Tu ne convoiteras ni la maison ...
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Tu ne convoiteras ni la maison ...
I
Chaque matin, quand elle descendait l’escalier de son immeuble, Élisabeth se hâtait vers l’arrêt de bus, sachant que vingt minutes plus tard elle entrerait dans le grand hall du lycée de centre ville où elle terminait ses études secondaires.
Malgré ses efforts de discrétion, elle ne passait pas inaperçue : un si joli visage, un corps élancé, une peau légèrement mate, de longs cheveux noirs qui tranchaient avec des yeux d’un bleu-azur au charme irrésistible, une voix claire et chantante, et un divin sourire. Elle ne se mêlait guère au monde et n’abusait pas des propos inutiles.
Si, à la lecture, ce portrait vous paraît évocateur, dites-vous qu’il n’est pas impossible que vous l’ayez déjà vue. Car pour gagner son argent de poche, elle travaillait chaque week-end ou presque au Bazar de la Nouveauté, très appréciée du gérant, et même du patron, qui venait de Milan chaque trimestre. Ce dernier avait même recommandé de l’employer à temps complet pendant la saison touristique, en raison de son aptitude aux langues et de son charme aussi modeste qu’infaillible.
II
Le soir, à son retour au foyer, elle serait Élishé, parfois Zabou, et le samedi généralement, Elisheva.
De toute façon, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, elle était la fierté de ses parents. « Élishé, disait son père, sous le regard débordant d’affection de sa mère, elle sera écrivain, ou traductrice, ou princesse. » Dans ce petit appartement du troisième étage, la petite famille ne vivait vraiment que le soir, et encore, puisqu’après le dîner ‘l’étudiante’ avait souvent des exercices à terminer, des lectures, ou des leçons à apprendre. De toute façon, ses parents ne tardaient pas avant d’aller se coucher, les journées de travail étant bien fatigantes.
Après le très bref déjeuner matinal, chacun partait dans une direction différente ; pour le père c’était le quartier ouest de la ville, un immeuble de bureaux qui abritait le centre des finances municipales où il avait un emploi de comptable. Quant à son épouse, elle était vendeuse dans la boutique de vêtements d’un grand centre commercial en banlieue Sud. Elisabeth avait donc appris très tôt à gérer son existence dans une relative autonomie, et comme elle revenait souvent la première, elle préparait une bonne partie des repas. De temps en temps, il lui arrivait de recevoir la visite de quelques ami(e)s connu(e)s à l’école primaire.
III
Quand chaque matin Élisabeth descendait l’escalier de son immeuble, il lui fallait parfois plus de temps pour traverser le boulevard que pour faire le trajet qui la menait à son lycée.
Aujourd’hui, comme d’habitude, elle passerait devant son école primaire, et la direction de l’EDF, puis, traversant le quartier de Toutes-les-Joies, le bus longerait le grand parc municipal ; après ce serait la rue de Mon-Désir, le Café de la Grand’Place, le stade du lycée en passant par la Bastille-prolongée, la petite synagogue (à moins que ce ne soit l’aumônerie, elle n’avait jamais su qui louait à qui), l’arrêt devant un cabinet de cardiologie, l’avenue de Londres, les bureaux des Douanes, l’Hôtel de ville.
IV
À huit heures moins dix ce jour-là, elle se trouva devant la grand’porte au moment même où l’un de ses camarades de classe s’apprêtait à franchir le seuil. Ils firent ensemble le chemin jusqu’à la salle de classe. “Tu es Elisabeth, c’est ça ?
— Oui, tu peux aussi dire Zabou. Et toi?
— Moi c’est Simon, ou Yasha si tu veux.
— C’est joli Yasha … Toi aussi, tu es … ?
— Je suis …?” Et chacun se perdit dans le regard de l’autre, durant une bonne minute qui leur parut une heure.
“Bon dites, les amoureux si vous pouviez me laisser le passage, c’est vraiment lourd.”
C’était l’un des agents qui portrait un étrange appareil électrique avec des bras et des optiques …
“Tu es amoureuse?
