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Henri

Henri

Published Aug 13, 2024 Updated Aug 13, 2024 Science fiction
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Henri

 

Henri

Aujourd’hui était le jour de son quarantième anniversaire.

Henri avait toujours été un bon travailleur. Issu d’une famille d’ouvriers qualifiés à la réputation irréprochable, il avait dès son plus jeune âge fait montre d’un sens inné de l’organisation et de la discipline. Son père ayant disparu dans ses jeunes années, il avait dû redoubler de détermination pour mener à bien sa vie de jeune homme. Ses efforts avaient été couronnés de succès, car à vingt-deux ans il avait été le plus jeune doctorant en bio-ingénierie de sa division. Il avait ainsi entamé une carrière prometteuse dans les services de réhabilitation génétique de l’État. Fervent citoyen, il avait ainsi œuvré à l’ordre sain et social de la nation.

Aujourd’hui, Henri était de particulièrement bonne humeur. Son épouse et ses deux enfants l’attendaient pour célébrer avec lui ce jour heureux. Tous ces collègues l’avaient salué avec enthousiasme et lui avaient même offert un présent : une cravate. Henri ne portait pas de cravate, mais l’intention était là et cela lui faisait plaisir. D’habitude un peu solitaire, Henri n’était pas vraiment populaire, cependant en ce jour tout semblait lumineux, tout le monde se montrait aimable et attentionné à son égard. Il se sentait pousser des ailes et entrevoyait déjà une deuxième partie de vie placée sous des hospices heureux. Après avoir ordonné le lancement de la dernière procédure de recyclage biologique, il quitta son bureau. Il salua ses collaborateurs en sifflotant, lançant un « à demain » guilleret qui n’obtint cependant pas de réponse.

En chemin, il prit le temps de s’arrêter au magasin pour acheter une bonne bouteille de vin. Cela n’était pas dans ses habitudes de boire néanmoins il savait à l’occasion trouver plaisir à goûter un grand cru. Peut-être partagerait-il la bouteille avec sa femme et qui sait peut-être mettrait-il en route un troisième enfant ? plaisanta-t-il en son fort antérieur. D’un pas léger, il regagna son véhicule, son précieux nectar à la main.

Il avait le sentiment d’être arrivé à un tournant de sa vie où toutes les difficultés appartenaient au passé, où les choses ne pourraient aller que mieux. Il avait un bon emploi avec des responsabilités, le genre d’emploi essentiel au fonctionnement de la nation qui renvoi un salvateur sentiment d’utilité. Comme son père avant lui, Henri était un sincère partisan du Parti Progressiste pour l’Humanité qui gouvernait la nation depuis maintenant trente ans. Trente ans de prospérité incroyable qui avait fait disparaitre la misère, la violence et le chômage. Ces plaies endémiques avaient atteint une gravité si critique qu’il avait fallu prendre un virage radical pour redresser la situation. C’est ce que le Parti Progressiste pour l’Humanité avait proposé, et c’est ce que le Parti Progressiste pour l’Humanité avait fait. La nation était désormais purifiée, saine, et vaillante. Henri avait le sentiment de pleinement contribuer à ce projet. Dans les faits, il y participait, puisqu’il s’occupait précisément du recyclage des « éléments avilissants ». Certes au début cela n’avait pas été facile, tous les citoyens avaient été aux prises avec des dilemmes moraux quand il avait fallu recycler en masse les vieux, les handicapés, les chômeurs et autres assistés que la société ne pouvait plus supporter. C’était une époque un peu sombre dont Henri n’aimait pas trop se souvenir. Finalement, à présent, quand on voyait à quel point la nation allait mieux, à quel point la prospérité était à chaque coin de rue, à quel point tout le monde vivait à l’abri du besoin et des soucis, il se disait que cela en avait valu la peine. D’autant que désormais les choses étaient plus simples. On ne recyclait plus que les « défaillants », ceux qui atteins d’une maladie trop couteuse à soigner n’était plus rentable en termes de productivité. Cela ne représentait que quelques milliers de personnes par mois, rien à voir avec les cadences des décennies précédentes. Désormais tout le monde avait sa place, tout le monde contribuait et ceux qui ne pouvaient plus contribuer sortaient du système. Ce n’était que justice, on n’a rien sans rien.

