La rupture ou la disruption
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La rupture ou la disruption
Qu’elle soit dans la sphère personnelle ou professionnelle, et quelle que soit sa portée, la rupture a quelque chose de violent. Pour quelle raison ? Peut-être parce que même pour celui qui choisit de rompre, la rupture est parfois vécue comme un changement subi.
C’est une décision forcée, reportée, vécue comme une déchirure, pas une coupe franche. Sinon, l’on emploierait un autre terme. Bref, la rupture c’est un choix par défaut.
Partir en se coupant
Claire Marin écrit que « Partir c’est rompre deux fois, avec celui que l’on était et avec une certaine illusion, celle de se sentir à sa place quelque part. »1
La rupture avec son pays d’origine, la rupture avec l’autre dans une séparation amoureuse, ou la rupture avec son employeur sont tout autant de changements profonds qui nous emmènent souvent vers un lendemain que l’on ne connaît pas. Que l’on craint parfois même, car il nous forcera à nous réinventer, à nous redéfinir.
Il y a ainsi des employés qui s’accrochent à tout prix à une mission et une entreprise dans lesquels ils ne sont plus souhaités. Ils se battent pour être réintégrés tout en dénonçant l’injustice de la décision avec des méthodes et des médias qui ne leur permettront pas de retrouver cette place tant désirée. En effet, s’ils obtenaient gain de cause, peut-être que leur place ne serait plus jamais la même dans l’entreprise, c’est-à-dire dans l’écosystème humain de celle-ci ?
Il est souvent vrai que le traumatisme associé à la douleur d’un licenciement violent laisse la personne (et son équipe parfois) dans un état de choc ou de deuil dont il est difficile de sortir sans accompagnement.
La disruption innovante
Mais la rupture peut-être aussi positive dans le jargon entrepreneurial. L’expression « Innovative disruption »2, introduit par Clayton M. Christensen en 1995, est souvent associée en français à la « rupture technologique ». Mais il s’agit là d’une vision restreinte et fataliste de l’innovation, fantasmant celui qui amène la nouveauté technologique comme étant capable de rompre avec les acquis (la technologie ou le produit phare) simplement en amenant de la nouveauté. Or, la disruption innovante (et non l'innovation disruptive) est un changement de paradigme permettant aux entrepreneurs ou entreprises qui savent identifier une proposition de valeur répondant aux nouveaux besoins du marché de se différencier. C’est comme si c’était le langage qui changeait dans une discussion de groupe, et non le sujet même de celle-ci. C’est la compréhension de l’autre qui permet d’amener le changement. Et l’adaptation qui permet de poursuivre la conversation.
Dans la disruption technologique, les objets et certitudes avec lesquels il est si dur de rompre sont généralement comme des doudous ou des grigris auxquels l'on s'attache comme à des croyances religieuses ou des dogmes. Ils nous rassurent car l’on maîtrise cette innovation du présent (qui n’a que de nom d’être innovante, de fait). Mais peut-être est-ce cela qui entrave l'innovation, et non la difficulté associée à la convergence technologique, ou à l’adaptation à un nouveau paradigme. Si le cadre posé pour introduire l'innovation est contraignant de facto, comment rendre l'intelligence artificielle intelligente ? Attend-on d’elle qu’elle ne dépasse pas une augmentation exponentielle des calculs ou volumes de données exécutés par la machine d'Alan Turing? Qu’elle fasse du chiffre ? Ou attend-on de l’Intelligence Artificielle qu’elle imagine des scénarii, stratégies et outils que notre cerveau n’aurait même pas su conceptualiser ?
Se libérer de soi au passé
Dans l’expatriation choisie ou forcée, il y a aussi cette rupture vécue. Celle de laisser son passé, son cadre de vie, son histoire familiale et parfois même sa langue pour aller vers un futur peu connu ou indéfini. Apprendre à s’intégrer dans ce nouveau contexte implique souvent de mettre de côté cette partie de nous qui a été jusqu’ici notre identité. Nombre d’expatriés développent cette nostalgie du pays quitté sans forcément prévoir réellement d’y retourner. Pourtant certains d’entre eux changent de nom en arrivant dans leur pays d’accueil, afin de s’intégrer. Peut-être aussi pour faire une coupe franche avec le passé. Mais c’est ainsi que l’on peut être coincé entre deux mondes finalement, ni intégré ici, ni enraciné ailleurs, car l’on ne peut être dans un double mouvement d’avancer et de reculer en même temps.
Parfois, quelle que soit la nature de la rupture, la personne se perd. Car elle perd ce qui semblait la définir jusqu’ici et elle ne parvient pas à retrouver sa place. Dans un nouvel équilibre, avec de nouveaux partenaires, dans un nouvel écosystème.
Pourtant nous sommes tous parties prenantes de multiples associations, organisations, relations. Nous sommes tous capables d’adaptation. Puisque nous avons dû nous adapter depuis l’enfance en nous socialisant, en nous construisant.
La rupture la plus difficile de ce point de vue est peut-être avec la figure paternelle ou maternelle. Puisque ce sont ces figures qui nous ont instillé nos croyances, celles qui nous ont permis de nous construire, notre écosystème originel. La remise en cause du père ou de la mère à l’adolescence ne permet parfois pas de se sevrer de cette dépendance. Ou parfois seulement au profit d’une autre relation co-dépendante qui ne pourra que difficilement être guérie en cas de rupture.
Pour vivre ou survivre à une rupture, ne faut-il pas renoncer à ce que l’on quitte, pour investir son énergie à accepter de laisser également celui ou celle que l’on était jusque-là, et vivre ce cap comme une renaissance, avec l’énergie et l’enthousiasme du nouveau-né ?
Car enfin, en se séparant l’on constate que le sentiment d'appartenance, s'il en fallait, ne peut être salutaire que s'il est mouvant, dynamique, sans autre attache que soi-même, et même le soi de l'instant et non celui hérité du passé. L’enthousiasme vient du mouvement choisi et assumé de se tourner vers l’avenir, tout inconnu ou improbable qu’il soit.
1 Rupture(s). Claire Marin. Editions de l’Observatoire.