Congratulations! Your support has been successfully sent to the author
Kyiv, you crying

Kyiv, you crying

Published Apr 20, 2022 Updated Dec 4, 2023 Culture
time 14 min
1
Love
0
Solidarity
0
Wow
thumb 0 comments
lecture 308 readings
1
reaction

On Panodyssey, you can read up to 10 publications per month without being logged in. Enjoy9 articles to discover this month.

To gain unlimited access, log in or create an account by clicking below. It's free! Log in

Kyiv, you crying

à la mémoire de Vira Hyrych, décédée lors du bombardement effectué par l'armée russe en représailles contre la visite du Secrét. Génl de l'O.N.U. à Kiev.

I

 La résidence est vautrée sous le soleil d’un début de printemps. Des fleurs précoces égaient l’entrée du parc et le perron de la maison principale, dont les abords sont calmes, même si l’on remarque une certaine activité plus bas sur la route, là où commence l’allée principale. Et ce ne sont pas, comme d’autres jours, les camionnettes des livreurs, qui en sont la cause, ni les berlines des visiteurs — lesquels, disons-le, se font de plus en plus rares. Il y a quelques voitures sombres, des passagers assis derrière les chauffeurs, d’autres véhicules qui ralentissent, s’arrêtent le temps d’échanger quelques mots puis repartent pour stationner plus loin. En général ce genre de ballet automobile a lieu lorsque le maître des lieux donne une interview ou fait l’objet d’une émission télévisée. Avouons que c’est de plus en plus rare ; à 133 ans, Sir Charles a droit au calme et au repos bien mérité.

Son domaine est aujourd’hui ceinturé, à son insu — une retraite impénétrable. Il y a un garde tous les cent mètres à peu près. La star n’en sait rien, ce n’est d’ailleurs pas lui que l’on cherche à protéger, ce sont plutôt ces personnages éminents, chargés de lui rendre visite : des inconnus dont le pouvoir est considérable, puisqu’entre autres capacités, ils ont celle de faire accéder les princes au pouvoir suprême, ou de les faire tomber. Pour tout dire les hauts-responsables des services de renseignement du monde occidental se sont donné rendez-vous devant la demeure de Sir Charles Spencer. Sans doute pour des raisons de commodité linguistique, les puissances présentes laissent à l’envoyé britannique le soin d’actionner le portier électronique. Après un certain silence et une succession de craquements et de sifflements, l’image s’anime sur l’écran de poche :

— Qu’y a-t-il pour votre service ?

— Bonjour Monsieur, nous faisons suite au courrier qui vous a été remis en mains propres il y a de cela une semaine, vous annonçant notre passage. Le code convenu est le zMi6UK/UK.

— Je vous ouvre.

Cinq hommes en tenue sombre s’avancent, d’un pas décidé mais sans hâte. À l’approche de la porte d’entrée, trois d’entre eux se répartissent la surveillance des côtés de la maison. La porte s’ouvre et les deux autres entrent directement.

« Je vous conduis vers le jardin intérieur. Je dois vous prévenir, Sir Charles. est très fatigué.

— Soyez rassuré, ce ne sera pas long. »

La demeure évoque les manoirs typiques des films hollywoodiens. Au mur les tableaux et photographies agrandies mériteraient qu’on s’y attarde ; les deux officiels entrent dans le jardin d’hiver, où ils trouvent un petit bonhomme assis sur un fauteuil prolongé par un repose-pied. Il lève péniblement les yeux dans leur direction.

« Sir Charles Spencer, je présume.

— Lui-même, ou ce qu’il en reste, répond-il, d’une voix chevrotante.

— On vous a sans doute expliqué le motif de notre visite.

— Bien sûr, dès le début, mais comment pourrais-je vous être d’une quelconque utilité ?

— Vous êtes pour nous, je veux dire pour l’Occident, notre dernière chance de sauver un pays martyr. À moins de s’engager dans un conflit mondial dont nul ne connaît l’issue, nous allons devoir accepter pendant des mois, peut-être plus, que des centaines de civils, des femmes, des enfants, des infirmes, des malades, soient systématiquement massacrés par la volonté d’un despote devenu fou.

