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Lunette

Lunette

Published Dec 21, 2025 Updated Dec 21, 2025 Humor
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Deux assiettes sales flottent au milieu des poussières en suspension dévoilées par les rais de lumière. Le soleil tout juste levé inonde la cuisine, l’air déjà poisseux agace tout mammifère terrestre, la radio diffuse de fades informations ; cette journée historique commence comme toutes les autres.


Au fond du verger en contrebas, allongé dans son hamac sous le vieux cerisier, un sorcier encore plus vieux ronchonne en se tortillant à la recherche d’une meilleure position. Sa robe et son chapeau rubis ont passé une mauvaise nuit, comme lui ; quand Gandalf le Rouge ouvre enfin les yeux et constate que ses vêtements sont aussi froissés qu’il l’est depuis hier soir, la colère monte d’un cran. Vieille bique ! lance-t-il en redressant la pointe de son couvre-chef. Il s’assoit tant bien que mal, se gratte une narine d’un ongle grisâtre, puis se lève et marche d’un pas d’abord mal assuré en direction de la chaumière.

À l’étage de la maison, Hermione Dérangée essaie d’arranger ses cheveux comme elle le peut, sans se regarder dans le miroir ; elle ne veut plus voir ce nez qui ne finit pas de pousser. Elle a été belle pourtant – on le lui a répété maintes fois, il y a très longtemps –, mais les secondes sont des grains de sable qui creusent des sillons et déforment lentement. Même les deux derniers magiciens sur cette terre n’y peuvent rien. De vieux sorciers fatigués, qui en sont venus aux mains hier soir pour une futilité.


L’usure du temps étiole les couples. Gandalf, cinq fois marié, l’a découvert très tôt. Il ne comprend plus sa femme, malgré bientôt soixante ans de vie commune ; il ne sait pas si c’est la différence d’âge, l’amertume de n’avoir pas réussi à procréer ou l’aigreur de la vieillesse. Il se rend bien compte que les étincelles jaillissent uniquement quand leurs avant-bras, secs comme des silex, se frottent par inadvertance. Il y a des années qu’ils ne se sont pas touchés par désir. Bien sûr, avant, de temps en temps, lorsque la peau distendue devenait un frein à l’envie, un sort conjoint de Forêveur’Yang les rapprochait pour la nuit. Mais ils n’étaient pas dupes : ces parties de jambes en l’air éphémères ne trompaient personne – la vie s’affronte tous les autres jours, les pieds bien ancrés au sol. Malgré tout, une forme d’amour persiste ; elle sent juste le renfermé, cachée dans un recoin de leur cœur racorni.

Les gestes d’Hermione sont las, elle s’épuise d’un rien. Son cerveau fonctionne encore correctement, mais son corps ne suit plus. Elle n’est pas sortie de la maison depuis… depuis quand déjà ? pense-t-elle. Elle lit, joue au solitaire, écoute la radio, s’endort pour quelques heures, et ce cycle se répète toute la journée de tous les jours, depuis des lunes. Une fois ou deux dans l’après-midi, Gandalf lève les yeux de son grimoire, la plume encore à la main, et marmonne quelque chose qui se veut un début de conversation. Les mots aimeraient rebondir, mais ils sont amortis par tous ces livres couvrant les murs du salon. Avant de descendre les escaliers une marche à la fois, Hermione lance un sort d’un mouvement de nez ; les draps se mettent à bouger et l’immense lit se refait tout seul.


Gandalf traîne les pieds au milieu des arbres fruitiers. Ses réflexions deviennent ruminations ; la rancœur qui l’anime parfois percole à travers certains souvenirs et se transforme en rancune. Le féminisme d’Hermione, qu’il admirait tant au début de leur vie commune, l’agresse maintenant : il se sent victime d’une injustice. La journée passe, les nombreuses pêches mangées depuis ce matin n’ont laissé que des taches sur sa robe rouge et son ventre crie famine. Il s’arrête sous le chêne centenaire, casse une branche qui lui servira de baguette pour démultiplier ses pouvoirs – au cas où, se dit-il –, puis repart vers la maison d’un pas plus rapide.

