Chère amie sur terre,

Je t’écris d’un ailleurs que tu ne connais pas encore. Je flotte dans les limbes célestes, navigant entre les brumes vaporeuses du matin et les nuées nébuleuses du soir. Un brouillard mystérieux enveloppe ma destinée.

Bercée par les illusions dorées des palais tendus de soie, d’ambre et d’albâtre, mon enfance jouait une partition où se mêlaient des notes espiègles, tumultueuses, fougueuses et souriantes. Même si les ondulations de mes robes de mousseline étaient mélodieuses, le récital produit par mon tempérament n’était pas celui que l’on attendait d’une princesse. Mon quotidien était cadencé par les oukases prussiens de ma mère. Les interludes de jeux virevoltants avec mes frères et sœurs nous donnaient un peu de répit et produisaient une dissonance dans la musicalité rigide de l’ordre maternelle.

Nous formions une famille unie face à la maladie de mon frère, un secret bien mieux gardé que tous les trésors impériaux. Cette union précieuse était le navire qui nous permettrait d’affronter toutes les tempêtes et tous les ouragans avant de nous emporter dans un naufrage fatal. L’or mythique de notre épave attirait les hommes avides de pouvoir.

Je fus projetée avec les miens dans un tourbillon et dans un monde que je ne connaissais pas. Contrainte, exil, famine, maladie, séparation, séquestration, humiliation et vexation eurent raison de mon insouciance. Les illusions dorées des palais se perdirent dans les turpitudes de l’esprit humain. J’étais devenue l’ombre de moi-même, terrassée par l’espoir de vivre un jour de plus et l’angoisse de vivre le dernier. Mes sentiments suivaient le cheminement des montagnes russes, oscillant entre la peur, l'anxiété et l'incertitude.

Une nuit de juillet, l’espérance grandissante d’être sauvés se transforma en effroyable cauchemar. Dans la cave humide de notre prison, nous fûmes exécutés. Les balles ricochaient sur les bijoux que nous avions dissimulés dans nos vêtements comme des pierres sur la surface de l’eau. Des hurlements de douleur jaillissaient comme des torrents de ma bouche. Après un déluge de coups, je m’effondrai, des cascades rouges de mon sang inondant le sol. La dernière goutte s’écoula, la source de ma vie était tarie.

Mon esprit meurtri suivit le convoi funèbre emportant nos corps dévastés sur un chemin perdu, dans un bois sombre. Battus, mutilés, découpés, brûlés, nos restes furent lancés violemment dans le fond d’un obscur puits de mine.

Je suis morte et oubliée pour toujours dans cet abîme dont personne ne se rappellera. Je disparais dans les abysses de l’Histoire. Je ne suis plus qu’un détail, que le pâle reflet d’une photo jaunie par les nimbes du temps. Dans la profondeur des ténèbres, personne ne se souviendra de moi. Je suis une innocente sacrifiée sur l’autel de la guerre et de la violence humaine tombée dans le gouffre de l’oubli. Combien d’innocents ont été massacrés et abandonnés dans les bas-fonds de l’Histoire ? Qui se soucie de leur existence, de leur terreur et de leur mémoire ?

Le secret, entouré de mystère autour de la mort de ma famille, a commencé à alimenter tous les fantasmes. La légende d’un trésor caché défiant l’imagination a attiré les aventuriers. La singularité de mon histoire a fait naître le mythe que je serai la seule à avoir survécu au massacre.

L’Histoire s’est intéressée à mon existence. J’ai ressurgi du passé alors que j’étais perdue dans l’immensité du temps. Cet intérêt a fait renaître mon esprit. Je ne suis pas complètement morte. Je revis dans la mémoire de l’Histoire.

Mon prénom Anastasia, signifie renaissance en grec.

Je renais dans les pensées des gens qui s’intéressent à ma vie. Je renais dans les recherches des historiens, des curieux qui enquêtent pour découvrir les traces de mon destin.

Je renais dans la mémoire de mon peuple. Ma famille a été réhabilitée. Son calvaire ainsi que le mien a été reconnu.

Je revis dans ton esprit, Chère amie sur terre. Je t’ai observé de mon nuage évanescent quand tu cherchais ma trace dans les livres ou sur internet. J’ai suivi la quête que tu as menée pour me rencontrer jusque dans les palais où j’ai vécu.

Je renais dans la profondeur des âmes des personnes qui me comprennent.

Je renais pour tous ces innocents morts et qui ont été oubliés.

Je flotte, Chère amie sur terre, dans un monde que tu ne connais pas encore. Je ne suis plus perdue dans le noir du néant. Désormais, une lumière enveloppe ma destinée.

Anastasia