant que Clara est encore en vie, je vais profiter de chaque minute avec elle.

Il est l’heure pour moi de récupérer ma fille à l’anniversaire de Célia. J’imagine qu’elle a passé un agréable séjour chez sa copine. Je vais tenter de me concentrer sur le positif, sur ce qui la fait rire, sur ce qui la remplit de joie, même si l’exercice est hyper difficile pour moi. Mathilde vient de m’apprendre à prendre une grande inspiration chaque fois que je me sens submergée par l’émotion. Inspirer lentement…expirer longuement…inspirer lentement…expirer en se concentrant sur mon souffle…inspirer…je démarre la voiture. Mathilde m’a maquillée en espérant faire disparaître les stigmates de ces deux dernières journées. C’est presque réussi. Le pansement sur ma main servira à expliquer ce qui reste visible. Plus qu’à inventer une explication pour cette blessure. L’antalgique que j’ai pris commence à faire son effet. Je me sens capable de conduire la voiture. Il est donc fort peu probable que je me sois fait une fracture contrairement à mes doutes de ce matin. Mathilde arrive en courant. Je descends la vitre côté conducteur. Elle m’explique qu’elle préfère m’accompagner et prendre le volant, que c’est plus prudent.

Pendant que je vais chercher Célia, elle m’attend dans la voiture.

  • Coucou, ma petite émeraude !
  • Maman ! crie Clara en se précipitant vers moi. C’est quoi ce bandage ?

Elle me saute dans les bras et ça me fait un bien fou de la sentir contre moi. J’ai envie que notre étreinte dure une éternité.

  • Je t’expliquerai. J’ai glissé en allant voir les chevaux. Tu as vu qu’il pleuvait ce matin ?

Clara ne me répond pas. Elle est déjà repartie. Elle réapparaît avec sa valise après avoir embrassé chacun des jumeaux sur le front et leur avoir fait une petite chatouille sur le ventre. Elle serre Célia dans ses bras puis, en se tournant vers moi, m’interroge :

  • Dis Maman, elle pourra bientôt venir dormir à la maison, Célia ?
  • Oui, bien sûr ma chérie. On va planifier ça.

Sa maman confirme en m’adressant un sourire. J’approuve à cent pour cent : évidemment que nous allons continuer à programmer des activités et des sorties. J’ai envie de passer un maximum de temps avec elle, de graver plein de souvenirs heureux, des sourires et des moments de joie. Je vais même exaucer tous ses vœux. Je me le promets. Il est hors de question que j’attende passivement sa mort en me lamentant sur mon sort et sur le sien. Nous allons vivre, rire, profiter de la vie tant que nous le pouvons et nous enivrer de bonheur. Tout à coup, je me sens pleine d’énergie en regagnant la voiture. Je souris à Mathilde et je réprime même l’envie de sautiller en tenant Clara par la main.

A peine à l’intérieur de l’habitacle, ma fille me demande comment s’est passé le rendez-vous avec le Dr Nemest. Je joue la comédie et en rajoute une dose :

  • J’ai une excellente nouvelle ! Tu es guérie et pour fêter ça, si tu veux, on peut aller à la crêperie. N’est-ce pas Mathilde ?

Elle n’a pas le temps de répondre. Clara stoppe brutalement mon élan d’euphorie.

  • Je suis fatiguée. Je préférerais rentrer.
  • Pas de souci, ma chérie. On rentre.

Je réalise que pour exaucer ses vœux, il va falloir tenir compte de son état de santé. Ma petite fille est malade, même si je voudrais me persuader du contraire. Depuis l’ablation de la tumeur, son état s’est amélioré, mais j’imagine que la maladie commence à reprendre le dessus.

  • Hier soir, on a regardé les étoiles. Jérémy m’a appris à reconnaître la constellation d’Orion et on a même vu une étoile filante. C’était trop bien ! Et tu sais pas ? Il a un télescope dans sa chambre et plein de livres d’astronomie. Je lui ferai une peinture avec un ciel étoilé pour mettre au-dessus de son lit.
  • C’est géant, ça ! Vous êtes devenus copains, si je comprends bien ?
  • Oui et Célia a adoré son cadeau… et c’était trop cool son anniversaire au restaurant. Et aussi, les jumeaux, ils sont trop choux.

Clara continue à me débiter le compte-rendu de ses activités sans me laisser en placer une. Arrivée à la maison, elle se précipite dans les bras de Bérengère.

  • Bonjour, ma petite Poupée. Si tu savais comme tu m’as manqué.
  • Je suis partie qu’un week-end pourtant !

Elle embrasse Cézanne et remarque que le couple était en train de faire une partie de Uno.

  • Je peux jouer avec vous ?
  • Evidemment !

Tandis que Bérengère bat les cartes, je rentre la valise de Clara et met une lessive en route. La vie continue, les tâches de mère au foyer sont là pour me le rappeler.

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