— Tu es amoureux ?” Ces deux questions formulées exactement en même temps eurent pour effet de les plonger dans un fou rire qu’ils n’allaient jamais oublier. Et pendant toute l’année qui suivit, c’était devenu un rite, ils ne s’adressaient la parole qu’en ajoutant un “… mon amour, … mon chéri”,
“Zabou, tu peux me prêter un crayon de couleur?
— Tiens, mon Coeur.”
Les copains, d'abord un peu ébahis, s’y étaient faits, au point que si l’un oubliait, il se trouvait toujours un camarade pour le dire à sa place !
“Chéri, j’ai oublié mon livre de marketing ...
— Prends le mien, darling.”
Pour le dire comme Nerval, « mirage de la gloire et de la beauté, adoucissant ou partageant les heures des sévères études », telle était Zabou. Elle et lui étaient inscrits en section Lettres-Langues, à une époque où l'on ne considérait pas que cette formation s’achèverait par un curriculum vitae invalide. Simon faisait latin-grec, Elisabeth, allemand. Elle était exceptionnellement douée pour cette langue, Simon apprit plus tard que le professeur lui avait un jour reproché une tendance à privilégier une prononciation archaïque de certaines syllabes ("yiddish, vous connaissez ?"). Il s’était dit, que pour parler aussi bien la langue, et avec cette pointe d’accent, elle devait vivre en univers bilingue, d’où sa question un peu brutale, certes: “En quelle langue avez-vous été élevée ?”, et elle répondit, d’une voix tremblante, comme on avouerait un crime, “En français, monsieur.”
Quand elle raconta l’incident à Simon, il s’aperçut qu’elle en était encore choquée; à lui qui ne faisait pas d’allemand, cet homme était inconnu, mais il savait que, de réputation il était très dur, tout en parvenant vraiment à tirer le meilleur de ses étudiants.
V
Un jour, les parents étaient retenus par une réunion au lycée, ce qui laissait à Simon et Zabou toute liberté de se promener dans le parc proche de l'établissement jusqu’à l’heure de la fermeture. Ils y passèrent le meilleur moment de leur jeune existence, l’été finissant leur accordait un peu de chaleur par une douce clarté ; ils se promenaient, s’amusaient des tout-petits au manège, se partagèrent un eskimo à la roulotte du glacier, et comme lehasard leur fit trouver un sac taransparent vide mais prévu pour un poisson d'aquarium, ils se mirent en quête, bassin après bassin, cascade après cascade, de retrouver le poisson rouge égaré dans la grande ville. Ils eurent même tout loisir de s’allonger sur l’herbe, comparer, dans une totale harmonie, leurs camarades de classe, leurs profs, les villes où ils voudraient vivre, jusqu’aux rêves qu’ils faisaient, et — fait incroyable, pour eux qui ne perdaient jamais l’occasion de se dire des mots tendres, de s’appeler “amour de ma vie” ou “mon cher et tendre” —, à aucun moment, alors que le dieu de l’Amour leur offrait cette unique occasion, leur tendait cette perche que tant d’autres auraient reprise sans coup férir, à aucun moment ils ne songèrent à nommer explicitement le sentiment qui les rapprochait si intensément. Savaient-ils seulement ce que c’est que d’aimer ? Plus tard, ils l’apprendraient, et se retourneraient sur ces offrandes oubliées.
VI
“Tu fais quoi ce soir, mein lieber Schatz ?
— Nothing at all, darling.” Sur quoi Simon commença de regrouper son matériel dans son cartable.
Tu veux passer chez moi, on prendra le thé ensemble ?
— Teatime ?
— Cinq heures ? Parfait. Et n’oublie pas …” Simon était déjà dans le couloir. « Tu t’arrêtes à Mon-Désir». Avait-il entendu ? Elle essayait de le rattraper. « Qu’est-ce que j’ai dit ?
