La Lettre et l'Origami
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La Lettre et l'Origami
J'ai écrit ce texte pour répondre à un défi lancé par une lectrice, Fanny :
« ok, je fais une commande alors si c’est toi qui écris l’histoire : un monde où chacun trouve et a sa place, où tout le monde sait être en paix avec son voisin, où les talents et la créativité sont ce qui fait gagner des sous et où TOUT est VIVANT et en harmonie avec le vivant… Ça tombe bien, t’as 15 jours ! »
Je ne suis pas certain d'avoir relevé l'entièreté du défi, mais j'ai essayé ! N'hésitez pas à me dire ce que vous en pensez !
Il existe un pays,
Où le vent est comme l’amour,
Insaisissable et facétieux.
Au marché des artistes d’Hissarmen, toutes et tous avaient déjà entendu parler d’Hassa. Toutes et tous étaient déjà passé·e·s devant son stand d’origami, s’y étaient arrété·e·s pour contempler les carrés de papier muter, là, entre le stand de céramique et l’estrade de l’acrobate aux tulipes. Déjà, de loin, on pouvait apercevoir sa longue silhouette qui surplombait d’une bonne longueur les étals voisins. Elle s’agitait, lançant ses bras, basculant son buste, faisant faire des ellipses aléatoires et maitrisées à sa tête, pendant que, de ses mains, les feuilles de papier prenaient vie et forme au gré des plis et des envies des passant·e·s. Ses origamis accompagnaient ses chorégraphies. Les plus anciens les connaissaient par cœur et se glissaient en une mélodieuse symbiose ; quand les plus jeunes amenaient une exquise arythmie.
Notre histoire commence alors qu’Hassa était, comme chaque jour, en pleine représentation origamique. Elle se saisit du coin de papier, le ramena au centre de sa forme tout en faisant glisser ses longs bras dans un voluptueux mouvement de balancier. D’un geste du doigt, précis et appliqué, elle marqua le pli puis ramena la frêle figure à son oreille pour s’assurer que la feuille vivait pleinement sa métamorphose. Elle la retourna alors, avec précaution, dans la paume de ses mains, fit jouer ses poignets, au son des fins bracelets ambrés qu’elle portait, et déposa le pliage sur son étal. Les spectateurs et spectatrices qui s’étaient amassé·e·s autour de l’estrade d’Hassa ne perdirent pas une miette de cet étonnant rituel. Avec grâce et dextérité, elle enchaîna une routine de plis, fit quelques passes superflues, acrobatiques, cependant, qui enjouèrent un public déjà conquis. Elle conclut sa démonstration en glissant sa création dans un pot ovoïde de céramique grise aux reflets bleutés qui s’était faufilé là, depuis l’étal voisin, avec une parfaite concorde. Le bonzaï de papier s’y ajusta merveilleusement, déployant ses petites racines et étirant ses branches comme on peut le faire à la fin d’un exercice physique. Les applaudissements fusèrent. Hassa ne s’y arrêta pas. Elle se saisit d’un nouveau carré feutré d’un agréable gris anthracite et entama une nouvelle démonstration. Elle se fit moins pédagogue, plus spectaculaire encore. La feuille passait d’une main à l’autre dans une série de gestes parfaitement maîtrisée. D’une volute à une arabesque, déjà, il n’était plus le même, et on aurait pu le voir se mouvoir seul, s’émouvoir de ce ballet qui lui conférait une nouvelle identité. D’un pli central à un rabat latéral, vrille, saut et rotation en suspension se succédaient. Les fines mains d’Hassa ne façonnaient pas le papier, pas plus qu’il ne muait de lui-même. Corps et papier s’épousaient, Femme et Origami s’épanouissaient dans une surprenante symbiose. Hassa effectua son dernier enchaînement avec vivacité et justesse. Elle salua en levant, haut, ses bras, présentant en offrande ses paumes ouvertes au soleil. Dans le creux de ses mains, le phénix de papier secoua ses ailes, agita son croupion et ondula son cou, tel celui qui se réveille d’un long et agréable sommeil. Il étendit ses longues plumes caudales, lança quelques coups d’ailes dans les airs, comme pour s’assurer qu’il en était capable, et s’élança dans le bleu des cieux. Il prit son envol dans l’axe de l’astre du jour, pour plus de magnificence encore.
