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62. La Légende de Nil. Jean-Marc Ferry. Livre III, Le royaume de Chembê, Prologue et Chapitre premier, 1: La Fête

62. La Légende de Nil. Jean-Marc Ferry. Livre III, Le royaume de Chembê, Prologue et Chapitre premier, 1: La Fête

Publicado el 12, dic., 2023 Actualizado 12, dic., 2023 Cultura
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62. La Légende de Nil. Jean-Marc Ferry. Livre III, Le royaume de Chembê, Prologue et Chapitre premier, 1: La Fête

 

Falkhîs, le Mage maléfique de la Montagne sacrée, a confié au sinistre Zaref une mission de guerre totale sur le continent. Aidé de deux moines, Zaref veut organiser le chaos en utilisant les tribus des Terres Blanches, que Ulân, dit « Le Tigre », tente de fédérer. Mais Santem l’Avisé parvient à contenir le conflit à l’extérieur de l’Union qu’il vient d’initier entre l’Archipel de Mérode, le royaume des Nassugs, et les Seltenjœth de Nasrul, le Grand. Jouant alors la carte de la guerre économique, Zaref dresse contre l’Union la Ligue des Industries Autonomes. Ygrem, le roi des Nassugs, s’est retiré à Mohên pour y réaliser son utopie des Quatre Cités, laissant à Santem le soin de mener un combat à l’issue incertaine. Cependant, Oramûn, fils de Santem, et Yvi, son épouse, projettent, sur le conseil de Lob-Âsel-Ram, Sage parmi les sages, de gagner avec leur enfant et une centaine de jeunes réfugiés un continent éloigné du monde connu...

 

 

— Il me faudra rencontrer Lob, le Sage.

Masitha garda le silence. Cela fera bientôt mille deux-cents ans qu’elle connaît son homme. Elle ignore qui est Lob, mais sait que Santem le sait et que l’explication ne tardera pas.

— Lob-Âsel-Ram est son nom complet…

— … Comme Santem-Ânk-Santem est aussi ton nom complet.

Santem poursuivit sans relever l’interruption.

— Il vit au bord d’un lac, dans les Welten…

— Les Welten… C’est une chaîne de montagnes, tout à l’Ouest des Terres blanches, n’est-ce pas ?

— Il y a d’autres Terres, plus à l’Ouest encore. Où finissent les Terres blanches ? Leur étendue est indéterminée. Oramûn a attiré mon attention sur Lob. Yvi et lui ont fait sa connaissance, peu de temps avant cette lamentable guerre. C’est Lob qui leur avait conseillé l’exode vers le continent du Sud.

Masitha songea à son petit-fils, Lûndor. Elle ne l’a jamais vu. Yvi et Oramûn l’ont emmené avec eux, c’est naturel. Elle tenta d’imaginer l’enfant qui, au fait, n’est plus si jeune.

— Quand les verrons-nous ?

Mais la pensée de Santem est ailleurs. Il est assis face à la mer. Masitha ne put s’empêcher d’admirer sa prestance : « Il sera toujours beau. J’aime tout dans son visage : ses cheveux de neige, ses yeux… changeants, tantôt bruns, tantôt verts ». La remarque qu’elle lui en fit tira Santem de sa méditation. Il se tourna vers Masitha, la regarda comme s’il émergeait d’un rêve. Il est préoccupé, car l’Union manque de cohésion, d’unité. Les Seltenjœth sont éloignées, leur gestion est d’ailleurs autonome. Avec elles la coordination politique est minimale, même si l’entente est excellente avec Rus Nasrul et son fils, Rus Ferghan. Santem craint que le royaume des Nassugs ne vienne à se disloquer, si ce n’est déjà fait. C’est comme s’il n’existait plus guère qu’à Mohên ; et plutôt comme un symbole.

Santem n’exclut pas une sorte d’invasion des Nassugs par les Aspalans revanchards, et, pire, un début de réussite du projet impérial de Zaref, son ennemi juré. Il doit, en attendant, préparer l’entrevue sollicitée par les émissaires de ce dernier.

