Pierre, feuille, ciseaux. Pierre… (1/3)
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Pierre, feuille, ciseaux. Pierre… (1/3)
Je me suis assise et j’ai pleuré.
« La légende raconte que tout ce qui tombe dans les eaux de cette rivière, les feuilles, les insectes, les plumes des oiseaux, tout se transforme en pierres de son lit. »
Ah ... que ne donnerais-je pour pouvoir remonter le temps, en même temps que le cours de l’eau … Que ne donnerais-je pour revenir en arrière et entendre Vincent me réciter, tout à la fois simple et solennel, cette légende qui m’empoisonne.
Face aux regards fuyants des vacanciers, je mure à l’intérieur de moi le cri qui hurle. C’est à peine le début de l’après-midi mais déjà, des baigneurs et des kayakistes convoitent l’eau. Personne n’a encore osé vaquer à mes côtés. Ma prostration, mes larmes, mes vêtements sombres gênent sans doute la douceur de leur été.
La rivière est ma seule intime. Les miroitements du soleil sur l’onde, à travers les arbres penchés, me replongent dans un décor immuable, impitoyable, qui me ramène inexorablement à lui… Comment lutter ? …
J’ai douze ans. Solitaire mais sociable. Ma grand-mère m’emmène souvent me baigner à la rivière, où je lie connaissance avec des fillettes de mon âge que je ne revois généralement pas les jours suivants.
Cette fois-ci, j’ai échappé à sa vigilance, en m’éloignant de l’endroit où, assise sur sa chaise pliante, elle lit des revues à scandales, quand elle ne perce pas de ses yeux de jais les échanges humains, alentours.
Je suis en panique ! Je me suis réfugiée sur la berge et grelotte, malgré la température estivale. Les bras autour de mes jambes, je mords mon genou. J’ai perdu la bague que j’ai reçue pour mon anniversaire ! Je viens de fouiller le fond de la rivière, en vain : trop de pierres et de nuages vaseux, produits par le moindre de mes gestes.
Plus que la peine d’avoir perdu un si beau cadeau, c’est la crainte de décevoir ma famille qui me glace.
M’a-t-il vu me démener ? Depuis combien de temps m’observe-t-il ? Je sens soudain sa présence et tourne la tête. Longiligne et cheveux pâles. Des yeux verts, rieurs mais sans moquerie. Il me sourit doucement et me raconte la légende, comme si elle devait me consoler de ma perte. Me conforter dans l’idée qu’il ne sert à rien de lutter contre le cours des choses. Encore moins contre celui de l’eau… Je reste silencieuse, circonspecte mais sa présence m’apaise.
Puis, je le vois se redresser un peu et faire un signe, comme pour dire « Super ! », en direction de l’autre rive. Un garçon y brandit une feuille d’arbre puis plonge pour revenir d’une nage rapide. Il sort de l’eau, le corps tonique, le regard brun direct comme sa façon de m’aborder avec bonne humeur :
« - Lui, c’est Vincent. Et moi, c’est Tom. »
Ils sont donc deux. Deux garçons que je vais revoir. Souvent.
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Vincent et Tom sont cousins. Vincent habite un peu plus haut dans le village. Ses parents en tiennent le seul bar-restaurant, dont la terrasse à la tonnelle envahie par la vigne offre une ombre vivement prisée, à la belle saison.
Tom vient chaque année passer les deux mois d’été, chez lui. Il a mon âge. Vincent un an de plus. Leur complicité crève les yeux.
Les premiers temps, je préfère les observer et rester sur ma réserve : ils m’ont adoptée si vite ! Mais bientôt, je saisis, ou plutôt je me laisse saisir, par les instants bons et pleins, vécus à leur côtés. Par l’évidence de notre entente, sans forcer, sans plus de formalités.
Je n’ai aucun mal à m’approprier leurs jeux, qui ne sont ni guerriers, ni trop casse-cous. Les compères aiment surtout s’immerger dans l’eau et plonger dans des histoires fantastiques ! Un temps, nous sommes un peuple oublié, capable de respirer sous l’eau. Un autre, des chasseurs de trésor sondant d’inconnus et risqués abysses ! Ou encore, équipés de masque de plongée, nous restons des heures, immobiles, à observer les libellules, les goujons et les têtards. Tant que la force du soleil parvient à distiller en nous suffisamment de chaleur. Seule l’impatience de ma grand-mère nous sort des eaux et met un terme à la journée.
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En juillet, à chaques retrouvailles, un rituel inventé depuis longtemps par Vincent, et inspiré par la rivière, ouvre le bal aux baignades. Un chifoumi décide de l’offrande que chacun de nous fera au cours d’eau, à la fin de l’été, au moment des aurevoirs. Nous jouons jusqu’à ce que les trois perdent et connaissent leur gage. Perdre avec une « pierre » implique de plonger au plus profond du lit, pour récolter un galet. L’offrande « feuille » doit attraper une branche d’arbre de l’autre rive, et donc traverser le courant, là où il est le plus fort. Les « ciseaux » se coupent une mèche de cheveux. Puis, les trois offrandes, réunies dans une embarcation de fortune, partent poursuivre des aventures qui perpétuent les nôtres, après notre séparation. Avant de couler et alimenter la rivière de nos imaginaires.
Les garçons ont immédiatement deviné que je redoute le gage de la « pierre ». Je suis bonne nageuse mais, j’ai peur de manquer de souffle. Deux années de suite, lorsque le hasard veut me voir relever ce défi, chacun leur tour, ils substituent sans complaisance leur gage au mien. C’est ainsi qu’une mèche de mes cheveux, heureusement longs, refuse obstinément de repousser à la base de ma nuque !
[...] à suivre.