— Je m’arrête à ton désir. » Elle se mit à rire « Mais non, idiot, c’est le nom de l’arrêt de bus : Mon-Désir, rue Mon-Désir. Sinon tu te retrouveras à La Ville-en-Pierre, et pour revenir en arrière il faudra passer par la Ville-en-Bois, puis la Ville-en-Paille jusqu’au Repos-de-Jules-César …
— De toute façon je viendrai en Solex. Where we’re going, we don’t need roads ! »
VII
Un jour, alors qu’il terminait ses achats sur la grand’place de la ville, il se trouva par hasard face à Brigitte, la meilleure amie de Zabou. La surprise passée, ils évoquèrent leur jeunesse, leur devenir aussi, leurs spécialisations, et Brigitte proposa de s’asseoir à la terrasse d’un café tout proche. Tous les deux avaient bien changé mais, malgré tout, il n’y avait pas beaucoup de creux dans la conversation. En même temps, chacun sentait qu’un silence pesant s'annonçait. Comme on pouvait s’y attendre elle glissa une question dont elle semblait avoir déjà la réponse : « tu n’avais jamais revu Zabou ? ». À vrai dire, le « tu n’avais » le perturba, semblant sous-entendre « avant que … ». Avant que quoi ?
« Non, dit-il, un peu ailleurs. Et toi ?
— Oui, on se voyait chaque fois que c’était possible. Elle s’était inscrite à Paris-Dauphine …
— … je me souviens qu’elle y tenait absolument…
— … Là elle a obtenu sa licence brillamment, ce qui lui a permis de s’inscrire à l’École d’interprétariat …
— … son rêve de toujours…
— … c'est vrai ! Elle est restée deux ans à Lausanne. De là elle est partie en stage à Washington, puis elle a été repérée lors de sessions de travail à l’O.N.U., Manhattan, 760, United Nations Plaza, c’est là qu’elle a été engagée par une organisation internationale basée à Tel-Aviv …
— … le bonheur …
— … de courte durée, parce qu’on lui a rapidement diagnostiqué une tumeur incurable …
—… Non ! »
Le silence devenait insupportable.
« Tu ne savais pas ?
— Comment l’aurais-je su ? J’étais moi-même itinérant ces années-là. Londres, Dublin, Alger, Alexandrie, Saïgon, j'en oublie ...
— Tu n’avais jamais cherché à … (Il haussa les épaules)
— … J’ajoute qu’en ce temps-là j’étais marié à une femme d’une incroyable jalousie.
— (après un silence) Zabou aurait dû fêter ses trente-six ans … (elle essaya de cacher son visage dans ses mains) Mais pourquoi tu …, pourquoi n'avoir pas ... ? »
Jamais de sa vie il ne put déceler un seul moment où il aurait pu se croire dans une dictature tel le K(afka) du Procès, sommé de rendre raison, d’apporter des réponses à des énigmes qui, elles, avaient cessé de l’interroger.
Jamais.
Sauf peut-être …, il fallait remonter bien loin, jouer des coudes entre tous ces « non, pas là », « c’était autre chose », « pur détail ».
Par exemple, il avait treize ans à peine, le voilà convoqué chez le surveillant-général. « Expliquez-moi ce qui s’est passé, tu voulais faire du désordre, toi aussi ?
— mais non, j’ai un copain dans ma classe qui m’a dit que je n’arriverais jamais à faire un ballon de rugby. Alors hier soir, chez moi, j’ai pris du fil de fer, un vieux torchon et des chaussettes trouées et j’ai tout enroulé autour du fil de fer.
— C’est bien toi qui a fait courir tous nos élèves dans la cour avant 8 heures, ne nie pas ! on t’a vu.
— Non, quand mon copain est arrivé, j’ai sorti mon ballon de mon cartable pour lui montrer, il l’a pris, et d’autres que je ne connais même pas l’ont fait sauter de sa main, et ils ont commencé à se le passer en courant. Et tout le monde les a suivis.
— Et je n’avais que deux surveillants pour remettre de l’ordre. Heureusement quelques professeurs nous ont aidés. Tu es inconscient ou quoi ?
— Non … je ne voulais pas tout ça …
— … Alors pourquoi courais-tu avec eux ?