— Je dois recevoir les gens de la Ligue. Je les verrai le moins possible. Il est temps qu’Ols prenne la relève, il jouera à ma place. Ygrem sera présent…

Santem pensait tout à coup à Ygrem, le roi des Nassugs, en demie retraite à Mohên, la ville portuaire d’une grande péninsule du Nord, située à l’Extrême-Orient des Terres bleues.

— Il est tout à l’opposé de Zaref. Le souci du bien commun l’anime et le guide. Zaref n’en a que pour des gains de pouvoir sur les autres… Ygrem et lui sont comme deux principes contraires.

Masitha tenta d’imaginer ces « principes ». Le côté de Zaref la préoccupe, où chacun voit l’autre comme celui qui cherche à l’exclure. « Une lutte à mort », pensa-t-elle. Comme s’il venait d’entendre, Santem enchaîna :

— Qu’Ygrem serve le Bien, et Zaref, le Mal, je ne dirais pas que peu m’importe. Mais je vois surtout qu’ils s’opposent l’un à l’autre. Je serai toujours du côté d’Ygrem. Zaref est mon ennemi et je dois affronter sa  compulsion de mort. Il ne connaît de réussite que par la victoire, et de victoire que par le vide…

… Bon ! Il veut négocier, maintenant. Il m’envoie sa délégation : le Président de la Ligue, le Président du Syndicat, le Chef des Armées, le Chef du Gouvernement provisoire. Je ne peux refuser l’entrevue. Quant à la date, ils devront attendre. Une chose m’intrigue...

Masitha comprit que Santem souhaite être relancé.

— Qu’est-ce qui n’est pas clair ?

— Ces tribulations que l’on a connues, elles ont surtout affecté les gens des Terres blanches ; passablement aussi, les Terres noires. Elles nous ont contraints à nous armer, à protéger nos frontières, à garder la Mer du Milieu... Les agressions perpétrées par les nationalistes aspalans contre les Kharez et les Tangharems, l’invasion des territoires de l’Ouest jusqu’à la Gunga et les heurts répétés avec les Tuldîns, l’empoisonnement des points d’eau sur nos espaces, la formation d’une fronde d’industriels et de banquiers contre le Royaume des Terres bleues… Zaref est-il derrière tout cela ? Ce n’est pas cohérent.

Masitha saisit d’un coup :

— Que veut Zaref ? Le pouvoir ou la destruction ? S’il veut tout détruire, à quoi bon régner sur des ruines ? Sauf à faire table rase de la civilisation… à moins qu’il n’ait dans l’idée un plan de reconstruction…

— C’est peu vraisemblable. Zaref ne construit pas.

— Alors, quoi ?

— La contradiction n’est pas en Zaref. Je soupçonne une divergence avec Falkhîs, le mage de Sarmande. Oramûn m’en a dit un mot au téléphone, juste avant son départ pour le continent du Sud. Falkhîs dirige le monastère dit de la « Montagne sacrée », avec une propension à se prendre pour Dieu. Il a un adversaire à sa mesure : Lob-Âsel-Ram, « Sage parmi les sages », dit-on. J’aimerais m’entretenir avec lui.

Masitha sentit que le trouble de son homme renvoie à une préoccupation plus immédiate que l’inquiétude relative au « principe de Zaref ». Il veut rencontrer Lob sans attendre, il n’a nulle envie de pourparlers avec les gens de la Ligue.

­— Je fais préparer tes affaires, et tu embarques maintenant pour les Welten !

— Masitha, je dois quand même les recevoir. Et il y a nos amis : le roi Ygrem, ta fille Almira, Ols notre gendre, et les jumeaux ! Nos petits-enfants, Âsel et Naej, Rus Nasrul avec la scienti­fique Nïmsâtt, Ferghan fils de Nasrul. Faisons pour eux une fête, une grande fête. Je t’en confie l’organisa­tion. Tu peux inviter les gens des villages, tous nos voisins sont bienvenus.

— Et Lob, quand iras-tu le trouver ?

