Vite, si jamais la vie s'arrêtait
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Vite, si jamais la vie s'arrêtait
Son poing s’écrase sur ma tempe et l’impact me projette au sol. Je suis à terre et ils me rouent de coups. Ils sont huit inconnus, croisés sur cette passerelle qui surplombe la voie ferrée. Pourquoi me frappent-ils ? Lorsqu’ils s’emparent de ma sacoche d’ordinateur, en me traînant sur plusieurs mètres, je comprends.
C’est un vol avec violence. Huit coups de pied dans la tête et plus encore, dans le ventre et les côtes. Je n’ai pas le temps d’avoir mal, tant l’attaque me surprend. Ils m’arrachent mes affaires et partent en courant.
Sonnée, je me remets debout, difficilement. Je dois retourner au bureau, appeler la police. C’est tellement choquant, tellement étrange. Je redescends la passerelle. Je suis prise de torpeur. Tout, autour de moi, tourne au ralenti. Je n’entends pas les bruits de la rue.
Je marche vite. Sur le trottoir, je croise un collègue. Il me regarde et semble étonné. Il me parle, mais je ne comprends pas ce qu’il dit. Je lance que l’on vient de m’agresser pour me dépouiller. Que je dois appeler les secours. Je suis pressée. Je crois qu’il me propose de me raccompagner jusqu’à notre lieu de travail. Mais je refuse. Il doit prendre le train pour aller récupérer sa fille à l’école. Elle a quatre ans.
Je file sur le trottoir, je trébuche plusieurs fois. A trois reprises, je tombe. Et je me relève. J’arrive enfin dans les locaux de l’entreprise. A l’accueil, je demande au vigile d’alerter la police. Le vigile s’appelle Ahmed. Il est désolé pour moi. Des collègues traversent le hall pour rentrer chez eux. De loin, quelques-uns me font signe, en souriant. Je les salue à mon tour.
Le Directeur Général rentre aussi chez lui. Il arrive à ma hauteur. Je l’interpelle. Je l’informe que je viens de me faire agresser. Et voler la carte affaires de la société. Il me demande si tout va bien. Je ne sais pas quoi répondre. Je porte un pull et un pantalon noirs ; il ne voit pas le sang qui coule dans mon dos, dans mes chaussures.
Ahmed lui indique que policiers et pompiers ont été contactés et qu’ils arrivent. Le Directeur Général nous félicite pour notre brillante initiative. Il me souhaite bon courage, ainsi qu’une bonne soirée. Il s’en va serein, rassuré que tout soit sous contrôle.
Ahmed me tend son téléphone portable, pour que j’appelle mon compagnon. 250 kilomètres me séparent de lui, quatre jours par semaine. Il décroche. Il m’annonce qu’il prépare une tartiflette de compétition pour notre fille. Il me demande s’il est risqué de remplacer le vin blanc par du cidre. Je souris. Je lui promets qu’il n’y a aucun risque.
Il s’étrangle quand je lui explique que je pars pour les urgences, sans argent ni papiers. Mon mari devient fou, quand il comprend que je suis blessée. Je le prie de ne pas s’inquiéter car la police est là. Je ne me rends pas compte qu’il a branché le haut-parleur, que ma fille entend tout ce que je dis. Qu’elle pleure en silence.
Quatre mois plus tard, je reprends mon poste. Mes collègues me manifestent beaucoup de sympathie. Le contraste est saisissant, avec le silence de la direction. Lors d’une réunion, mon chef sollicite mon avis sur des questions opérationnelles. Comme souvent, il est de mauvaise humeur. Comme souvent, ma réponse lui déplaît. Comme souvent, il me reproche ma vision, différente de la sienne. Comme souvent, j’argumente mon point de vue. Et comme toujours, il me taille en pièces.
C’est alors qu’une nouvelle certitude me foudroie : Je n’ai plus rien à faire dans cette entreprise. Il ne m’est plus tolérable d’endurer pression, agressivité et manque de reconnaissance, en échange d’un salaire. Je suis cadre de direction, en CDI depuis 4 ans. Un emploi sûr. Mais de quelle sûreté parle-t-on, quand huit sauvages me rouent de coups pour un ordinateur, à la sortie du bureau ?
Je réalise que j’ai passé trop de temps, éloignée de mon foyer, en mission à l’étranger. J’ai consacré des nuits et des week-ends entiers à bûcher sur des dossiers professionnels. Au détriment de ma vie de famille. Ce manque de logique m’apparaît, dans toute sa splendeur. Mon mari et ma fille me sont plus précieux que l’air que je respire. Pourtant je les vois peu. Alors qu’est-ce que je fous encore dans cette salle de réunion, avec ce type agressif ? au lieu d’être près d’eux ?
Ce jour marque la fin de l’illusion qui m’aveugle depuis 25 ans : celle que mon emploi salarié et les revenus que j’en tire, me protègent de tout. CDI ou pas, tout peut s’arrêter du jour au lendemain, quand on se retrouve au mauvais endroit, au mauvais moment, face aux mauvaises personnes. Je me rends compte que mon travail m’a bien souvent envoyée dans des contrées incertaines : Iran, Irak, Lybie, Myanmar…. Et que c’est en France, à la sortie du bureau, que je me fais brutaliser.
Ma passion est l’écriture. En particulier, lorsqu’il s’agit de convaincre, distraire ou convertir. Depuis un quart de siècle, j’exerce cette compétence pour de grandes entreprises, en français et en anglais. Ne serait-il pas temps d’exploiter à mon profit ce genre de savoir-faire ? De l’endroit qui me convient, au rythme qui me plaît et pour le compte d’organisations qui m’inspirent ?
J’annonce à mes proches que désormais, je travaillerai pour des clients et plus jamais pour un patron. Ma mère, mes amis sont dubitatifs : je vais lâcher une situation stable pour une activité aléatoire indépendante. En pleine crise économique. Sans le moindre client pour démarrer. N’est-ce pas risqué ? Oui, certainement. Autant que rester aux ordres d’un caractériel notoire. Ou rencontrer huit enragés, en quittant mon travail le soir.
Lundi matin. 5h20. J’allume mon ordinateur tout neuf. On m'a commandé un e-book. C’est la première commande que je reçois. Est-ce que mon texte est suffisamment engageant ? intéressant ? professionnel ? à force de le modifier, je ne sais plus qu’en penser. Je le relis douze fois, avant de l'envoyer. Je suis auteur freelance, ainsi que j’ai rêvé de l’être durant toute ma vie.
Je viens de créer mon entreprise. Je pars de zéro. Je ne connais personne, dans ma nouvelle profession. Mais pourquoi devrais-je craindre ce saut dans le vide ? de ma propre expérience, j’ai pu constater que d’autres situations étaient plus périlleuses. Comme celle vécue au-dessus d’une voie ferrée, sur cette passerelle, il y a bientôt deux ans.
Le travail devrait nous donner l’opportunité d’exprimer nos talents. Nous libérer. Pas nous mettre en danger.
Mais je réalise aussi que certaines vicissitudes de la vie sont parfois des occasions cachées : des portes s’ouvrant avec fracas sur un autre avenir ; de prime abord effrayant, avant de se révéler radieux. Désormais, je ne rêve plus. Désormais, j’accomplis. Vite, si jamais la vie s’arrêtait.
© Tous droits réservés - 2023 - Maivan Lecoq
Luce 1 year ago
Bravo pour votre courage et belle continuation de vie plus indépendante et plus proche de vos envies
Maivan 1 year ago
C'est très gentil à vous. Merci Luce :)