Un bref coup de vent caressa agréablement l’allée du marché des artistes. Le public applaudit plus fort encore Hassa et ses origamis, revigoré par cette douce chaleur de fin de matinée. À la volée, on lui passait commande, on prenait rendez-vous ou on marquait simplement son émerveillement devant la représentation. Le livre d’or et le carnet de commandes, tous deux de vieux compagnons pliés d’Hassa, tentaient de prendre consciencieusement note des remerciements et des souhaits de chacun·e, sans se mélanger les crayons. Hassa courbait humblement le cou et légèrement le buste, gardait les yeux fermés avec gratitude, et affichait un sourire discret qui appréciait les hourras et les bravos bienveillants qu’on lui chantait. Elle tenait ses deux bras, toujours haut dans le ciel, attendant le retour du phénix. Le vent soufflait toujours, faisant se mouvoir la foule d’un étal vers un autre. Lorsqu’Hassa sentit le papier se poser dans ses mains, elle les referma précieusement et le fit redescendre jusqu’à elle. La rue s’était vidée devant son emplacement, pour lui laisser le temps de prendre une pause et de préparer son prochain numéro. Lorsqu’elle relâcha le phénix sur sa planche de bois sombre couverte de formes de papier en tout genre, elle constata que ce n’était pas lui. Il planait encore, au-dessus du marché des artistes, profitant de l’air chaud pour s’élever en tourbillonnant. Devant Hassa, au milieu des pliages et des origamis, une enveloppe tremblotait. La crainte la faisait tressaillir au moindre mouvement des êtres de papier qui l’entouraient. L’enveloppe se froissait, essayant de se recroqueviller. Sa peur troublait l’encre jetée sur elle, la rendant illisible. C’était une lettre de papier épais et doux au toucher incrusté de quelques gouttes d’or. L’élégante calligraphie qui enluminait l’enveloppe s’était réfugiée dans les épaisseurs du papier. Hassa connaissait, mieux que quiconque à Hissarmen, les êtres de papier. Lorsqu’une lettre réagissait de pareille manière, c’était soit qu’elle était anxieuse avant de délivrer l’important message qu’elle contenait, soit qu’elle craignait de ne jamais pouvoir le communiquer. Sans aucun doute, cette lettre était terrorisée à l’idée que son message soit perdu à tout jamais. Hassa posa une main réconfortante sur la lettre apeurée. Quelques instants auparavant, elle se trouvait là où elle devait être, dans la besace de l’humain qu’elle connaissait. Puis, le vent s’était glissé jusqu’à elle, l’emportant sans qu’elle ne puisse rien y faire et l’avait laissée tomber dans le ciel. C’est ainsi qu’elle s’était retrouvée là, dans cette main.
Hassa escalada agilement les montants de métal qui soutenaient la tenture ombrageuse de son étal. Elle pouvait presque apercevoir le marché des artistes de bout en bout. Dans les allées, la foule était dense, s’exclamait et s’esclaffait en tous sens, s’animait de son essence. L’une des silhouettes qui s’agitait recherchait-elle sa compagne lettrée qui venait de s’égarer ? Hassa n’aurait su le dire. Le phénix vint poser son corps de papier à ses côtés, curieux de la voir, elle aussi, essayer de s’envoler :
« Non, non Anthracite, je ne cherche pas à m’envoler pour te rejoindre. Une lettre est venue se poser sur mes mains, j’aimerais savoir d’où elle vient, elle a trop peur pour me le dire.
— J’ai vu ta lettre, lui répondit le phénix en agitant ses ailes dans son langage de papier. Elle n’a pas volé, c’est le vent qui est venu la prendre et la déposer dans ta main.
— Oui, elle me l’a raconté. Le vent et ses facéties… soupira Hassa. Saurais-tu reconnaître la personne qui a perdu sa lettre ?
— Je l’ai vue ! C’est un homme, pas trop grand, mais pas trop petit non plus. Pas trop rond, mais pas trop carré non plus. Pas trop lent, mais pas trop rapide non plus. Pas trop distrait, mais pas trop concentré non plus, il n’a pas vu le vent lui chaparder sa lettre !
— Me voilà bien avancée, Anthracite… Prends donc cette lettre avec toi, et ramène-là lui, veux-tu ?