— Et vous me croyez capable d’inverser le cours de l’histoire, moi qui ne peux plus mettre mes jambes en mouvement ? »

Le second émissaire, français semblait-il, intervint à son tour. Au début des hostilités, il avait secrètement espéré que les fameux black-blocks d'Europe de L'Ouest, qui rêvent tant de guérilla urbaine contre les polices des dictatures se feraient les fers de lance des brigades  pour la liberté des peuples opprimés. Eh bien, non.  «  Je vous en prie, votre nom, Charles Spencer Chaplin évoque dans le monde entier celui qui, après 1940, a fini par avoir raison du Mal Absolu. Or nous avons affaire à un très dangereux paranoïaque sur-armé qui se croit en 1945. Nous vous demandons simplement de mettre fin à la mainmise que Vovotchka Proutin’ exerce, aujourd’hui, sur les esprits de ses contemporains.

— Vous avez une idée de la performance physique que représentait une seule scène du film auquel vous pensez ?

— En ridiculisant même trois, même deux minutes le chef de guerre comme vous l’avez fait dans The Great Dictator, vous allez le discréditer auprès de son peuple, et ses soutiens vont se retirer les uns après les autres. » Il y eut une pause, longue ; Sir Charles, marqué par son extrême fatigue, était aux bord des larmes : « Le problème, c’est que vous voulez ridiculiser mon personnage, mais c’est de moi que vous allez faire rire. Ma vue se dégrade de jour en jour, je tiens à peine debout, et je ne peux plus faire confiance à ma mémoire. Même si je n’ai pas l’âge qu’on me prête puisqu’il y a une confusion dans les dates de naissance de mon frère et de moi, je ne puis accepter.

— Je crains que vous n’ayez pas vraiment le choix, répartit le premier interlocuteur, d’un ton qui n’acceptait pas la contradiction.

— Vous ne pourriez pas engager un imitateur ? il y en a qui ne sont pas mauvais, et dans plusieurs pays.

— Nous y pensons. Mais si cela se fait, ce ne sera qu’après votre engagement à nos côtés.

— Comme vous semblez d’accord, nous allons laisser place à notre équipe technique qui va préparer le tournage avec vous. Nous veillerons à ce qu’ils se retirent dès que vous aurez besoin de repos. »

Revenus à leur voiture, les deux agents s’installent à l’arrière. L’un d’eux interroge : « Vous savez ce que c’est, la poutine, chez nous au Québec ?

— Pas le moins du monde !

— Un plat de patates au fromage arrosées d’une sauce brune.

— Et là, si on a échoué, on risque un million de cadavres arrosés de bombes nucléaires. »

II

 

Allongée à même la terre, Mariya ne veut plus souffrir. Du regard, elle transperce le ciel pour y trouver une raison de croire qu’elle va se sortir de piège. Mais le ciel a montré ses limites, il est à l’image de cette arrière-cour dans un quartier de Shevchenkivskyi où ce qui reste des immeubles de quinze étages, édentés, nécrosés, ne laisse voir qu’une bulle grise et cotonneuse sur la route des étoiles. Oui, le ciel a fait son temps, il faudra désormais faire appel à autre chose. Plus loin, les tirs, les détonations, un tonnerre d’explosions de toutes sortes, dans l’aigu les éclats de verre, dans le grave, comme un roulement qui se rapproche, les façades qui s’effondrent, parfois des bâtiments entiers ou presque.

Mariya ne pense qu’à une chose, retrouver Valentyn, alors elle se tend encore une fois, son cou est de plus en plus raide mais si elle arrivait à remuer la main, à prendre appui sur le sol, elle pourrait se mettre sur le ventre et voir, près ou loin, son fils. Jusqu’à maintenant, chaque effort qu’elle a fait pour changer de position est resté vain, pire, il s’est traduit par plus de sang perdu, et l’impression que ses vêtements deviennent collants. Je ne vais quand même pas finir ici, engluée à cette terre de malheur, et ce type qui m’empêche de prendre ma respiration, ce fardeau … je ne sais pas ce qu’il veut … si, je sais trop bien, mais pas tant que je vivrai … C’est ça, ce qui se passe, il est en train de me tuer, ces gars-là ne cherchent pas à faire des prisonniers, il faut qu’on disparaisse de la surface de la terre … mon Dieu, donnez-moi la force de voir, seulement de voir, mon petit Valentyn. Viktor ne peut rien pour nous, il est sans doute au combat …

Soudain quelque chose se bloqua dans ses pensées, comme si elles touchaient à l’impossible, comme si elles atteignaient les limites de l’inconcevable. Viktor, si tu le peux, ne sois pas comme le monstre qui me pèse sur le ventre.

