Mandrake
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Mandrake
Mandrake
Greg devait traduire. Et il n’en pouvait véritablement plus. Les textes qu’il recevait étaient de plus en plus compliqués. Les mots, les groupes, les structures de phrases, l’architecture des paragraphes, atteignaient une complexité telle qu’il fallait les décomposer en unités minimales de significations, puis les additionner en couple de syntagmes, et remonter ainsi l’arbre du sens pour atteindre enfin la pensée de l’auteur, en général torturée par d’obscurs termes techniques qui plantaient leurs sens multi-niveaux dans le dos de la compréhension globale, laquelle était quasiment impossible à décrypter pour quiconque. Et Greg devait traduire, pour un éditeur audacieux. Dans le milieu, on l’appelait le simplificateur.
L’épais dossier venait d’arriver. Constance, la chatte, avait essayé de s’enfuir lorsqu’il avait ouvert au coursier. Il transpirait. Il faisait chaud, et il venait de transporter quasiment un mètre cube de manuscrits.
Assis derrière son large bureau, Greg contemplait la pile monstrueuse. Il était loin le temps où l’on se contentait de dire les choses simplement ! On noyait maintenant le message dans un océan de tourbillons oratoires et de circonvolutions censées explorer les moindres détails de la pensée. C’était lourd, mais c’était la mode… Tout était parti d’un auteur, un seul auteur avait déclenché cette folie. Mandrake. Un fou, un dément qui alignait les phrases longues comme l’éternité. Personne ne comprenait rien tant ses idées étaient labyrinthiques. Mais une habile campagne de promotion, menée il est vrai par un véritable virtuose du commerce, était parvenue à convaincre le monde du génie qu’on aurait dû enfermer. Alors la lignée des imitateurs, sentant le filon, voulut se greffer sur la veine. Et il n’arrivaient plus chez Greg que des pavés indigestes qu’il devait résumer.
Il se souvenait encore de la première phrase de ce livre maudit : « La détresse d’un individu qui s’invite dans un maelstrom de conversations hautaines ou puériles, ou pusillanimes, dans une réception de gens qu’il reconnaît comme ses semblables, ou ses autres, demande une sauvegarde lexicale d’un degré tel qu’elle soit capable d’intégrer un groupe d’humains ou d’hominidés civilisés et de détruire les remparts de l’aversion par le témoignage d’une bienveillance et d’une aménité partagée. »
Ce que Greg avait sobrement traduit par : « Bonjour.».
Au final, après presque deux semaines intenses de traduction, il était parvenu à extraire le message essentiel. Il avait réduit à une seule phrase les 6300 pages de celui qui paradait sur les plateaux d’intellectuels, l’auteur de ce texte immonde. C’est cela qui lui avait valu son surnom, cela donnait :
« Bonjour, je m’appelle Mandrake et je me sens seul. Aimez-moi ! »
Le point d’exclamation était de lui, c’était sa touche créative.
Mandrake avait donc fait aussi sa renommée. Et les éditeurs de la place, qui devaient désormais chercher la pépite dans du béton armé, s’en remettaient à lui et à son extraordinaire esprit de synthèse. Constance miaulait devant sa gamelle, mais elle grossissait, elle n’aurait rien avant qu’il ait terminé !
Il sut dès le début de sa lecture à quel genre de texte il allait se confronter. Il n’y avait plus de ponctuation sur la page dense qu’il avait devant lui. C’était encore plus avant-gardiste, encore plus audacieux. La déconstruction du langage atteignait son paroxysme. Une suite de mots longs, chargée de sens obscurs, avançait sur le chemin des lignes sans aucun arrêt. Une sorte de train en route pour l’infini. Les mots serrés formaient une jungle inextricable, impénétrable, et Greg sut que ce serait un succès. On suivait la règle d’or : moins on te comprend, plus tu es mystérieux et attirant. On parlerait de ce livre, on expliquerait doctement qu’il s’inscrit dans le post-mandrakisme. On ne le lirait pas bien sûr, mais l’avoir dans une étagère, renforcée, serait un impératif. Et puis, il était si facile de parler de ce que l’on n’avait pas lu.
« La première fois si l’on peut s’exprimer ainsi si s’exprimer peut encore évoquer un processus libératoire ou diffamer une pensée dont l’exutoire serait un discours pur sans mots pour le penser comme si l’éloignement progressif du vocable à la réalité avait trahi à jamais la vérité d’Evhémère… »
Greg avait déjà parcouru trois lignes, et il remercia l’auteur de les avoir suivies. Ce serait sûrement la prochaine étape : des millions de mots lancés au hasard sur la page, oubliant tout contact avec quoi que ce soit. Son esprit bouillonnait. Il s’apprêtait à sauter par la fenêtre, sous le regard dédaigneux de la chatte, lorsque le téléphone sonna :
— Greg, lança une voix enthousiaste, tu l’as ? C’était Mathieu, l’éditeur qui venait de découvrir la pépite.
— Devant moi, je commençais justement à m’y intéresser.