— D’abord la fête avec nos amis ! Durant trois jours ou plus, à ton gré, avant de recevoir le gang… enfin, les pontes de la prétendue « République ». Cela me laissera un peu de temps pour préparer la rencontre avec Ols, non sans en avoir discuté avec Ygrem, mais aussi, Nïmsâtt, Almira, Nasrul... et après avoir vu le jeune Ferghan en particulier. En suite de quoi je recevrai les gens de la Ligue... a minima, puis je m’éclipserai : en route pour les Welten… Au demeurant, je ne sais pas où Lob séjourne.

 

Quelques semaines plus tard, Rus Ferghan stabilisait son astronef en position stationnaire, au-dessus de Mérov, la capitale de la Grande île de l’Archipel, non loin de la propriété de Santem. Il avait espéré un ciel couvert ou, à tout le moins, voilé, afin de rester hors de vue, le plus longtemps possible. Mais le ciel est clair, et l’air, transparent, comme par un matin de printemps ou un beau soir d’automne. C’est pourtant le début de l’été, mais bientôt la tombée du jour. Une brise a balayé les vapeurs d’air chaud, au-dessus de la Mer du Milieu.

« Je contourne par l’Est et le Nord », marmonna-t-il comme pour lui-même. En fait, il parlait à Viramân, nom par lequel les Anciens de Seltenjœth ont spontanément désigné l’astronef. Celui-ci se déplaça en silence jusqu’aux collines qui surplombent l’emplacement jadis choisi par Santem pour construire sa maison de pierres sèches, un peu plus bas dans la vallée. L’ancienne demeure s’est dotée d’une tour, histoire de ne pas paraître noyée dans le dédale de ruelles, arcades, jardins suspendus, escaliers, terrasses, parsemé de bâtisses édifiées en terre crue sur un seul niveau pour être intégrées au paysage. Un réseau de salles à usages divers est mis ainsi à disposition des hôtes, depuis le contrebas des ultimes collines de contrefort, jusqu’aux rochers de bord de mer.

Ferghan posa son aéronef sur une plate-forme à flanc de montagne, en confia la garde à ses deux équipiers, et il fit à pieds le reste du trajet menant à la propriété de Masitha et Santem. Des échos de fête, où rires et éclats de voix se mêlent à des bruits de cuisine, préfigurent les vives couleurs qu’arborent les invités : indigo, jaune d’or, rouge carmin. Elles signalent entre tous, par contraste, le vêtement de Ferghan, conçu pour fondre sa silhouette dans l’environnement naturel.

Tous les âges sont de la fête. Des grandes tables ont été dressées, ainsi que des méchouis, des fours à ciel ouvert. On y rôtit les viandes et grille les poissons. Masitha avait fait venir les meilleurs vins de l’Archipel en prévision de libations pouvant durer cinq journées et demie ; de quoi laisser encore un temps pour se reposer des réjouissances et préparer en conseil restreint l’entrevue avec les représentants de la Ligue.

— Eh ! toi, qui es-tu ?

L’exclamation joyeuse s’adresse à lui. La femme qui vient de l’aborder semblait éméchée. Elle enchaîna :

— Je suis la cousine préférée des fils de Santem, Oramûn mis à part. Sa femme lui fait oublier ses vieilles amitiés de la Grande Île. Et toi, d’où viens-tu ? Tu n’es pas comme ceux d’ici.

— Mon nom est Rus Ferghan, des Seltenjœth. Je suis un ami d’Oramûn… et il n’oublie pas ses amis !

— Je plaisante… Rus … Ferghan, dis-tu ? Quel nom ! Oh, pardon ! Non, ça a de l’allure. Moi, c’est Ouria. Veux-tu coucher avec moi ?

Le jeune Aspalan regarda la femme sans répondre. Il n’est ni choqué ni décontenancé, prenant les situations comme elles viennent. Mais accéder à la demande d’Ouria n’est pas dans son programme. Il poursuivit son périple de reconnais­sance, au risque de se laisser happer par l’ambiance jusqu’à presque en oublier sa mission officielle : sa participation au Conseil de l’Union. C’est une Première pour lui. Nasrul, son père, tient à sa présence. Il viendra accompagné de Nïmsâtt, la mère de sa fiancée, Ôm, demeurée à Sarel-Jad. Sont encore attendus Ygrem, roi des Nassugs, Ols son fils et Almira, son épouse, fille de Masitha et Santem, les propriétaires de ces lieux… Quant à sa mission officieuse, elle ne quitte pas son esprit.