— Je crois qu’elle est bien trop lourde pour moi, remarqua le phénix. Je ne pourrai voler avec elle sur le dos. Mais je peux te guider jusqu’à l’humain ! »
Hassa descendit jusqu’à son étal. Tous les papiers, même ceux qui n’étaient pas encore pliés, s’étaient agglutinés autour de la lettre et essayaient, vainement, de la rassurer. Hassa les écarta pour permettre à l’enveloppe craintive de se calmer un peu. Elle n’avait d’autres choix que de ramener cette lettre à l’humain qui l’avait écrite. Il ne devait pas avoir beaucoup d’avance, et avec l’aide d’Anthracite depuis les airs, elle n’aurait pas de mal à se faufiler jusqu’à lui dans les méandres du marché des artistes. Les origamis n’auraient qu’à tenir l’étal le temps qu’elle revienne, ils en étaient parfaitement capables, et le carnet de commande s’occuperait de la gestion.
« Mais attention, évite moi de nouvelles collaborations avec les fakirs d’en face, je ne me suis toujours pas parfaitement remise de mes origamis de papiers enflammés ! »
Elle prit la lettre dans sa main, lui susurra quelques mots réconfortants et la glissa tout au fond de sa poche, là où le vent ne pourrait certainement pas venir la reprendre. Le phénix piaffait d’impatience, effectuant de larges ronds au-dessus d’eux comme un oiseau de proie. Il avait hâte de vivre sa première aventure. Sur l’étal, les pliages trépignaient. Eux aussi voulaient pouvoir accompagner Hassa. Elle finit par accepter, et une dizaine d’entre eux sautèrent dans ses poches avec entrain.
Hassa contourna l’allée médiane du marché, là où elle avait son emplacement, en passant par l’allée des nacelles. Là, les peintres, pots, palettes et pinceaux s’amusaient chaque jour à repeindre un bout du ciel du haut de leurs nacelles à poulies. Les chariots de fer se hissaient, le long des cordes de fakir les plus robustes et les dessinateurs s’agitaient joyeusement, apportant de nouvelles teintes à un petit bout de ciel. Anthracite s’amusa à virevolter autour des cordes, les remontant de quelques coups d’ailes, paradant autour des nacelles, frôlant les pinceaux et les palettes qui s’animaient frénétiquement pour offrir quelques aurores boréales au marché des artistes en cette journée printanière. Comme il tournoyait autour des pots de peinture, un pinceau finit par le bousculer, lui collant une large traînée de peinture rosée sur l’abdomen. Anthracite ne demanda pas son reste et redescendit en piqué jusqu’à Hassa qui avançait en veillant à ne pas marcher sur les pieds d’une corde. Elle n’osait imaginer ce qui se passerait. Elle constata d’un rire les nouvelles couleurs du plumage d’Anthracite et déambula entre les cordes dressées jusqu’à l’allée du Quart.
L’allée du Quart était l’une des plus animées du marché. C’est là que s’exposaient les plus étonnantes curiosités, qu’elles soient celles de jeunes créateurs et créatrices ou d’artistes déjà bien établi·e·s. On y trouvait aussi les nomades, les itinérantes et les temporé·e·s, celles et ceux qui n’exposaient que temporairement. La foule s’y pressait presque continuellement. Hassa aurait bien voulu l’éviter pour progresser plus vite, mais Anthracite assurait que le détour serait trop long. Son plumage rose battait l’excitation dans le ciel, et Hassa décida de lui faire confiance. Elle s’engouffra dans l’allée du Quart, s’efforçant de ne pas se laisser distraire par les sculpteurs du souffle de l’éphémère, les improvisateurs des quatre mers ou les bonbonnières de l’amer. Sa haute taille lui permettait de garder le cap et de ne pas perdre le phénix de vue. Il prenait parfois une belle avance, pour garder un œil sur sa cible qu’il devait apercevoir au loin, mais n’oubliait jamais de revenir jusqu’à Hassa, en guide exemplaire. Alors qu’il lui semblait qu’elle arrivait au bout, Hassa fut complètement coincée par une masse compacte d’humains, d’animaux et d’objets qui stagnaient devant une gigantesque roulotte. Elle était montée sur d’énormes roues métalliques et cloutées qui faisaient presque la taille d’Hassa. De telles roues ne pouvaient appartenir qu’à une roulotte des sommets, reconnût Hassa. Ces roulottes parcouraient les monts les plus escarpés pour permettre aux artistes