— Alors, qu’en penses-tu ?
— C’est un peu tôt, mais ça me semble très prometteur.
— Ah ! tu es d’accord ! J’ai tout de suite vu, à la forme du texte, qu’on avait affaire à un pas décisif dans l’histoire littéraire.
— Et ce n’est pas un pas en arrière ! renchérit Greg.
— N’est-ce pas ? Quelle audace tout de même ! Tu penses en avoir pour combien de temps ?
— Je ne sais pas trop, c’est dense et c’est plein de gravité.
—Bon, fais-toi une idée, et rappelle-moi, dit-il en riant avant de raccrocher.
Cela faisait deux bonnes heures qu’il suivait les mots collés et il désespérait. Le tas n’avait pas bougé, et pourtant celui qu’il constituait avec les pages lues était déjà considérable. Il y avait quelque chose d’étrange avec ce récit. Greg avait vaguement compris qu’on y parlait d’un chien, et il avait remarqué le mot mort quelque part. C’était peut-être ce que cherchait l’auteur : proposer un milliards de mots et laisser le lecteur en choisir deux ou trois, selon ses goûts…
Il avait besoin d’une pause. Il se leva et fit quelques pas dans le salon, remplit le bol de croquettes et caressa la caline Constance. Il alluma la télé, c’était l’heure du « Temps des livres », la plus populaire des émissions littéraires.
« Aujourd’hui avec nous, celui qui a tout osé, tout révolutionné, tout remis à plat. Mesdames et Messieurs : Mandrake ! L’auteur entra sur le plateau. Les applaudissements nourris s’interrompirent brusquement lorsqu’il faillit tomber à cause d’une petite marche sournoise. Des cris affolés tout de suite réconfortés par un retour à l’équilibre. Il portait un chapeau de paille, genre Van Gogh, et un costume trois pièces de la plus haute élégance. Nous sommes ravis de vous recevoir. Je ne vous présente pas nos invités…
— Non, c’est inutile, l’interrompit le maître en lançant des sourires.
— Bien. Alors tout de suite une question, la question qui brûle les lèvres de tous les amoureux de la littérature: Qui est Mandrake ?
— C’est moi, dit-il, et il laissa planer un silence profond. Un frisson parcourut le public.
— Oui ! Magnifique ! On est transporté. Une vie, en deux mots ! Mais on aimerait savoir, cette virtuosité grammaticale, ce sens inouï de la formule, ce tourbillon poétique, comment faites-vous ?
— J’écris… et il regarda au-dessus du critique, vers le ciel, comme s’il lançait sa courte phrase bien au-delà de ces simples mots.
— Merci, merci mille fois. Il y a tout dans ce simple verbe, vous parvenez à condenser tant de paraboles, et de légendes, et de mythes, c’est… magique ! Mesdames et messieurs, Mandrake ! Tonnerre de vivats !
Greg éteignit la télé. L’homme aux adjectifs bibliques était incapable de parler ! Et dire qu’on l’avait payé pour
traduire ça ! Il chassa Constance qui semblait sourire et le couvrait de poils. Il regarda son salon. Les murs étaient tapissés de vieux livres démodés et abîmés par trop de manipulations. C’était les livres anciens, ceux qui racontaient les histoires passées. Maintenant, dans tout ce qu’il devait lire, il n’y avait plus rien. On n’était plus ennuyé par une aventure ou un héros, il n’y avait plus de lieux dépaysants, plus de sensations.
Seulement une pensée qu’on laissait se compliquer à l’extrême.
Cette fois, il ne pourrait pas. C’était allé trop loin pour lui. Mathieu attendait une fiche de lecture simple qu’il ne pourrait pas écrire. L’impression d’être submergé, il la connaissait bien, il s’était heurté à des textes extrêmement exigeants. Mais là, face à cette masse, il s’en sentait incapable. Alors la colère monta. Devant une telle absurdité, c’était la seule réaction saine. Il poussa violemment la pile de feuilles encore légèrement
blanches et contempla les pages qui gisaient au sol. Elles formaient un tas informe et désordonné. Il sortit, il devait prendre l’air.
Il était parfaitement calme lorsqu’il pénétra dans son appartement. Il s’était assis à la terrasse d’un café et avait regardé les gens passer devant lui, sans même se rendre compte de sa présence. Et cela lui avait fait un bien fou. Mais le tas était toujours là, à terre, et Constance jouait dessus en se roulant dans les pages. Il
envisagea d’y mettre le feu, un grand feu de joie ! Il sourit puis essaya de remettre les pages dans l’ordre. Elles n’étaient pas numérotées ! Il allait devoir demander à Mathieu de lui faire parvenir une nouvelle copie du manuscrit. Il souffla, il allait profiter d’une heure de tranquillité en plus.
— Math, oui c’est moi.
— Alors, tu en penses quoi ?