En passant devant des jeunes filles qui bavardaient sur un banc, Ferghan les entendit rire. Ce n’était pas de lui : la femme dont il vient de décliner les avances a tenté de l’agripper aux épaules et, manquant sa cible, elle est allée s’échouer au milieu de garçons empressés d’en palper les contours, en prélude à des investigations plus développées. Cependant, l’une des jeunes filles ne le quitte pas des yeux. Son regard donne à lire qu’elle aimerait se trouver seule avec lui. Ferghan effectua quelques pas qui l’éloignèrent du banc où elle était assise, supposant qu’elle viendrait alors vers lui, ce qu’elle fit. Lui n’a cependant pas renoncé à se couler dans la masse des villageois :

— Aurais-tu des vêtements pour moi ? Une toge comme les vôtres. Peu importe l’une des trois couleurs.

Après un moment d’hésitation elle se décida :

— Alors, suis-moi !

Quelques minutes plus tard, Ferghan se retrouvait seul avec la jeune fille dans le cellier qu’Ouria venait de célébrer en compagnie des jeunes enthousiastes. À présent, la place est libre, le groupe étant allé s’ébattre ailleurs.

— Tu veux d’autres vêtements ? Je prends les tiens et je t’offre ma toge. Laisse-toi faire ! La fête, c’est la liberté. Tu veux bien, n’est-ce pas ?

Sans attendre la réaction du jeune homme, elle passe les mains sous sa vareuse, des mains douces qui parcourent le buste, descendent vers la ceinture, la défont prestement, et il se retrouva nu devant elle, le pénis gonflé. Assise sur une barrique, elle prit la main de Ferghan pour le rapprocher d’elle, effleura de ses lèvres son ventre puis son sexe, et leva les yeux vers lui :

— Tu n’as pas envie ? Mais si, ça ne trompe pas. Alors, quoi ? Tu es fiancé, peut-être ?

— Oui.

— Je comprends. Moi aussi, j’ai un fiancé. Mais durant ces trois jours nous sommes en dehors du temps. C’est ainsi, dans l’Archipel. Lors de la grande fête, on ne pense plus, on ose tout, puis on oublie et on n’en parle plus. Ta fiancée serait fâchée, crois-tu, si elle savait qu’avec moi tu… ?

Ferghan dut reconnaître en lui-même que Ôm ne serait ni fâchée contre lui, ni même attristée. Les Sils sont ainsi. Mais si elle faisait l’amour avec un autre, son ressentiment à lui serait grand. Peut-être l’union serait-elle détruite. « Pourrais-je lui faire ce que je ne voudrais pas qu’elle me fît ? Après tout, elle n’est pas moi, je ne suis pas elle. Je l’aimerai toujours autant et je ne la désirerai pas moins ». Cependant, la jeune femme s’applique si bien à lui faire la fête qu’il en a des étourdissements. Elle lui asséna le coup de grâce en délaçant la partie de sa toge, qui couvre sa poitrine.

— Ma toge est à toi. Tu me la retires quand tu veux. En attendant, tu peux toucher mes seins, les embrasser autant. Les voici !

Elle les avait pris entre ses mains, les serrant l’un contre l’autre, pointés vers lui.

— Attends !

Elle se leva pour aller s’asseoir sur une table haute. Ainsi Ferghan n’aura-t-il pas à se baisser. Elle l’entraîna dans son mouvement, entourant sa tête de ses deux bras pour l’appliquer sur ses seins et, tandis qu’il les excite de ses lèvres et de sa langue, elle lui passe les mains dans les cheveux et le caresse sur tout le corps jusqu’à s’être assurée chez lui d’une érection infaillible.

Relevant jusqu’à sa taille la toge jaune d’or qui, bientôt, ne serait plus sienne, elle étendit ses jambes écartées :

— Tu es ici chez toi !

