Le piano 9/1
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Le piano 9/1
Anna était dans l’auberge d’Angelo depuis un temps que tout le monde jugeait inconcevable en connaissant Angelo, son auberge et le type de chambres qui se trouvaient à l’étage. Il était conscient du fait qu’elle ne ressemblait à rien de ce qu’ils connaissaient depuis toujours dans leur coin de monde, mais aucune autre personne lui avait provoqué un sentiment de familiarité si instantanée que Anna. Il avait fini par se dire: “Il te faut un an pour faire ce que tu dois faire ici. Si dans cette année je n’arrive pas à te convaincre de rester dans cette île pour toujours, je file l'auberge à quelqu'un et je pars avec toi”. Le fait qu’il n’adresse à Anna aucun des mots dont il avait l’habitude, mais qu’il ne cesse pas de la regarder dès qu’elle est dans la salle commune, les surprend tous, en donnant lieu à plein de conjectures sur leur lien et sur sa présence dans les lieux. Quand Angelo avait déclaré qu’elle avait loué pour l’année entière dès qu’elle avait mis le pied dans l’auberge, sans même pas voir la chambre à coucher, le silence se fit dans la salle. Les hommes terminent de boire leurs verres de vin blanc, avec l’aplomb digne de ceux qui sont conscient d’avoir assisté à une événement historique.
La vie de l’auberge commence à se régler autour de cette présence. Anna était une sorte de météorite tombée d’un ciel inconnu, qui s’était imposé dans leur quotidien: un objet venant de l’espace profond qui s’enfonce dans un champ. Une poignée de jours avant, personne dans l’île savait qu’elle existait. Maintenant on avait l’impression qu’il n’y avait personne de plus d’important qu’elle dans ces lieux.
La racolte de la saison était une des meilleures depuis des années. Les champs des îles voisines avaient été davasté par la grêle, leur île produisait à foison. La siora Brigida avait décidé qu'il fallait partager la recolte avec Anna. Avec le bon Dieu, comme pour tout le reste, il faut y mettre du sien afin que ça dure. C'était un vendredi soir, elle avait pris des belles legumes et de quoi faire un bon bouillon: du lard gras, des ailes de poulet et une carcasse et chargé son mari de les emmener à l'auberge. "Les femmes ont besoin de soupe de temps en temps", l'épicier avait trasmis la consigne de la Siore Brigida à Angelo avec un air de grand initié "on va vous en emmener chaque semaine, dites à Anna que si elle veut chanter le Pater Noster en ara-cette-chose-là...pour nos champs et tout le reste...nous ça nous ferait vraiment plaisir". Puis il était réparti. Angelo avait annoncé cela à Anna une fois descendue dans la salle commune, en avouant qu'il n'avait jamais préparé une soupe de toute sa vie. Anna en souriant lui avait dit de ne pas s'inquieter et elle était partie dans les champs, peu après elle était revenue avec un bouquet d'herbes sauvages. Et préparé la soupe. Elle s'en était servie une écuelle puis dit à Angelo de prendre le reste. Avec la chaleur de l'été, en tout cas, il fallait bien la terminer. C'est ainsi que la soupe du fin semaine était devenu un rendez-vous que Angelo commençait à attendre à partir du mercredi soir. D'habitude très généreux, de cette soupe-là ne partageait pas une seule couillerée.