— Je voulais récupérer mon ballon. Ça m’avait pris du temps de le faire …
— … Au lieu d’apprendre tes leçons ! C’est vrai que tu es tellement brillant, hmm ? (Silence) En tout cas tu me poses problème, car je n’ai jamais rien eu à te reprocher : jamais averti, jamais sanctionné; je n’aime pas les élèves qui tournent mal. Tu vas me faire deux heures de colle, tes parents seront ravis. As-tu une explication à me donner ?
— Je vous ai dit …
— Non, je ne parle pas de ton baratin, je veux une explication qui tienne la route (Tête basse. Que dire ?) »
VIII
Elle avait dit « Tu veux passer, on prendra le thé », il avait répondu « il faut toujours passer le thé avant de servir ! »
Il avait monté presque en courant les trois étages de l’escalier de l’immeuble et à cinq heures, comme prévu, il sonnait à la porte de chez Élisabeth, le cœur battant, quelque chose n’était pas comme d’habitude ; il eut un faible « bonjour chérie » quand elle le fit entrer, puis finit par reprendre son rôle.
« Coltrane, tu aimes ?
— J’adore !! » La stéréo est parfaite, les dernières lueurs de l’automne illuminent le salon, des teintes douces, qui, avec les mouvements du rideau devant la fenêtre entr’ouverte, semblent danser sur la musique de Coltrane … Le bonheur.
« Boston ? ». Simon venait de poser ses yeux sur un livre de voyages posé sur la table basse du living-room, côté salon.
« C’est mon souhait le plus cher !
— Tu n’as qu’à t’inscrire à Harvard l’an prochain. Et moi je serai le veuf, le ténébreux, l’inconsolé !
— Mais non, je ne vais pas te faire ça, je ne me le pardonnerais jamais.
— Sérieusement, tu ne voudrais pas tenter ?
— Il faudrait que mon père change de métier ; comment veux-tu qu’on trouve la somme qu’ils demandent ? C’est deux mille cinq-cents dollars pour s’inscrire à Yale. Harvard ça doit être pareil. Et puis il n’y a pas que l’inscription, il y a le vol, le logement, les repas, j’en passe. On arrive à presque cinquante mille francs pour un an.
— Pffff …
— Oui, pffffff.
— Tu verras, quand tu seras devenue interprète de conférences, tu iras à Cambridge, Massachussetts, tous frais payés.
— En rêve ! »
Elle avait servi le thé, et au moment de boire, elle prit un comprimé.
« La migraine ?, dit Simon
— Non, c’est le cœur, dit-elle un peu gênée. » Comme il restait figé, elle ajouta : « il paraît qu’il ne fonctionne pas bien.
— Tous les jours ?
— À peu près.
— Ça te gêne ?
— Pas trop, c’est surtout que mes parents ne me quittent pas d’une semelle, ils ont toujours peur que …
— Je comprends. »
Ils se regardèrent en silence, longtemps, les yeux noirs perdus dans les yeux bleus. Simon sentit revenir la boule dans la gorge qui avait freiné son envol quand il avait monté l’escalier. « On est …, je suis …, j’aime …, enfin … c’est bien , ici …
— … Alors, tu viens quand tu veux, (elle baissa les yeux) moi aussi je te … j’aime quand tu es là. » Et au moment où il tendait le bras pour prendre sa main, une silhouette traversa l’arrière de la pièce, puis sembla revenir sur ses pas. Non il ne s’était pas trompé, quelqu’un venait vers eux, depuis la cuisine. Dès que l’apparition fut suffisamment proche et sortie du contrejour créé par la zone ensoleillée du salon, Simon reconnut un garçon d’une autre classe du lycée. Ce dernier passa la main sur le cou d’Élisabeth, et eut un regard pour le nouveau venu.
« Ça va, Christian ? Vous vous connaissez ?
— Borgard, c’est ça ?
— Oui, on se voit au bahut ; et en sport, on a cours ensemble.
— Tu veux du thé ?