Ce faisant, Henri arriva chez lui. Devant sa belle maison, dans son agréable quartier résidentiel. Son cœur était empli de joie, il allait retrouver sa famille, après une journée satisfaisante, et profiter tranquillement de la plénitude de sa vie. Il descendit de sa voiture et ouvrit la porte d’entrée. Il héla sa femme et ses enfants, mais seul l’écho de sa voix lui répondit. Personne. Cela était étrange. Sa femme ne travaillait pas, ou plutôt son travail était de s’occuper de la famille. En tous cas, il n’y avait pas de raison qu’elle ne soit pas là avec les enfants. Elle l’aurait prévenu si elle avait dû s’absenter pour quelconque raison. Un voile d’inquiétude tomba sur son visage jovial. Henri sentait soudainement monter en lui une appréhension. Comme quelque chose de reptilien qui se réactive à l’orée du danger. Il posa sa sacoche à terre et s’avança lentement vers le salon. À pas prudent, comme s’il était à l’affût. La maison était plongée dans l’obscurité, dans un silence inquiétant. Il retint son souffle et ouvrit la porte double du salon.

Soudain la lumière du salon s’éclaira et une clameur tonitruante monta. « Hourra !» criait à tue-tête la vingtaine de personnes réunies pour la célébration. Le salon était décoré de guirlandes et de ballons multicolores. Sa femme et ses enfants étaient apprêtés et tous ses collaborateurs étaient présents, même son supérieur, monsieur Rey. Tous l’applaudissaient avec un large sourire. Henri crut qu’il allait défaillir, le souffle coupé par l’émotion. Jamais il n’avait reçu un tel témoignage de sympathie. Il avait le sentiment d’y être enfin parvenu, d’être devenu quelqu‘un, quelqu’un qui compte. De la main, il demanda à ses invités de le laisser parler. Le silence se fit et Henri prit la parole :

— Quelle joie, mes amis, de vous voir ici. Je ne sais pas bien quoi vous dire, bredouilla-t-il, sinon vous remercier pour votre présence en ce jour. Aujourd’hui est un jour très spécial pour moi, car c’est le jour où j’ai compris que j’avais enfin réalisé tous les objectifs que je m’étais fixé plus jeune. Vous le savez, j’ai tout donné à notre nation, chaque journée travaillée je l’ai passé en passant au bien commun et à présent j’ai le sentiment de récolter les fruits de tous ces efforts, de tout ce dévouement. Jamais je ne saurais exprimer suffisamment ma gratitude au parti de m’avoir offert tout cela. Un toit, un emploi, de merveilleux collègues et une famille aimante. Je souhaiterais que ce jour ne se termine jamais, tant je me sens empli de joie. Je vous remercie tous d’être là, cela me touche énormément. 

Les applaudissements repartirent de plus belle puis s’interrompirent lorsque monsieur Rey signifia qu’il voulait à son tour prononcer un discours. Henri alla rejoindre sa femme et ses enfants, les larmes aux yeux.

