Chez les Grecs
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Chez les Grecs
Le titre de ce roman est à lui seul tout un programme. Chez les Grecs. Vous voyez ce que je veux dire ? Oui ? Eh bien vous avez raison, c’est exactement ça. Et bien plus encore que vous ne l’imaginez.
Avec son second roman, Serge Le Vaillant*, producteur et ex-animateur de radio à France Inter, nous emmène dans le sillage de son anti-héros gouailleur. Je sais que ce qualificatif d’anti-héros est utilisé sans arrêt et servi à toutes les sauces, mais là, croyez-moi, on tient le champion du monde toutes catégories confondues, le loser ultime, l’aimant à cons et à emmerdes. Personne ne peut défier Michel Boulard (rien que son patronyme suffit déjà à distancer la majorité de ses concurrents) dans un concours de loose. Même le plus poissard des grands blonds avec une chaussure noire devra se rendre à l’évidence : à côté de lui, tout le monde peut se considérer comme bienheureux.
Alors voilà, on débute ce roman en faisant connaissance avec Michel. Cinquante balais et des brouettes, à la colle avec Josiane Poilbout, de quatorze ans sa cadette, comédienne en éternel devenir, artiste pleurnicheuse dans l’âme, et surtout casse-couille notoire. « Elle avait un beau cul mais guère de pulpe dans le citron ». Le constat est parfaitement fidèle à la réalité, Michel n’est pas né de la dernière pluie, il le sait bien. Mais voilà, il l’aime sa Josy. Comme un fou, comme un soldat… ou plutôt comme dans une chanson de Frédéric François, dont il a été fan dans sa jeunesse provinciale et qu’il n’a jamais renié depuis. Non, Michel n’a pas forcément toujours bon goût, surtout en matière musicale. Il a quand même connu une période où il s’est approché de son rêve, devenir une star du showbiz, après avoir connu quelques succès locaux en tant que Michael Winter. Il était monté sur Paris, tenter sa chance, se lancer dans le grand bain, caresser l’espoir... Il a été reçu.
Enfin bref, Michel Boulard, prolo sans grande ambition ni plus aucune illusion sur le monde, avait cru qu’une seconde chance dans la vie lui était offerte quand il avait rencontré Josiane. En plus elle voulait un enfant de lui. Jusqu’à cette fichue veille de Noël, quand elle lui a demandé de se déguiser en Père Noël pour amuser sa petite nièce Madison. Et comme la location du costume lui avait coûté bonbon, elle s’est mise en tête de la rentabiliser en allant visiter quelques autres familles de sa connaissance dans la soirée. C’est là que ça a dérapé. Mais bien comme il faut.
Je n’en dis pas plus parce que chaque page de ce roman est exceptionnelle. Et mieux vaut ne pas trop en savoir pour le savourer pleinement. C’est écrit avec une verve, une fluidité, une fraîcheur à faire pleurer tant c’est beau**. C’est simple, je crois qu’il n’y a pas une seule page qui ne m’ait pas donné envie de prendre des notes pour en faire une citation dans cet article. Bon attention quand même, c’est pas du Balzac ni du Proust, c’est du Michel Boulard. Oui parce que c’est lui qui écrit, en fait on lit ses mémoires, ou plus exactement son journal (il y raconte ce qui lui arrive tout en s’autorisant de larges flashbacks qui lui permettent de retracer toute sa vie), qu’il rédige pour deux raisons : d’abord parce qu’il aime bien écrire, ensuite parce que c’est ce qui l’aide à tenir le coup dans l’adversité.
Faut dire que l’adversité, ben elle est balèze. Il y a du monde qui se bouscule au portillon au départ de la course à celui qui réussira à le faire le plus chier ce pauvre Michel. Que ce soit son patron ou la bande de cons de compétition qui forme sa belle-famille, les concurrents rivalisent d’ingéniosité et de talent. Déjà tout petit, ses parents n’avaient pas été de ceux dont on peut rêver pour vivre une enfance heureuse. Mais faut être honnête, celle qui détient le pompon, ça reste cette connasse de Josiane. Parfois il se demande ce qui le retient de se barrer ou de lui en coller une : ah ben oui, c’est vrai, il l’aime. Profondément, passionnément. Il est prêt à tout lui passer tant il l’aime, et au fond de lui il le sait bien que ça fait de lui le plus grand con des deux.
On pourrait dire de ce livre que c’est une longue descente aux enfers pour son personnage principal. À ceci près que deux choses :
1. c’est tellement bien écrit que c’est d’une drôlerie irrésistible, ce qui, on l’admettra aisément, est plutôt inattendu comme ton pour une descente aux enfers « classique »,
et 2. on ne peut pas vraiment parler de descente, puisqu’on comprendra au fur et à mesure de ce roman / journal / confession que pour Michel ce n’est qu’une longue et ininterrompue suite d’événements juste aussi merdiques les uns que les autres. L’enfer, pour ainsi dire, il n’y est pas descendu, il y est plutôt né et y a vécu toute sa vie.