Hermione a cuisiné toute l’après-midi, à la main, des petits plats que son sorcier adore. Elle sait comment ramener un début de bonne humeur qui, comme un feu doux, finira par attendrir son vieux bougon et lui rendra le bleu de ses yeux. Le soleil se couche côté salon et, en regardant les derniers rayons à l’ouest, la magicienne aperçoit Gandalf s’affairer sous le chêne avant de monter vers elle. Vieux bougre ! Tu t’es fait une baguette ! Elle jette un coup d’œil autour d’elle, repère le vase rempli de roses coupées, et s’improvise à son tour une baguette rudimentaire en arrachant la fleur et les feuilles de la tige.


Gandalf ouvre la porte d’un geste brusque.

– Et puis ? C’est l’heure Hermione !

– L’heure de quoi ?

– Des excuses ! Tu as quand même essayé de m’lancer des assiettes à la tête hier soir !

– Tu m’as insultée ! Traitée de… je ne sais plus quel animal !

– Tu as commencé, avec ton histoire de lunette !

– Toi, tu as commencé ! Je te demande soit de monter la lunette, soit de t’asseoir comme tout le monde !

– Tu as vu la longueur de ma robe ? Comment veux-tu que je m’assoie ? Un homme ne s’assoit pas pour pisser, bordel de merde !

– Si ! Tu l’as entendu comme moi à l’émission radio hier au soir : des hommes, des vrais, s’assoient !

– Ce ne sont pas des hommes, des lavettes tout au plus !

– Alors, lève et baisse la lunette. Tu ne comprends pas mon point Gandalf ! Tu fais ça propre, ou tu nettoies. Je suis tannée de passer derrière toi comme derrière un enfant !

– Mais j’vais pas changer à mon âge !

– Si, tu vas changer ! Tu ne vois plus rien, tu ne sais plus viser ou je ne sais quoi. C’est devenu une horreur. Tu me répugnes !

– Toi, tu me répugnes Hermione Dérangée ! Tu respires comme un vieux dragon sans âge, toujours avachie à souffler bruyamment.

– Vieux bouc ! Gandalf le Rouge… de colère !

– Vieille bique !


Hermione recule, et prend la tige de rosier cachée dans le vase. Ses yeux virent du marron au noir. Gandalf retire la main de son dos et menace sa femme de sa baguette de chêne.

– Tu… tu…

– Tu oses me défier, Gandalf ?

– Tu… tu as sorti ta baguette la première !

Il fronce les sourcils, le bleu de ses iris fait place au gris.


En vieux sage qu’il est, et même si la colère le guide depuis ce matin, Gandalf ne veut évidemment pas blesser la femme de sa vie, malgré leur différend. Il pense alors à un sortilège fort à propos, et sourit de ses dents jaunies.

De son côté, Hermione trouve en un instant le maléfice à jeter à son homme : quelque chose qui les fera rire à nouveau quand la tension sera retombée. Elle reste de marbre, et répète les trois syllabes magiques dans sa tête.


Gandalf fait un pas de côté pour s’écarter de la table et dit :

– On le fait à la régulière. À trois…

– Deux…

– Un…

– Eklabouss’ ! crie Hermione.

– Bam’debou !

Les deux éclairs, le rouge tiré de la baguette de rosier, et l’émeraude, de celle de chêne, entrent en collision au milieu de la pièce. L’énergie, amplifiée par un mécanisme inconnu – peut-être le bois vert et l’âge des sorciers –, se concentre en une masse confuse avant que le faisceau ne dévie à angle droit, passe à travers la fenêtre et parte en direction d’un ciel sans étoiles. Une seconde plus tard, les rayons frappent la lune en un point précis – en plein milieu d’un des miroirs laser laissés là par une mission Apollo – et rebondissent en direction opposée, tout en se décalant dans le spectre de couleur. Les éclairs reviennent roses et bleus et, à l’entrée de l’atmosphère, se transforment en un phénomène lumineux similaire aux aurores boréales : des voiles colorés recouvrent le ciel de la terre entière.


Les humains attendaient l’inversion des pôles depuis des années, mais c’est une autre anomalie qui les affecta ce soir-là. Les premiers hommes qui tentèrent une miction debout s’en mirent partout, le sort reçu déclenchant des éclaboussures incontrôlables. Les femmes qui voulurent s’asseoir ne purent pas, et elles durent faire debout tout en essayant de viser juste. Il y eut des larmes et des fous rires, des cris de joie et des insultes, dans toutes les langues parlées sur terre.

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