qui y vivaient isolé·e·s de venir dans les villes et les marchés présenter leur travail. De gigantesques panneaux de bois décorés – bien qu’Hassa ne pouvait en voir que l’envers - étaient relevés, projetant leur ombre sur la foule. Ils découvraient des longues étagères de pin blanc sur lesquelles s’entassaient des Boules à Neige Eternelle. Ces petites sphères de verre et leurs flocons descendaient régulièrement de leurs montagnes pour conter les récits prétendus de leur éternité. Celle-ci assurait avoir connu un monde dans lequel des forces claires et obscures s’opposaient dans de grandes batailles au milieu des étoiles. Celle-là parlait d’un temps lointain où la magie s’apprenait en secret dans une école cachée de tous. Une autre, encore, témoignait du temps où des êtres de petites tailles vainquirent les forces du mal au cœur d’un volcan. Hassa remarqua une Boule à Neige plus discrète que les autres. C’était peu dire, elle était la seule que l’on n’entendait pas, la seule que l’on n’écoutait pas, non plus. Dans le public, aucune oreille n’était tendue vers elle. Ses voisines ne l’empêchaient pas de narrer son histoire, pas plus qu’on refusait de l’écouter. Elle était simplement trop intimidée pour oser le faire. Comme elle ne pouvait plus avancer, Hassa se tourna vers cette Boule à Neige. Se sentant observée, elle se mit à rougir, un peu gênée, apportant une teinte violacée tout particulière au décor de sommets enneigés qui l’habitait.
« N’as-tu pas envie de nous raconter une histoire ? Fais-tu une pause ? Je ne voudrais pas t’importuner demanda Hassa d’une voix claire. »
La Boule à Neige rougit et frétilla plus encore. Oh si, bien sûr qu’elle avait envie d’en raconter des histoires. Elle en avait tant à transmettre, tant à partager. Elle ne savait comment faire pour donner corps et vie à ses récits. Lorsqu’elle écoutait ses camarades, elle entendait les voix du passé s’éveiller, les cris des ténèbres hurler, les murmures secrets se dévoiler. Lorsqu’elle les regardait, elle voyait leurs décors peints s’animer, leurs flocons s’agiter, leurs récits se projeter sur leur coupole de verre. Hassa la rassura, elle en était tout autant capable que les autres. Mais la Boule à Neige déclina poliment. Elle n’avait pas su apprendre à faire toutes ces choses. Elle, elle ne faisait que conter ses histoires, ça n’intéressait plus personne. Hassa lui demanda alors d’écouter une de ses histoires et lui proposa de l’illustrer à l’aide de ses origamis. Les pliages de papier sortirent de la poche d’Hassa et grimpèrent jusqu’à la Boule à Neige. Elle accepta et commença son récit. Celui d’un verger idéal, d’un homme et d’une femme, d’un fruit et d’animaux, de villes détruites, de trahison, de meurtre, d’amour, de colère, de peine, de vengeance, de lutte, d’errance, de fuites, d’échec et de réussite. Une histoire encore plus passionnante que toutes celles qu’Hassa n’avait jamais entendues, plus farfelue encore. Aux sons du récit, les êtres de papier s’animaient. Le serpent sifflait et se faufilait jusqu’aux humains, la pomme se fit croquer, tous furent expulsés, le buisson s’enflamma, la fronde fit mouche… La Boule à Neige improvisait maintenant, portée par les scènes que les figures de papier jouaient. Elle mit fin à son histoire sous les applaudissements d’Hassa. Les autres personnes de l’assistance n’avaient quitté, ni des yeux, ni des oreilles, les Boules à Neige qu’elles étaient en train d’écouter. Ce n’était pas là l’important. On ne racontait pas des histoires pour être admiré·e, mais pour participer à la beauté d’un monde sublimé. Comme toutes les Boules à Neige concluaient leurs histoires, la foule se remit en mouvement. Hassa ne pouvait laisser cette occasion de continuer son chemin. Elle confia à la Boule à Neige ses ami·e·s de papier pour qu’ils accompagnent, encore, ses récits, et lui dit, pour son histoire, mille mercis. Hassa parvint enfin à quitter le marché des artistes. Elle se sentit un peu seule, au milieu de cette foule, sans ses origamis. Elle n’avait sur elle, plus qu’une feuille, non pliée, car la plieuse ne savait se trouver sans compagnon de papier. Et toujours Anthracite qui, dans les airs, la guidait.