Enfin… peut-être pas vraiment toute sa vie. Il y a eu un moment, une parenthèse enchantée et une lumière étincelante au milieu de son existence faite de grisaille et de couleuvres à avaler tout rond. Un moment dans sa vie certes, mais qui ne le quittera plus jamais.
C’est je crois d’ailleurs, sans vouloir en dévoiler la teneur, ce qui est vraiment le plus réussi dans ce bouquin, que par ailleurs je trouve génial du début à la fin. Ce mélange d’humour dévastateur, de regard froid et sans concession sur l’existence, de déveine improbable et d’une profonde nostalgie, est la marque d’un amour sans équivalent, d’une profondeur d’âme incroyable, d’une douleur et d’une douceur indécelable d’un simple coup d’œil.
Évidemment ce roman est d’une drôlerie incroyable, du genre à vous faire vous bidonner en douce à chaque page, quitte à passer pour un imbécile heureux aux yeux de ceux qui sont assis à côté de vous et ne savent pas pourquoi vous êtes tout seul comme un con à votre table de café, hilare. Mais ne vous y trompez pas, l’humour sans borne que déploie le narrateur (et à travers lui bien sûr l’auteur) est juste indispensable. Sans cet humour, vous ne pourriez pas lire le quart du dixième de cette histoire sans aller vous pendre. Et puis il a une seconde utilité nécessité : il rend l’ensemble encore plus féroce. Car l’humour ici est autant une arme défensive qu’un adoucisseur de saloperies. Et il n’y a rien de pire, ou rien de mieux c’est selon, que de parvenir à faire rire avec des choses horribles. Quand je dis que l’humour est féroce, ce n’est pas tant par lui-même qu’il revêt cette particularité, c’est parce qu’il révèle la vie sous son vrai jour. Implacable. Imparable. Injuste.
D’ailleurs c’est à noter, le narrateur le dit très clairement : il est athée jusqu’au bout des ongles, les bondieuseries et autres croyances de grenouilles de bénitier, le font au mieux chier, au pire gerber. « Notre père qui es aux cieux, sois le vraiment, bordel de merde ! […] Dieu qui permettrait des guerres en son nom, les enfants handicapés et malades, les gosses crevant de misère et qui m’en voudrait beaucoup d’avoir maté, avec concupiscence, l’épouse du voisin ou parce que je ne porterais pas la coiffe bigouden. Foutaises. »
Car c’est bien le minimum quand on s’en prend plein la tronche à ce point-là. De ne pas croire en Dieu. Parce que si Dieu existe, alors ce serait un sacré enfoiré de vicelard sadique pour imaginer et réserver une telle avalanche de merde à un pauvre type qui n’en demandait pas tant. Pire encore, si Michel avait été bouddhiste : il aurait alors su sans la moindre ombre d’un doute qu’il avait dû être une ordure de première classe dans une vie antérieure pour mériter tout ce qui lui arrive.
Non vraiment, il valait mieux être athée pour Michel je crois. D’autant qu’au moins, hormis ses goûts musicaux, ça prouve que le bonhomme est posé, et doté d’un solide bon sens.
« J’ai trop idéalisé ce que je croyais être la plus grande merveille de l’univers connu : une bonne femme.
J’ai pourtant des goûts simples. Je ne sais rien de plus émouvant qu’une dame, les cheveux en vrac et mouillés, qui observe sa métamorphose au salon de coiffure. Une demoiselle qui bronze bottomless sous les regards fuyants de vacanciers hypocrites. N’importe quelle forme de fesses dans des jeans. La tendresse de la chair à l’intérieur d’un poignet. L’arche des cuisses, en ombre chinoise, sous une blouse blanche. Les cernes et le piercing de la petite caissière gothique à Super U. Le décolleté abyssal de la bourgeoise qui prenait ses commissions dans le caddie. Les pieds nus sur le tableau de bord de la voiture qui me double. Le duvet doré sur les mollets. Le bourrelet par-dessus la ceinture. Une femme nue qui se maquille. La variété infinie des grains de peau. Les tétons qui pointent leur relief sous un vêtement. Le sourire de la veuve retraitée qui se fait courtiser encore. La queue de souris glissée dans la raie. Le bouton d’acné sur l’épaule. Les cratères de cellulite et les dents du bonheur. Si une femme m’avait permis de l’aimer, il n’y aurait eu qu’elle dans ma perspective et pour le temps que le hasard m’accorde. Pour elle, j’aurais été contemplatif et actif à sa mesure. Mettant en berne mes phantasmes égoïstes pour mieux être à l’écoute de ses désirs sans négliger ses besoins. J’aurais été le meilleur amant, du verbe aimer et du monde, sans chercher à le faire savoir. Je suis Michel Boulard. Vieux célibataire à la ramasse. Régulièrement enculé sans jamais avoir pratiqué la sodomie, même quand certaines demoiselles le réclamaient. »
Il ne se raconte pas d’histoire le Michel. Il sait qui il est, il a conscience de sa condition. Et pourtant il continue, il s’obstine à voir du positif, même en transparence sur un fond si gris et morne. Il pense que c’est encore possible de s’en sortir, d’améliorer un peu son sort. Lucide mais résistant. Je crois que c’est pour cela que j’ai tant aimé ce personnage qui n’a pourtant pas grand-chose de glamour en lui (si ce n’est son talent pour mettre en prose ses mésaventures). Parce qu’il se dégage de ce personnage de papier une profonde humanité, des valeurs parfois un peu vieillottes, une culture datée mais touchante, des sentiments bruts de décoffrage mais sincères et authentiques.