Sur les seins, devrait-elle dire, car le « soldat », la bête en uniforme, est à califourchon sur le ventre de sa proie, il est tellement satisfait de sa position dominante qu’il ne sait même pas ce qu’il va faire ; elle hurle, elle lutte, mais avec de moins en moins de vigueur. Il lui trouvait un joli visage il y a cinq minutes, quand il a commencé à la pourchasser — il faut dire que depuis le début des opérations, il ne s’est pas vraiment montré à son avantage : toujours surpris, toujours à la recherche d’un abri, toujours derrière un camarade quand ils tombaient sur une colonne adverse ou sur un simple civil, on commençait à dire que le p’tit Vanya s’était trompé de métier. Peut-être mais là, c’est lui qui avait repéré cette jeune mère avec son gosse, qu’est-ce qu’elle fichait dans les parages — plutôt suspect non ? Au début, il lui prêta inconsciemment les traits de sa grande sœur, là-bas au village — la même confiance, la même façon de tout donner à son petit pourvu qu’il ne s’égare pas… Puis il s’est repris, il a reconnu une ennemie, l’ennemi, il allait lui faire payer son arrogance, Ah ! tu n’as pas peur de nous, de moi ? Tu vas le regretter, crois-moi, il y aura … La balle était partie sans qu’il s’en rende compte ; le bruit du coup de feu l’a presque effrayé, pourtant c’est lui, Boris Nicolaïevitch, qui tenait le fusil mitrailleur mais, bon … c’est ça, la guerre.

Elle était si jolie il y a cinq minutes, à peine, des bouts de verre et de barres de métal, il en pleuvait, il y en avait tellement qu’elle ne s’intéressait à rien ni personne, elle fonçait tête baissée en courant derrière son gosse, et pour moi, même pas un regard, on est des hommes quand même … de fait je ne sais même plus si j’ai crié, donné un ordre, de toute façon avec ces gens-là ce n’est même pas la peine. Je goûterais bien à celle-là, mais c’est bizarre, dès que je promène mes doigts sur son corps, j’ai la main qui commence à coller, je bouge un peu — elle hurle (… Non, je ne veux pas finir collée à cette terre d’Ukraine, terre de malheur) — c’est plein de sang là-dessous.

           

III

 

/SCÉNARIO 1 ; LIEU 2 ; DÉCOR 2 ; LUM. ORANGE-ORANGÉ éclats de rouge [3/4 bas : gris poussière] ; SON : MAX/ <00 : 00> ; PERSONNAGES : Mariya, Vania.

Entre Vovotchka Proutin’ [claudique] ; silence. Immeuble fracassé mais debout ; soldat dans l’angle gauche. <00 : 15> hurle gesticule, ordonne [micro fermé, sans paroles]. <00 : 40> Désigne bâtiments : [micro fermé] ordonne de tout raser ; exige fleurs pour femme au sol. Geste d’impuissance du soldat. <01 : 10> Prout’ le frappe à coups de canne, le fait décamper. <01 : 25>, P. assis sur bloc béton, respire, les yeux fermés, ramasse jouet cassé. <01 : 50> P. sursaute de peur : le jouet reconstruit lui parle. <02 : 00> P. jette la peluche : un militaire approche et remet un chou-fleur en plastique à P. qui l’offre à la femme étendue au sol ; mime une danse. <02 : 15> Détonation terrible, explosions, P. s’effondre, soldats, blessés, s’enfuient, le despote ne bouge plus. <02 : 30> Couper.