— Cela fait maintenant presque vingt ans que je connais Henri, débuta monsieur Rey d’une voix solennelle, et au fil du temps je peux dire que je le considère comme un ami. Peu de responsables comme moi peuvent compter dans leur rang un collaborateur aussi efficace et zélé qu’Henri à leurs côtés. Jamais un retard, jamais une absence, pas une erreur en vingt ans. Henri est un véritable prodige du recyclage, dit-il sur le ton de la plaisanterie. J’ai avec moi des chiffres, poursuivit-il en sortant de sa poche des notes, qui résument en quelque sorte la carrière d’Henri. Meilleure journée : mille deux cent trente-sept unités recyclées (l’assemblée applaudit) ! Certes, c’étaient les débuts et il y avait du boulot (l’assemblée rit au trait d’esprit). Mais en moyenne sur toutes ses années de service, Henri atteint cinq cent quatre-vingt-neuf unités recyclées par jour ! Je pense qu’on peut parler d’une excellente productivité (applaudissements et hourras) ! Pour un total de deux millions, trois cent quatre-vingt-trois unités recyclées par lui et son équipe durant toute sa carrière ! C’est un chiffre qui donne le tournis quand on y pense ! Pour ce travail de titans accompli pour le bien de notre nation au cours de toutes ces années, je vous remercie d’applaudir comme il se doit notre ami Henri ! 

Une véritable ovation éclata dans le petit salon, Henri serra toutes les mains qui venaient à lui, embrassa sa femme et prit sa petite fille dans les bras. Cette fois, les larmes coulaient sur ses joues, mais il n’avait pas à cœur de les retenir tant il était bouleversé par toute cette reconnaissance. Monsieur Rey calma l’effervescence en reprenant la parole. Son ton était plus grave.

— Ce que j’aimerai dire, enfin, et je pense que tous ici nous somment d’accord, c’est que cela a été un plaisir immense de travailler à tes côtés pendant tant d’années. Je voudrais que tu sois rassuré pour l’avenir de ta famille, le fonds de solidarité sera mis en place, j’y veillerais personnellement. 

Henri reposa sa fille au sol. Le ton avait changé. Sa gorge se serra. Ses poils se hérissèrent comme lorsqu’approche un orage.

— Nous sommes tous réunis ici ce soir, poursuivit monsieur Rey, pour te témoigner notre sympathie et notre reconnaissance pour ce que tu as accompli. C’est vraiment pour nous tous un crève-cœur de savoir que nous ne pourrons plus partager ces moments avec toi… 

— De quoi parlez-vous ? l’interrompit Henri d’une voix à moitié étranglée.

Un lourd silence se fit. Des murmures se répandirent comme le bruissement du vent dans les feuilles d’un arbre. Monsieur Rey écarquilla les yeux, tout à la fois surpris et gêné. Il lança un regard à l’épouse d’Henri :

— Il n’a pas eu la lettre ? lui demanda-t-il. 

— Si, bredouilla-t-elle médusée, je l’ai mis dans ta sacoche Henri. Je t’ai dit ce matin que c’était important.

— Je croyais que c’était une facture, confessa Henri d’une voix faible. De quoi s’agit-il ? C’est quoi cette lettre ? 

Sans attendre la réponse, Henri se rua dans le vestibule pour sortir ce fameux courrier de sa sacoche. C’était un courrier du parti, comme le montrait le papier vert pâle, et c’était la raison pour laquelle il avait présupposé que ce devait être une facture ou un quelconque papier administratif. Il recevait plusieurs enveloppes de la sorte chaque mois. Il l’ouvrit d’une main tremblante. Le courrier portait le logo du Parti progressiste pour l’humanité : trois flèches tournant en cercle avec une silhouette humaine au centre. Il y était écrit : « Cher monsieur Henri Molt, vos derniers examens sanguins ayant révélé une anomalie d’origine probablement tumorale, nous avons le plaisir de vous annoncer que votre recyclage est prévu en date du 11 avril à 10h00. Nous vous prions de bien vouloir vous présenter, au moins 15 minutes à l’avance, au poste de recyclage B12, du secteur 5. En vous priant, monsieur, d’accepter l’expression de notre considération. Monsieur Antoine Rey, directeur du site de recyclage du secteur 5. »

Henri laissa échapper la feuille d’entre ses doigts. Il se retourna vers les convives qui le regardaient avec embarras. Pour la première fois de son existence, Henri sentit naître le doute en son cœur.

 

Aujourd’hui était le jour de la programmation de son obsolescence.                                                                                                                                                                                                                                                                                                                 

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