Il est de coutume que la fête de la Grande Île transforme en un droit d’exception ce qui d’ordinaire est réprouvé. Le jeune homme répon­dit à l’invitation, résolu à ne pas s’en faire reproche. Il ne cherchera pas à dissimuler son acte à Ôm, mais il ne s’obligera pas à lui en faire l’aveu. Quant à ses sentiments pour la jeune femme, ils sont clairs. Elle l’a désiré, et ce fut réciproque, voilà tout. Si demeure en lui un zeste de mauvaise conscience, c’est pour mieux stimuler sa conscience professionnelle : il a, en effet, reçu mission officieuse d’éventer tout éventuel complot qui viserait à nuire physiquement aux invités, hôtes de marque inclus, ainsi qu’à Santem et à sa famille. De sa rencontre avec la jeune femme il a retiré du plaisir. Mais il a obtenu aussi une toge. Elle lui tombe un peu court, mais du moins ne le signale-t-elle pas comme le mouton noir.

Il venait d’à peine sortir du cellier, qu’une toute jeune fille s’approcha de lui pour lui demander à voix basse s’il ne serait pas Rus Ferghan des Seltenjœth. Il lui donna confirmation et elle le pria de bien vouloir le suivre, de la part de Santem. Il lui emboîta le pas, sans que la scène passât tout à fait inaperçue. Du plus loin qu’il le vit, Santem vint vers le jeune homme. Il est visiblement heureux de le rencontrer :

— On sait vous reconnaître sans vous avoir connu. Soyez bienvenu, mon cher Ferghan !

Se tenant chacun par les deux épaules et se regardant bien en face, ils se gratifièrent d’une affectueuse accolade.

­— Nïmsâtt et Rus Nasrul, votre père, ainsi qu’Almira, Ols et le roi Ygrem, seront ici dans quatre jours. Nous aurons alors tout juste le temps de nous concerter avant de recevoir les gens de la Ligue, son Président et celui du Syndicat des Industries Autonomes, le chef des Armées, le chef de la République des Terres noires, un homme de paille. Celui qui compte, c’est le Président du Syndicat, Ergan. Je devrai lui parler, seul à seul.

Puis Santem vint au fait :

— Votre père n’a pas eu à argumenter pour me persuader de faire appel à vous. Vos actions sur le front occidental des Terres blanches nous a assez démontré votre valeur. S’il y a un danger d’attentat contre nous, je ne pense pas que la consigne provienne de l’un des membres de la délégation ; pas du Président du Syndicat, en tout cas ; peut-être du chef des Armées, mais cela m’étonnerait. Les empoisonneurs n’ont pas tous été pris. Certains d’entre eux ont échappé aux recherches. Ce sont des assassins professionnels. La récidive ne leur fait pas peur.

Santem offrit au jeune homme de se détendre dans une chambre et de prendre le repas avec lui, en famille. Mais Ferghan se soucie d’avoir mené sa mission à bien, avant la venue des grands invités. Il prit congé de Santem. La nuit tombait, la fête n’en devenait que plus active. Peut-être aurait-il dû accepter l’invitation à dîner. Il n’a pas pris garde à sa fringale, tout occupé à déceler le ou les fauteur(s) d’éventuel attentat. Il venait d’entrer sous une grande tente abritant des tables circulaires. L’une d’elles est occupée par un couple : un homme richement vêtu et paré de bijoux est accompagné d’une jeune femme ravissante. Il fit aimablement signe à Ferghan de les rejoindre.

— Mon épouse et moi serions ravis que vous acceptiez de vous joindre à nous. Je me nomme Gurlien, et voici Parm. Je croyais connaître tout le monde, ici. Mais c’est bien la première fois que je vous vois.

Ferghan ne peut révéler qu’il est en mission. S’il souhaite évoluer incognito parmi les gens de la fête, il doit cependant rendre la politesse en donnant au moins son nom. Mais il n’en dira pas davantage sur lui-même. En revanche, Gurlien pourrait lui être utile…

— Je suis Ferghan… des Seltenjœth. Mais, permettez-moi de vous avouer un doute…

Gurlien apprécia cette intention de confidence :

— Je vous en prie, dites-moi donc quel est ce « doute » !