Hassa ne pouvait contenir son excitation. Son pas se fit plus rapide, plus pressé. Elle ne quittait plus du regard Anthracite qui fendait les airs, zigzaguait entre les câbles électriques et les lampadaires. Alors qu’elle avançait, insouciante du monde qui l’entourait, Hassa fut sortie de ses rêveries par un sévère rappel à l’ordre.
« Hop, hop ! Pas sage, piéton ! »
Hassa se figea net, au bord du trottoir. Devant elle, une quinzaine de bandes blanches échouées sur la chaussée arrêtaient les piéton·ne·s un peu trop véhément·e·s, de leur refrain caractéristique, ce qui leur avait valu ce surnom de « Pas Sage Piéton ». Hassa s’étonna de se faire interrompre de cette manière alors qu’elle ne voyait, ni d’un côté, ni de l’autre, aucun véhicule arriver. Il fallut qu’elle se concentre un peu pour apercevoir, à quelques dizaines de mètres de là, tout un convoi de fourmis qui s’apprêtait à passer. En cette saison de migration des fourmilières, il n’était alors pas rare de voir les chaussées bloquées par des files d’insectes transportant sur leur dos mobilier et réserves des fourmilières d’hiver jusqu’aux fourmilières d’été, creusées dans des roches plus fraiches et plus profondes. Les routes étaient alors soigneusement libérées, pour leur permettre un passage en toute sécurité et qu’aucune fourmi ne perde sa colonie. Elles étaient bien trop vitales l’une à l’autre. Les « Pas Sage, Piéton » s’en assuraient tout au long du trajet. La tête de ce convoi exceptionnel apparaissait maintenant bien en vue d’Hassa. En raison d’une ancestrale tradition, qui n’avait plus aucun sens pratique, la reine de la colonie ouvrait la marche. Ce désuet usage était accompagné d’une escorte de parade qui effectuait jonglage, acrobatie et bouffonnerie tout au long de la pérégrination, pour le plus grand plaisir d’un public qui se déplaçait, nombreux, pour assister au passage de la caravane. La fourmilière de Poursak, qui effectuait ce jour sa migration, avait la réputation de faire des bulles de ses mandibules, attirant les curieux et les curieuses. Les bulles minuscules s’envolaient de la colonne avec régularité, laissant l’étrange impression aux spectateurs qu’il pleuvait sur le ciel. Les fines gouttelettes s’envolaient au gré des courants d’air, allant s’écraser sur les nuages, trop heureux d’être enfin les arrosés.
Si Hassa ne parvenait à traverser avant que le cortège n’arrive, elle était certaine que jamais elle ne pourrait rendre la lettre à celui qui l’avait écrite. Elle s’accroupit sur le petit rebord de terre, frontière ténue entre le trottoir et la chaussée, et supplia la première bande blanche de faire exception et de la laisser passer. Celle-ci hésita. Les bandes du « Pas Sage, Piéton » vivant en meute, elle ne pouvait prendre seule une telle décision. Aussi, rapidement, la dizaine de bandes fut-elle au courant de la requête qu’on lui adressait. Lorsque la décision finale fut prise et que la première bande, qui, décidément, se retrouvait toujours à jouer les émissaires, put la transmettre à Hassa, la colonne de fourmis s’était terriblement rapprochée. Il n’était pas question d’accorder un passe-droit à Hassa. Celle-ci ne se résigna pas pour autant. Aussi intransigeantes étaient-elles, les bandes blanches avaient réputation d’être joueuses, aussi, Hassa leur lança-t-elle un défi. Si chaque bande arrivait à plier en deux la même feuille de papier, jusqu’à la dernière bande, alors elle accepterait de patienter, si l’une des bandes échouait, elles la laisseraient passer. Les bandes blanches se consultèrent de nouveau. Elles acceptèrent de relever le défi qui leur était lancé à condition qu’Hassa ne puisse plus jamais traverser le moindre « Pas Sage Piéton » si elles réussissaient. Hassa approuva et leur tendit une feuille de papier, comme nous en avons vous et moi. La première bande interrogea la feuille et la fit jurer sur la Claire Fontaine, puissante entité dans la mythologie du papier, qu’elle s’engageait à respecter les règles et à ne pas favoriser Hassa en se crispant ou en empêchant le pliage. La feuille prêta serment et le défi commença alors que la colonne de fourmis progressait toujours. La première bande