 

IV

 

Entre l’autorité absolue, le chef de tous les chefs. On s’attendrait à ce qu’il marche comme il le fait habituellement, or cette fois, il claudique, il est furieux mais ne dit pas un mot. On mesure toute sa violence rentrée, les poings serrés, les jambes qui cherchent quelque chose à écraser. Ce qui reste de l’immeuble fracassé est encore debout. Tout d’un coup l’autocrate se met à hurler, et, en deux ou trois gestes primaires, à donner des ordres. Tout doit s’effondrer ; et cette femme au sol, qu’on lui apporte des fleurs. Un soldat qui passe par là lui fait comprendre que tout est détruit, tout n’est que gravats. Prout’ fait mine de le frapper à coups de canne, le soldat décampe, le commandant-en-chef s’assied sur une pile de béton, ce qui avait été une cheminée dans un appartement. Il ferme les yeux et prend une longue respiration ; il ramasse une peluche parlante en deux morceaux qu’il ré-assemble ; le jouet se met tout de suite à lui parler, de surprise, le successeur d’Ivan le Terrible recule puis se reprend dès qu’il entend le pas d’un militaire en approche, de dépit il jette la drôle de poupée. Tout fier, le troufion lui remet le fruit de ses recherches — un chou-fleur en plastique. Le tyran le lui arrache des mains, s’approche de la femme qui git au sol, et le lui offre en mimant une invitation à la valse. Une détonation indescriptible, les immeubles explosent, le tyran s’effondre, ensuite quelques soldats, qui s’étaient sans doute cachés dans une entrée de cave, titubent et s’enfuient, blessés, choqués, comme atteints de démence profonde.

V

« Coupez ! » le metteur en scène referme son classeur, et se tourne vers l’éclairagiste : «  On a tourné une histoire, et pour une fois on a peut-être fait tourner l’Histoire. 

— Ça se peut.

— Espérons. C’était bon ?

— Bien sûr ! De toute façon, on n’a droit qu’à une fois.

— Absolument. » L’équipe est occupée à tout ranger ; en vrais professionnels, ils numérotent les accessoires, balaient et démaquillent tous à la fois. On apporte un fauteuil médicalisé au vieil acteur, qui se retire discrètement. Au moment de croiser le directeur, il entend : « Vous voyez, dans moins d’une heure les rushes partiront au montage, et dans trois heures environ le film de deux minutes trente passera sur toutes les chaînes du monde libre, puis il sera relayé par les réseaux sociaux, qu’ils soient des belligérants ou du pays agresseur. » Sir Charles hoche la tête : « Moi, dans trois heures … » On jurerait qu’il s’est endormi ; en tout cas son sourire est celui des anges satisfaits du travail accompli.

 

VI

 

         L’équipe de tournage a vidé les lieux. Quelques heures après le décès de Sir Charles Spencer Chaplin Junior, il ne reste sur les lieux qu’une équipe de nettoyage et quelques membres des services secrets.

« Désolé, mais on n’arrive pas à déplacer les blocs. On voudrait quand même remettre les corps aux familles.

—Les corps ? Quels corps ?

— Ben là, sous les débris …

— … Nom de Dieu ! »

Le corps de la pauvre victime est déjà en décomposition. « Appelle les brancardiers ! »

Sous les gravats gît un autre cadavre qui ne peut être que celui du tyran disparu. « Il faudra procéder à une identification légale. Nos adversaires ont perdu ; suite au clip vidéo, il y a des défections dans leur service de renseignements. J’en connais un qui travaille pour nous à l’occasion, il m’a certifié que la figure de chef d’état que l’on voyait à la télévision était un sosie.

— Il y a longtemps qu’on en parle, mais je prenais ça pour fake news. 

— À vrai dire, personne ne savait où se trouvait le vrai. Encore moins maintenant.

— C’est lui ?, demande l’autre, en désignant le cadavre.

— J’en suis sûr. Vovotchka Proutin’ ne supportait pas de perdre la partie, et il s’est dit qu’en se joignant à ses hommes il parviendrait à les re-motiver.

— Hmm, perdu pour perdu, autant tuer davantage.

— Et c’est le contraire qui s’est produit. Il s’est fait tuer dans l’explosion. Tu vois, la guerre, ce n’est pas que du cinéma.

 

                                                                                                                                   

Jerome Smith-Collier (avril 2022)

jer_smith-collier.auteur@laposte.net

 

----------------------

 

lecture 308 readings
thumb 0 comments
1
reaction

Comments (0)

Are you enjoying reading on Panodyssey?
Support their independent writers!

Prolong your journey in this universe Culture

donate You can support your favorite writers

promo

Download the Panodyssey mobile app