— A vrai dire, j’ai dû m’absenter un moment, et je n’avais pas fermé la fenêtre, toutes les pages ont volé dans la pièce et comme elles ne sont pas numérotées, je voudrais que tu me renvois un exemplaire…
— Quoi ? Mais c’est le seul exemplaire ! L’auteur a été interné hier soir dans un hôpital psychiatrique, il était complètement dément. C’est l’œuvre de sa vie !
— Bon écoute, je crois que je peux reconstituer le texte, laisse-moi un moment, je te rappelle.
Greg était aux abois. Comment allait-il faire ? Il prit deux pages identiques et lut les derniers mots de l’une et les premiers de l’autre : « … éthérée subtropicale », « vandalisme prenant sans substance... ». Ça n’allait pas. Il essaya avec d’autres feuilles, puis essaya encore pendant des heures. Rien ne collait. Il devait bien y avoir mille pages, et pas une ne concordait. Comment était-ce possible ? N’écoutant que son courage, il entreprit de les poser les unes à coté des autres pour en avoir une vue générale. Il y en avait partout. Il en
épingla sur tous les murs, en colla sur les plafonds et jusque sur la terrasse. Mais c’était peine perdue, jamais il ne parviendrait à reconstituer l’œuvre. Constance se faisait les griffes sur quelques pages, elle ne se rendait pas compte. C’était une catastrophe. Qu’allait-il faire ? Mathieu comptait sur lui.
Alors
il se mit à tout regrouper, sans penser à aucun ordre. C’était peut-être ça la solution… Il allait se fier au hasard et il vendrait ça à l’éditeur comme un coup de génie d’un auteur néo-post-mandrakien ! Il n’était pas trop fier de lui bien sûr. Il trahissait l’auteur, les lecteurs, Mathieu… Mais personne ne lirait de toute façon, le talent ne se mesurait plus qu’au poids, et il fallait bien qu’il mange. Il rappela :
— Tout est sous contrôle Mathieu. Et je suis en mesure de te dire que tu avais raison. C’est génial ! Tout a été déconstruit…
— Il n’y a pas de héros au moins ?
— Plus rien je te dis. Il ne reste que des ruines du langage. Les mots ont été parfaitement vidés de leur substance, il ne reste que des squelettes alignés !
— Oh oui ! J’en étais sûr ! C’est l’œuvre ultime ! On va se faire une fortune !
— Tu veux toujours une fiche de lecture ?
— Oui, fais-moi un petit texte, un souvenir…
Une exploration de l’inconnu. Que reste-il du livre lorsqu’il n’y a plus de phrases, plus de texte, plus de mots ? C’est dans cet univers sombre et un peu inquiétant que nous plonge le récit fascinant de X. L’auteur nous invite à une réflexion profonde sur l’utilisation du langage et le flux ininterrompu de la conscience qui le transcende. Une émotion pure, loin des phrases convenues et des formules sensées, une émotion qui nous libère et nous fait toucher du doigt ce qu’est vraiment la littérature. Assurément un grand texte, peut-être le plus grand. Un œuvre incontournable qui nous ouvre les yeux.
Des gens étaient arrivés la veille au soir et avaient passé la nuit sur le trottoir. On voulait être sûr d’avoir son livre. La foule était compacte et surexcitée lorsque les portes s’ouvrirent. On dénombra plusieurs blessés, certains écrasés par le poids des livres, d’autres piétinés par d’avides lecteurs. A midi, les rayons étaient vides, et des exemplaires étaient vendus sous le manteau à des prix grossiers. On ne pouvait pas interviewer l’auteur, définitivement aliéné. Alors c’était un Greg enthousiaste, un chat dans les bras et une casquette de baseball vissée sur la tête, une idée de Mathieu, qui paradait sur les plateaux et vendait l’héritage de Mandrake.
Jackie H 16 hours ago
Ah Mandrake, le (pas-)magicien... il rappelle tellement ces théoriciens (pseudo-)intellectuels des années 1970 dont le chic était de pondre des théories auxquelles le théoricien d'en face ne comprenait rien, et qui cachaient derrière un alugnement de mots de cinstruction savante l'indigence de leur pensée... Belle parodie (et il faut croire que c'est encore toujours à la mode aujourd'hui, ou est-ce que je me trompe ?) 😆😆😆👍🏻
Mathieu Scipion 1 day ago
Bonjour Laetitia,
ce texte fait partie d'une série de nouvelles que j'essaie d'écrire autour du thème des mots. C'est la lecture d'un texte publié chez Gallimard qui me l'a inspiré. Peut-être aimeras-tu aussi les autres? Merci d'avoir pris le temps de me lire.
Joyeux Noël!
Gand Laetitia 1 day ago
Merci pour l'explication. Je lirai peu à peu oui tes autres textes. Joyeux Noël également en attendant, merci.
Gand Laetitia 1 day ago
Bravo, c'est rare de lire de nos jours un texte aussi bien écrit et qui a un réel univers. Et cet univers, c'est parfois tellement vrai. Inspiré par un ou des auteurs ? Inspiré par une expérience dans le domaine éditorial ?
(updated)