L'auberge n'avait pas exactement une cuisine - ni l'ancien gardien ni Angelo savaient préparer à manger; il y avait une pièce à l'arrière de la salle commune où se trouvait le poele à bois. Un peu comme tous les hommes du coin, si la vie offrait une femme, on avait droit à des repas chauds: à de la polenta tous les jours, à la poule bouillie le dimanche une fois par mois, à son bouillon le soir; au risotto le lundi avec les petites herbes qu'on trouvait dans les champs, aux omelettes avec les mêmes herbes le mardi, à la soupe aux haricots avec les pâtes aux œufs faites main, le mercredi. Puis au poisson si on arrivait à en attraper n'importe quel jour de la semaine. L'hiver c'était de la polenta et du hareng séché. Pour le plus riches la morue. Les moèches - les petits crabes dont la carapace était tellement fine qu'on pouvait la croquer avec le crustacé - étaient l'éventement du printemps. Le cochon tué au milieu de la cour était l'évenement de l'automne, avec la charcuterie qui allait nourrir la famille tout l'hiver. Angelo recevait un peu de charcuterie des familles des environs. Les dons étaient informels mais tellement réguliers qui avaient fini par lui garantir de quoi manger à sa faim tout l'hiver. Les poules de la cour lui donnaient des oeufs et des poussins en surnombre, qu'il finissait par offrir de temps en temps aux fermes voisines. Il ne tuait pas les poules pour en manger. Depuis la fin de la guerre ne supportait pas l'agonie d'un être vivant, pour petit et insignifiant qu'il fusse. Même pas un poulet ou un lapin. Il ne le disait à personne. Quand en automne on tuait les cochons il inventait toute sorte de pretexte pour ne pas y être. Puis, le jour après, allait aider dépecher la viande, préparer les salaisons. Il fallait tout ce qu'il fallait faire, jusqu'à très tard le soir. Il était toujours un des derniers partir se coucher. Personne dans l'île avait remarqué qu'il n'était jamais là le jour même de l'abbattage.
[...]
Un soir, il était revenu d'une ferme voisine à l'heure du coucher du soleil. En son absence, les vieux habitués de l'Auberge se servaint tous seuls leurs verres, en marquant sur l'ardoise leur consommation. Anna était en train de jouer le piano, comme s’il n’y avait personne dans la pièce, les quelques clients qui assistaient à ce concert étaient transis de stupeur et de désir face au spectacle. Elle semblait faire un seul corps avec l’instrument, elle bougeait la jambe pour contrôler le pédale de la sourdine, mais en le faisant, son bassin bougeait comme celui d’une femme qui prends du plaisir sur un homme, et l'expression de son visage aussi tenait quelques chose de cela, même s’il n’y avait rien de vulgaire ou de déplacé dans son attitude. C’est pourtant à cela qu’il pense en la regardant pendant qu’elle jouait cette musique à la fois douce et puissante, envoûtante et profonde. C’était un prélude de Chopin, il l’avait entendu en ville, bien avant la guerre. Dans une autre vie, il lui semble presque. Angelo avait couché avec tant de femmes, dont il n’avait pas gardé le souvenir du visage lors des étreintes, mais il se dit que cette scène d’amour là il ne l’aurait jamais oublié, de toute sa vie. Quand Anna termine le morceau, elle reste immobile, comme si elle était dans un monde lointain, celui de la musique où on aurait dit qu’elle était plongée, comme on plonge au fond de l’océan. Il se dit qu’il s’agissait peut-être du lieu qu’elle habitait vraiment, au-delà de toute apparence.
Il s’approche d’elle et il lui touche l’épaule nue. Elle a une peau douce, d’une graine si fine, une graine qui lui est inconnue. Elle se retourne, elle lui sourit, mais comme si elle ne le voyait pas. Ou comme si elle voyait au-delà de lui, au-delà de la pièce, au-delà du monde. Il pense qu’il n’a jamais voulu autant une femme. Il agit d’instinct. Il lui prend le visage entre les mains et il l’embrasse dans la bouche. Longuement.
Puis de peur qu’on s’imagine qu’il s’agit du simple geste d’un homme plein de désir envers une femme, à la fin du baiser il serre la tête d’Anna. Elle reste immobile, écoutant le cœur de Angelo qui bats en chamade. La salle de l’auberge se vide en silence, les gens sortent avec leurs verres dans le patio. Quand il desserre les bras elle le regarde dans les yeux et elle pose la main sur sa poitrine puis elle lui dit:
— Tu as bien fait de me prendre dans les bras. Un cœur qui bat comme ça, dit une vérité.