— Non, tu es adorable, comme toujours (il fit un clin d’œil), mais il faut que je finisse, dit Christian en repartant vers la chambre d’Élisabeth. » Celle-ci se tourna vers Simon : « Tu t’en vas déjà ?
— J’ai des choses à …
— … Ah non, Yasha ! tu as cru que (elle levait de grands yeux interrogateurs) … mais non, c’est pas ce que tu crois …»
Fuir, se disait Simon, fuir au plus vite, il avait déjà ouvert la porte d’entrée, bredouilla un « merci » et s’élança dans l’escalier ; « Non, je n’ai convoité ni le logis ni … ». Alors, il entendit une voix lui expliquer doucement : « c’est un copain de primaire, il ne peut pas travailler chez lui, trop de bruit, je lui prête ma chambre … tu reviendras ? Yasha ?» Mais Simon était déjà au premier étage …, tant de choses à faire.
IX
Non vraiment, il ne s’est jamais senti en captivité. Pourtant toutes ces accusations formulées ou non, imaginaires ou non, faisaient le siège de son esprit, l'obsédaient jusqu'aux limites du supportable. Certes, il y a bien cette fois-là : il était de passage à l’aumônerie du Lycée, avec un de ses amis qui venait emprunter une revue.
C’était une de ces journées de juin où les après-midi deviennent longues et chaudes, où l’on ferme les volets pour éviter que la chaleur ne finisse par être invivable. Le visage à peine éclairé par une lampe de bureau, l’aumônier était en train d’écrire, et voyant passer Simon, dont le copain était déjà reparti, il lui dit : « Entre donc, tu ne me déranges pas. »
Après une poignée de mains, Simon est invité à s’asseoir et tous deux bavardent de la fin d’année. « Ta classe va te manquer ?
— Pas vraiment.
— Pourquoi donc ? Ils ont l’air sympa, non?
— L’air …
— Tu te sens rejeté, c’est ça ?
— Non, pas du tout. C’est avec les filles …
— Ils les voient comment, « les filles » ?
— (Il secoue la tête, n’arrive pas à parler) Ils me dégoûtent …
— … Mais non, c’est l’âge, fais-leur confiance, ils ne leur feront pas de mal. Ils sont comme toi … » Là, il se lève, serre la main du prêtre, et quitte le bureau.
« Mais pourquoi … ? », entend-il alors qu’il est sur le pas de la porte.
Et il se demande encore pourquoi ça se termine toujours par des pourquois ; pourquoi c’est toujours à lui qu’ils sont adressés. Son oncle de Richmond (London borough of Richmond, U.K.) a bien raison de dire qu’il y a why ? et what for ? et que ce n’est pas la même chose. Ici, on ne fait pas la différence entre ‘pourquoi ?’ et ‘pour quoi ?’ — ce sont pourtant deux demandes distinctes.
X
De là à parler d’autoritarisme … Il y avait bien cet épisode avec le prof d’histoire. Ce jour-là, Zabou était assise devant Simon, à côté de Brigitte, comme d’habitude.
Au beau milieu d’un cours sur la crise de 1929, l’un des camarades de classe fait un bruit incongru qui rend le professeur fou de rage. Il s’interrompt, lance un « Qui a fait ça ? » auquel personne ne répond, il laisse passer quelques minutes, puis, se tient debout dans la partie de la salle où se trouvait Simon, dont il se rapproche et à qui, sûr de lui, il crie: « tu vas te désigner, oui ou non ? » ; le malheureux jure ses grands dieux qu’il n’y est pour rien, ce que ses camarades n’ont pas de mal à croire sachant qu’il a la réputation de passer son temps ‘dans la lune’. « Alors, je te préviens, j’arrête le cours, tu vas te mettre debout sur ta chaise, et tu ne pourras te rasseoir que quand tu auras reconnu les faits. »
C’était horrible, d’autant plus qu’au bout de quelques minutes, ses voisins et même ses amis, lui disaient « Simon, arrête, on perd du temps …
— Mais c’est pas moi, je vous dis …
— … Tu vas te taire, tonna le professeur »
Cinq minutes avant la sonnerie, celui-ci demanda à la classe de noter un devoir supplémentaire comme punition collective pour la semaine suivante, et annonça qu’il demanderait contre Simon un blâme pour sa conduite perturbatrice.