plia la feuille de papier avec une évidente facilité et la transmit à la deuxième qui n’eut pas plus de mal. La troisième s’enquit aisément de sa tâche à son tour, et la quatrième parada en pliant encore une fois la feuille qui commençait à s’épaissir. La cinquième bande n’en montra rien, mais sentit la difficulté arriver. Elle remplit tout de même sa mission et envoya le petit carré blanc à la suivante. La sixième s’étonna de la peine qu’elle eut à plier la feuille, et ne parvint pas à réaliser une pliure digne de ce nom, surtout devant Hassa, que tout le monde ici connaissait. Malgré tout, elle parvint à plier en deux le papier, et Hassa ne contesta pas sa réalisation, ce qui la rendit très fière. La septième, à son tour, eut beau forcer encore et encore, appliquant toutes ses forces, elle ne vint pas à bout de ce qui ressemblait maintenant plus à un cube de papier qu’à une feuille. Elle demanda un passe-droit, puisqu’elles avaient accepté de donner une chance à Hassa, et Hassa lui accorda. Mais la huitième bande, pas plus que la neuvième, ni que la dixième qui essayèrent aussi, ne touchèrent au but. Après une consultation qui servit surtout à évacuer la frustration d’avoir échoué à une épreuve qui paraissait si simple, les bandes du « Pas Sage, Piéton » reconnurent leur défaite. Hassa traversa la chaussée à grandes enjambées, juste avant que la reine de fourmi Poursak ne posât le bout de sa patte sur la septième bande blanche.
Sur le coin de la bâtisse qui faisait l’angle de la rue, Anthracite attendait sagement, réchauffant ses plumes de papier sous les rayons du soleil qui commençaient déjà à décliner. Il déploya ses ailes dès qu’il vit qu’Hassa avait trouvé le moyen de faire céder les implacables bandes blanches. Il battait frénétiquement des ailes, transmettant à Hassa l’excitation du moment. Le porteur de la lettre n’était plus qu’à quelques pas, flânant à l’ombre des orangers en fleurs qui laissaient s’échapper leur profond parfum dans tout le quartier. Sa besace en chanvre épais entrouverte, il n’avait pas remarqué la disparition de la lettre. Hassa devina sa destination, le service central des postes et télécommunications n’était pas loin. Elle pressa le pas, alors qu’Anthracite lui tournait autour en effectuant des petits ronds nerveux, risquant à plusieurs reprises de se prendre dans ses pieds. Soudain, l’odeur des orangers se fit plus forte, elle surgit par bourrasque, entraînant avec elle feuilles, pétales et branches encore trop faibles pour se tenir fermement. Anthracite fut plaqué au sol puis repoussé plus loin, virevoltant, les plis en pagaille, sans rien pouvoir y faire. Hassa porta son buste en avant, poussant énergiquement sur tous les muscles tendus de ses jambes. Le Vent l’empêchait d’avancer. Farceur, il cessait parfois de souffler, brièvement, le temps qu’Hassa bascule vers l’avant. Il la rattrapait, toujours, avant qu’elle ne tombe et se remettait à tourbillonner autour d’elle, aussi insaisissable qu’inévitable.
« Vent, ça ne m’amuse plus, souffla Hassa. Laisse-moi donc rendre cette lettre à celui à qui elle est destinée. »
Hassa sentit le vent s’arrêter de souffler. Anthracite revînt à pleine vitesse se poser sur ses mains jointes. Elle pouvait sentir le vent en lévitation juste en face d’elle. Il riait, d’un doux sifflement qui raisonnait entre les murs de la place aux orangers.
« D’accord très chère Hassa, mon petit jeu n’est plus amusant. Je t’en soumets donc un autre, une énigme. Réponds-y, et je te laisserai aller rendre cette lettre à celui dont j’ai été le facétieux facteur !
— Quelle est ton énigme ? accepta Hassa, résignée.
— Des failles, il marque le temps, Parfois faux, c’est d’un atout, souvent, Une habitude que l’on prend. Attention, ta première réponse doit-être la bonne ! »
Hassa sentit le vent s’échapper pour la laisser réfléchir. Anthracite restait silencieux, agrippé sur son pouce. Hassa mélangeait et retournait les mots dans sa tête, la secouant pour les remettre en place et leur donner un sens. C’est alors qu’elle entendit, derrière elle, une foule de petits pas légers. La timide Boule à Neige surgit, accompagnée des pliages et origami d’Hassa.