« Fais du bien à ton voisin, il te crèvera un oeil. J'ignore encore pourquoi, sinon je me soignerais, mais j'attire les cons et les emmerdements depuis toujours. Les derniers en date valent leur pesant de paupiettes et doivent être évacués sinon je vais tourner vraiment cinglé.
Mon identité varie selon les circonstances. Mon père m'appelait Michou, ma mère Mimi ou Mimiche. Pour quelques voisins, je suis Michel. Pour d'autres Monsieur Boulard. Cher ami quand le banquier me sert la main, jeune homme auprès de cet insolite de Norbert-Boucherie de Confiance quand j'entre dans sa boutique. Connard, enculé, pour certains automobilistes. Mon patron me disait : Hé !… Quand j'étais ado, j'étais surnommé Boule, Bouboule par les copains. Lorsque j'essayais de faire le chanteur, j'avais pris Michaël Winter comme pseudo. Au régiment, j'étais bleu-bite, soldat puis caporal Boulard. De plus en plus souvent, on m'appelle l'ancien. Pour les femmes que j'ai connues : mon chéri, abruti, mon amour, gros con, darling, canard, salaud en pleurant ou Michel en hurlant et inversement. Te v'là ! quand je débarquais au Bar des Amis. J'ai été, tour à tour, mon enfant, matricule, cher abonné, élève, chef, le soussigné, mon fils, mon gendre, espèce de crétin, trou du cul, cher client, frère. C'était toujours moi, puisque je me suis reconnu. »
D’aucuns pourraient le trouver parfois naïf, d’autre fois un peu con (dans le sens « trop bon trop con »), parfois encore misogyne ou vieux con quand il se laisse aller dans une petite saillie sur les moukères qui l’auront fait chier toute sa vie ou qu’il nous sert son opinion sur la jeunesse d’aujourd’hui et les lobotomisés de facebook. Mais en réalité, Michel est un bon gars. Imparfait certes, mais un bon gars. Moi-même par moment je lui aurais volontiers envoyé une baffe pour qu’il ouvre les yeux et arrête de se laisser mener par le bout du nez « J’estimais pourtant avoir passé l’âge de me mettre au garde-à-vous devant une paire de nichons. Une fois encore, mon bon cœur m’a perdu. »
Michel c’est un peu le Jef de la chanson de Brel, avec qui on a envie de boire un peu de vin de Moselle pour lui remonter le moral parce qu’une trois quarts putain lui a claqué dans les mains. Un type honnête et simple qui fait comme il peut avec ce qu’il a. Un mec qui combat sa tristesse, sa solitude et les cons qui se liguent contre lui. Et qui admet parfois en faire partie. Un gars avec qui je pourrais sans problème être pote.
Comble de malheur pour Michel Boulard, aujourd’hui il est devenu difficile de trouver Chez les Grecs à la vente. Mais en fouillant un peu vous le trouverez en occase à droite à gauche. Jetez-vous dessus, faut lire ça, c’est du tout bon. Moi il m’a fait rire aux larmes, et serré le cœur à un moment du roman où le tragique l’emporte sur le sourire. C’est rempli de gros mots c’est vrai. C’est un peu trash parfois, c’est vrai aussi. Mais c’est surtout d’une infinie tendresse.
* Son premier roman, Sauf ma Mère, est déjà une perle dont j’avais parlé ici il y a longtemps et qui mérite largement son lot d’éloges***.
** Après, accordons-nous pour considérer que la notion de « beau » peut varier d’une personne à l’autre hein.
*** J’ai volontairement évité de relire l’article que j’y avais consacré voici déjà 6 ans, pour écrire celui-ci sans être influencé par ce que j’avais déjà pu dire de cet auteur. Et maintenant que j’ai relu mon ancien article, je suis agréablement surpris de constater que la plupart de ce que j’ai écrit sur Sauf ma Mère sont des qualités qu’on retrouve avec autant de force dans Chez les Grecs. J’avais oublié que le personnage du premier roman partageait le patronyme de Boulard avec celui du présent roman, je remarque aussi que sa femme se prénomme Jocelyne, la parenté avec la Josiane de Michel est assez évidente également… Visiblement, Serge Le Vaillant n’en avait pas encore tout à fait fini avec ses personnages féminins, ou plus certainement, avec celles qui les lui ont inspirées...
Cet article a été initialement publié sur mon blog : www.moleskine-et-moi.com