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Le fermoir 2/9

Le fermoir 2/9

Published Mar 27, 2023 Updated Apr 21, 2023 Culture
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Le fermoir 2/9

Elle sort de sa poche un passeport Suisse et elle lui confie, afin qu’il puisse enregistrer sa présence dans l’auberge. Le document est récent, ce que, à la fin de la guerre, ne disait rien d’elle, sinon qu’elle disposait d’assez de moyens ou de connaissances pour avoir une pièce d’identité Suisse. Sa naissance à Crète ne décrétait pas forcément des origines grecques. Avec un nom tel que Anna Hylan on allait juste pouvoir imaginer une famille venant de n’importe quel lieu de l'hémisphère nord entre Stockholm et Jérusalem qu’avait donnée naissance à un enfant pas loin d’une plage de la Méditerranée. Après avoir observé le document, il décide de se présenter lui même: "Moi, c’est Angelo Terracina…", "Angelo, c’est parfait. Les anges, ça protège". Cette remarque rempli de fierté Angelo, même s’il s’agissait du compliment le plus désincarné qu’on lui avait jamais adressé de sa vie d’homme. Mais il se sent tout de suite investi d’un rôle important, une sorte de gardien, un gardien qui devait protéger à la fois cette femme et les lieux qu’elle avait choisi pour se souvenir... de tout. Il y pense à cette phrase qu'elle lui avait dit dès son arrivée. Il y pense très souvent, au cours de la journée même, et puis celles d’après. Se souvenir d’un monde entier. N’importe qui lui aurait dit une chose pareille ça lui aurait semblé ridicule, mais en la regardant assise devant lui, il lui semble presque logique que cette femme existe quelque part dans l’univers et qu’elle se trouve là pour cette raison précise: pour se souvenir de choses que personne d’autre au monde ne connaissait. Enfin Anna sort d’une poche un fermoir très ancien, finement travaillé. Elle lui dit:"Je ne connais personne ici, mais je pense que vous, vous devez connaître tout le monde, vous n’aurez aucun mal à en obtenir ce qu’il vous faut. Il devrait être largement suffisant pour régler la chambre pour toute l’année".

Angelo prend le fermoir. Il en a le souffle coupé.

"Il est à ma famille, ne vous inquiétez pas de sa provenance","Je ne suis nullement inquiet, vous avez l’air de tout sauf que d’une femme malhonnête ou malintentionnée".

Il n’a pas le souvenir d’avoir jamais vu passer entre ses mains quelque chose de si précieux. Il s’interroge sur qui pouvait être cette femme qui sortait d’une poche quelconque, comme si rien n’était, un objet de la sorte en lui offrant pour payer à l’année une chambre dans un établissemnt comme le sien. C’était le genre d’objet avec lequel n'importe qui d'autre aurait essayé d'acheter toute l’auberge, dans cet après-guerre où le prix des précieux grimpaient de manière exponentielle face à la monnaie. "Vous êtes sûre de vouloir me le donner afin de payer une chambre dans une auberge si rustique, placée dans cette île? Je crois qu’avec un tel objet vous pouvez prendre quelque chose de bien plus confortable, de grand luxe même, en centre ville".

Anna lui sourit et elle lui dit: "Ne vous inquiétez pas, je suis sûre d’avoir fait le bon choix. Tout ça, c’est exactement ce qu’il me faut pour ce que je dois faire..." dit-elle en montrant d’un geste de la main la cour, le jardin avec ses arbres fruitiers, l’arbre splendide sous lequel elle était assise, l’auberge, le sentier qui longeait le canal et Angelo, lui même. Puis elle se lève, elle lui sourit et elle lui dit: "à tout à l’heure..."

Elle se retourne et elle part d’un pas rapide, élastique. Pendant qu’elle marchait dans l’île déserte, Anna pense au court échange qu’elle avait eu avec Angelo dans la cour. Elle l’avait trouvé magnifique et il ne s’agissait pas que de son aspect physique. Angelo était un homme beau. Le genre d’homme qu’en général ne lui inspirait aucune confiance. La plupart de fois, la vie apprenait plus vite la vanité et l’arrogance qu’autre chose à ceux qui ont un aspect si avantageux. Les trop plein d’assurance de ce type de personne se tournait vite en leur défaveur à ses yeux. Ces hommes-là, la laissaient aussi de marbre que les statues desquels ils semblaient l’incarnation. Avec Angelo c’était l’envers qui s’était produit. Elle ne cessait pas de le contempler, pendant qu’il tournait le fermoir entre ses doigts. Rien ne parle autant au nom d’une personne que sa manière de regarder les choses. Il avait en main une manufacture d’une valeur inestimable. On voyait qu’il l’avait compris tout de suite. Il adressait à Anna des longs regards attentifs, chargés d’un questionnement silencieux, à la place d’avoir les yeux étincelants de satisfaction pour avoir cela en échange d’une année dans une chambre si austère, dans l'auberge quasiment vide d'une île presque déserte. Visiblement il essayait de comprendre quelque chose d’elle. Quand un homme, à la fin d'une guerre, après des longues privations, à la place de se concentrer sur une immense fortune qu'il se trouve entre les doigts de manière si inattendue, se concentre sur la personne qui lui a confié, on sait d'avoir à faire avec un homme immense. Et c’est de cela qu’elle avait besoin. De l’immensité d’un être humain, pour oublier l’immensité de l’horreur qu’elle avait eu sous les yeux.

[...]

En début de semaine, Angelo prend le bateau et va en centre ville. Il rentre dans le bureau du meilleur antiquaire qui se trouvait sur place et il lui montre le fermoir. Il avait conscience qu’il s’agissait d’un objet rare et précieux, mais il en revient pas de l’ébahissement de l’antiquaire, il continuait à regarder l’objet en le tournant entre ses doigts, à la lumière du jour, puis à la loupe. Une heure et demi après, Angelo était sur la route du retour avec une telle somme d’argent qu’il n’aurait jamais imaginé possible avant de mettre les pieds dans la boutique. Il se demande si la femme qui avait décidé de lui donner le fermoir en échange d’une année dans son auberge se rendait compte de la valeur de ce qu’elle lui avait confié. Après tout, s’il s’agissait d’un objet de famille il se pouvait bien qu’elle ne sache pas jusqu’à quel point il était précieux. En revenant du centre ville, Angelo la trouve assise au beau milieu de la cour. Il s’approche et il lui tend une enveloppe en disant: "Je suis allé en ville, vous connaissez le prix de ce fermoir quand vous me l’avez donné pour payer la chambre de l’auberge?", "Oui. Si ce n’était pas la fin de la guerre, aucun commerçant de la ville aurait pu l’acheter. C’est le genre d’objet qu’on bats chez Christie’s", "C’est exactement ce qu’il m’a dit l’antiquaire". "Alors, il est un très bon antiquaire...", "Oui, le meilleur que nous avons en Ville. Quant à moi, j’ai pris au juste ce qu’il me faut pour la chambre à coucher, voici le reste pour vous. Garder tout cela pour moi ce serait du vol. Et je ne suis pas un voleur". Elle prends l’argent, puis elle lui sourit en disant:"J’étais sûre que je ne m’étais pas trompée sur la valeur...", "Effectivement le fermoir est...",

"Non, Angelo. Je ne parlais pas de la valeur du fermoir: mais de la tienne".

L'aubergiste, inédit 2019


P. 14-16

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