« Je connais cette énigme, lança-t-elle essoufflée, c’est moi-même qui l’ait raconté au Vent alors que j’étais encore une Neige Eternelle sur les plus hauts sommets du monde. Le monde était bien moins bouillonnant et passionnant qu’aujourd’hui. Les Hommes ne savaient faire que la guerre, alors nous nous mesurions avec le Vent, inventant les énigmes qui peuplent aujourd’hui les esprits. »
Hassa ramassa la Boule à Neige, exténuée, alors qu’Anthracite la fixait avec curiosité. Elle la porta à son oreille et la Boule à Neige lui apprit d’un souffle glacial la réponse[1]. Hassa la lança au vent qu’elle sentit revenir tout autour d’elle en un courant d’air chaud.
« Voilà une solution qui-t-a été encore mieux soufflée que je ne le suis moi-même ou que mes vers, très chère Hassa. Mais soit, on ne m’y reprendra plus à jouer avec les logogriphes d’autrui. Je ne t’importunerai plus, ni cette enveloppe. Garde tout de même à l’esprit que je n’ai fait là que remplir mon rôle en ce bas monde. »
Le Vent s’en alla tout à fait cette fois. Anthracite s’envola, un peu méfiant. Il n’avait guère apprécié qu’on lui souffle dans les plumes. Il retrouva la trace de l’homme et de sa besace. Hassa se remit en route alors que la Boule à Neige lui contait les aventures qu’elle avait vécues pour parvenir à la rejoindre. Tout autour d’elles, les pliages s’agitaient pour illustrer l’épopée, prenant un malin plaisir à singer les bandes blanches du « Pas Sage, Piéton ».
En arrivant sur la petite place qui s’ouvrait devant le bureau central des postes et télécommunications, Hassa n’en revînt pas. L’homme était tel qu’Anthracite l’avait décrit. Ni trop grand, ni trop petit, ni trop rond, ni trop carré. Elle n’aurait su mieux dire. Il fouillait nerveusement dans sa besace, qui se sentait mal d’être tant secouée, désespéré et peiné, à la porte d’un édifice si grandiose qu’il aurait mérité que je prenne le temps de vous le décrire. Elle l’avait déjà vu, aperçu, dans les allées du marché des artistes. Il devait être un peu plus jeune qu’elle, le visage marqué par une large bouche, les joues sillonnées par des centaines de minuscules lignes sombres, un nez court, relevé et des yeux marrons qui se projetaient loin, dans des mondes imaginaires. Ce devait être un poète, se dit Hassa. Il ne l’avait pas encore remarqué. Anthracite se posa sur son épaule. Il sursauta, lâcha la besace du regard, et la lâcha complètement quand il vit Hassa. Il ramassa son sac, confus.
« Je crois que vous avez perdu quelque chose, dit-elle simplement en fouillant sa poche ».
Elle n’y trouva rien. Tout du moins, elle n’y trouva plus de lettre. Elle maudit en silence le Vent qui ne pouvait s’empêcher de jouer des tours, jetant des regards désolés au poète qui semblait plus décontenancé encore. Cependant, la Boule à Neige, devinant les pensées d’Hassa, l’interpela. Hassa la prit dans ses mains et la leva entre elle et le poète. La Boule à Neige Eternelle se trémoussa jusqu’à découvrir la lettre, discrètement camouflée par une épaisse couche de flocons.
« Elle est venue se réfugier là, tout à l’heure, expliqua la Boule à Neige dont les formes de papier illustraient toujours les propos. J’aurais peut-être dû commencer par ça quand je t’ai retrouvée !
— Peut-être, rigola Hassa. Voilà la lettre que vous cherchez. Le Vent vous l’avait subtilisé et l’avait porté jusqu’à moi.
— C’est une facétieuse coïncidence, s’empourpra le poète, car cette lettre était, justement, pour vous, Hassa. »
[1] La réponse est le pli : On parle de pli d’une faille, mais aussi des plis de la peau pour les rides qui marquent le temps. On peut faire de faux plis, et aux cartes, les atouts permettent, souvent, de faire des plis. Enfin, on dit qu’on prend le pli lorsqu’on acquiert une nouvelle habitude.