« Simon, arrête maintenant, lui dit Gilles, son ami d’enfance.
— Bon allez, c’est moi, je reconnais, dit tout haut Simon, au grand soulagement du reste de la classe. »
Gilles, et Catherine, son amie de coeur, semblaient soulagés. Mais celui qui avait effectivement perturbé le cours ne s’était jamais désigné. Quant à Zabou, elle ne l’avait pas cru innocent ("Yasha, je t'en supplie, arrête !).
Cruelle déception : ainsi, pour elle, il aurait été de ceux qui donnèrent le Christ, de ceux qui vendaient leurs voisins pour deux mois de répit …
Mais la dictature, ça n’existe pas, enfin plus, chez nous.
XI
Les abus de pouvoir, il y en a, c’est sûr, comme ce douanier de Marseille, un soir de la fin août où Simon embarquait sa voiture pour Sfax, avec dans les bagages des vêtements achetés en détaxe. « Où il est le manteau ?, demanda le fonctionnaire ;
— Les vêtements sont pliés dans un sac spécial, répondit Simon en ouvrant le bagage.
— Oui, j’ai bien vu, mais je n’ai pas vu le manteau. C’est bien de remplir les fiches de dédouanement, mais il faut présenter les objets en même temps. »
Et là Simon se souvint que sa femme, qui, elle, partait en avion, lui avait dit, alors qu’il dévalait les escaliers jusqu’à la voiture : « tu ne le chercheras pas, je garde le caban. »
— J’ai compris, c’est ma femme qui l’a gardé pour l’avion, elle arrivera de nuit, il fait froid, même là-bas. Écoutez, tant pis, on va annuler …
— … Rien du tout, vous êtes en infraction, vous me parlez de votre femme, mais qu’est-ce qui me prouve que vous n‘avez pas vendu le vêtement ?
— Oh ! quand même …
— Vous recevrez une demande de régularisation et une amende à régler dans les trente jours, lui dit-il en lui rendant son dossier diminué de la fiche du manteau. Vous pouvez partir. Au suivant ! »
La société, c’est ça, non ? Inutile de parler de pouvoir autoritaire ; c’est vrai qu’on est toujours le menteur, qu’apparemment, plus on demande de croire, plus on menace le système …
De quoi lui rappeler une fin d’après-midi sur la route du Caire ; il revenait du Sinaï où il avait fait quelques jours de randonnée solitaire.
Le car s’arrête subitement, des militaires montent dans le bus, portant fusils-mitrailleurs et gilets pare-balles, regardent attentivement tous les passagers l’un après l’autre, et le seul à qui on demande de sortir le passeport, c’est lui, c’est Simon.
C’est vrai que là, c’était loin, ce n’était pas "chez nous".
Et cet officier d’État-Civil, là, ce n’était pas sous les Tropiques, il avait sous les yeux l’acte de naissance de Simon, il le lisait, mais sans le lui donner:
— Désolé, je n’ai pas le droit …
— Pas le droit ? Il me le faut absolument, j’ai un dossier à remettre et sans cette pièce, il sera rejeté …
— N’insistez pas, je ne peux pas. Il faut écrire au juge ….
— Quel juge ?
— Vous ne saviez pas ?
Autour de Simon la terre tourne, il se sent faible, il s’accroche à la rampe d’escalier, « Vous allez bien, Monsieur ? Vous voulez vous asseoir ? » Il descend lentement, ça va bien, de toute façon la dictature est finie depuis longtemps, on ne cache plus rien, à l’état-civil, si ?
XII
La chambre d’accusation la plus implacable est le tribunal de la conscience.
Elisheva quitta le monde avant sa quarantième année et entra pour toujours dans le temple divin sans avoir jamais revu ni Simon ni Borgard. L'Éternel lui avait épargné les affres du 22 Tishri 5784.
{Jerome Smith-Collier (mars 2023)