— J’ai peine à croire que vous connaissiez tous ceux qui sont ici de la fête. Ils sont si nombreux…

— Mais, si ! Je vous…

Gurlien fut interrompu par l’arrivée de deux jeunes gens, cheveux noirs de jais, peau cuivrée, élancés, de haute taille, « beaux comme des dieux », aurait-on dit. Ils s’inclinèrent devant Gurlien, pour lui glisser quelques mots à l’oreille ; à vrai dire, leur nom assorti d’amabilités, avec l’espoir que Gurlien retiendrait… Celui-ci opina discrètement, après quoi ils prirent congé en saluant Santem puis Ferghan et, enfin, Parm, son épouse.

Pourquoi n’ont-ils eu aucun regard pour elle ? Parm crut lire la question chez Ferghan. Elle expliqua avec un sourire :

— Soyez certain que ces jeunes gens s’intéressent plus à vous qu’à moi !

Ferghan est intrigué. Il souhaite en savoir davantage sur ces jeunes gens, leur provenance, leur activité. Gurlien paraissait quant à lui ne leur prêter qu’un intérêt mineur :

­— Il y en a beaucoup comme eux, dans les petites îles de l’Ouest de l’Archipel. Comme, là-bas, ils n’ont d’autre choix qu’être pêcheurs ou bergers, ils cherchent fortune à Mérov.

— N’ont-ils donc ni terres ni fermes ?

— Santem possède presque toutes les terres arables de l’Archipel… Non, ils ne sont pas « chez eux », comme disent les paysans de là-bas. Ils n’ont pour eux que leur physique.

— Mais de quoi vivent-ils ?

Ferghan craignit d’avoir montré trop de naïveté. Beaux comme ils sont, et portés vers les hommes, on peut imaginer d’où ils tirent leur subsistance. Au demeurant, ils ne paraissent pas pauvres… Gurlien devina le soupçon de Ferghan.

— Non, ils ne vivent pas de la prostitution. Ce sont des « clients ». Cette espèce n’existe pas chez vous, n’est-ce pas ? Mais, chez nous, c’est une institution. Ils rendent aux hommes riches et aux puissants de menus services, n’importe quoi. En retour, ils sont protégés, aidés quand ils en ont besoin…

Gurlien est cependant piqué au vif. Reconnaître tous les convives… Il assura au jeune homme qu’il s’en fait fort ; ce sur quoi Ferghan exprima une admiration teintée de doute :

— Soit ! Si vous rencontrez parmi les invités une personne qui vous soit inconnue, alors, vous me le direz franchement, Gurlien. N’est-ce pas ?

Parm réagit à la place de son époux :

— C’est moi qui le dénoncerai… Mais ne comptez pas trop le prendre en défaut. Il lui arrive rarement de se tromper.

Gurlien rectifia avec un bon rire :

— « Jamais », veux-tu dire !

Ferghan avait été bien inspiré de proposer l’aimable défi. Le lendemain matin, Gurlien l’interpellait, tout excité, pour lui apprendre la nouvelle :

— Mon cher, savez-vous ? Eh bien, vous aviez raison. Je n’en reviens pas. J’ai vu en effet un visage inconnu, figurez-vous !

Le jeune homme s’efforçait au calme en attendant de Gurlien une description. Mais celui-ci passa la main :

­— Ma femme était là. Elle est plus douée que moi pour se remémorer les visages et en décrire les traits. Parm, qu’est-ce que tu dirais ?

Parm ne déçut pas les espoirs mis par Ferghan dans la description de l’inconnu : un homme maigre, de haute taille, d’âge moyen, de grands yeux foncés, le visage glabre, les cheveux rares et épars. Il est vêtu d’une toge carmin et ne parle apparemment avec personne. Ferghan a ainsi comblé le handicap d’une inconfortable situation de départ : celle d’être vu sans voir. Grâce à deux rencontres récentes, l’une avec l’entreprenante jeune femme, l’autre avec le couple avenant, il est soulagé de ne pas devoir se mettre en chasse à l’aveu­glette, tant il est vrai qu’il vaut mieux voir sans être vu, que l’inverse.

 

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