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Je me souviens d'Elsa

Je me souviens d'Elsa

Published May 9, 2022 Updated May 9, 2022 Culture
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Je me souviens d'Elsa

 

Je me souviens d’Elsa. Sitôt les yeux fermés, je revois son petit minois de renarde. Ses grands yeux mordorés et ses cheveux flamboyants. J’entends sa voix fluette d’enfant me poser mille questions sur les contenus de mes paniers d’osier, les herbes dans mes vases.

Je perçois encore son regard perçant sur mes gestes, devenus beaucoup plus lents avec le temps. Comme j’aimais sentir ses yeux rivés sur les plantes coupées, sur mes mains mélangeant la tisane ! Moi, Lucas, devenu moine-soldat et alchimiste lors de mon périple en Terre Sainte, je fondais devant une petite fille d’environ quatre pieds !

 J’ai été surpris lors de mon retour, en cette fin de l’an 1460, par le climat devenu si rude pour les femmes au caractère affirmé. Dans notre village et jusqu’aux confins du Duché de Savoie, la suspicion rôdait comme une louve affamée jusqu’au cœur des familles, en apparence, les plus unies. Je ne retrouvais plus ce calme et cette fraternité pour lesquels j’étais revenu, après trois décennies.

J’ai rencontré Elsa dans un hospice de la région de Chambéry où des villageois l’avaient abandonnée à son triste sort. Elle était sur une paillasse, sale, maigre, triste. La pièce était sombre, puante des miasmes de tous ces enfants rejetés et laissés aux bons vouloirs de moniales austères.  En sa présence, je ressentais des vibrations étranges et bienfaisantes. En elle, je reconnaissais sa grand-mère, femme envoûtante dont mon départ précipité pour Jérusalem, afin de ne pas être jugé pour de menus larcins à mes yeux de jeune homme téméraire, m’avait à grands regrets séparé.

La pauvre enfant était frappée du sceau qui la bannissait de la société. On chuchotait sur son passage. Les taches les plus ingrates lui incombaient. En confidence, lors d’une de mes visites aux malades désespérés, j’ai appris qu’elle faisait partie de cette lignée de femmes désignées pour soigner, guérir, aider à mettre au monde et jouer avec les sortilèges.

Cela confortait ma ferme intuition que cette petite fille était différente. Si cette différence était sans aucun doute une richesse, elle n’en était pas moins un terrible danger. Le bûcher pouvait à tout moment menacer son avenir.

Il m’incombait, en vertu des liens du sang cachés qui nous unissaient de doublement protéger Elsa. C’était une évidence. Ma mission était de lui enseigner les secrets des plantes et de la nature mais aussi l’art de se maintenir en excellente forme physique, pour échapper aux mauvaises rencontres.

De retour dans le pays de ma naissance, absout devant Dieu de mes fautes par mon service auprès des pèlerins sur le chemin semé d’embuscades menant à Jérusalem, je choisis de devenir ermite. Contre quelques pièces de monnaie et la promesse de venir régulièrement examiner et soulager les malades désespérés, j’emmenais l’enfant à l’issue d’une de ces visites. Il m’était impossible de laisser cette orpheline dépérir. Elle se cachait. Elle avait peur de moi, des hommes. Peu à peu, elle s’est rapprochée. D’une voix mal assurée, elle a commencé à se confier.

Elsa, bien que très jeune, a été profondément blessée par la mort de sa mère et les circonstances de celle-ci. Elle ne pouvait oublier les hommes en armes venus l’arracher aux bras sécurisants d’une mère. Dans sa mémoire étaient gravés les coups et les insultes, les tortures en place publique et la sentence. Elle avait été amputée d’une présence maternelle dans la fureur des flammes, triste écho de l’ignorance.  Elle pleurait toutes les larmes que son petit corps pouvait créer. Ses nuits étaient entrecoupées de cauchemars.

Si l’expression de son chagrin me semblait salvateur, il était aussi de mon devoir de la ramener sur le chemin de la vie.

J’ai pris sa petite main dans ma poigne et guidé ses pas dans de longues balades en forêt, sous prétexte de lui montrer les plantes et minéraux, détecter une source, prélever quelques résidus animaux pour mes différentes préparations. Dans ses yeux, à la place des larmes, j’ai revu les merveilleuses paillettes de bonheur. De sa gorge naissait de nouveau un rire cristallin. La marche au cœur de la nature lui avait redonné une vitalité irradiante et lui sculptait un corps d’une sensualité à envoûter le plus glacé d’entre nous.

 Sur mes traces, elle cheminait à la merci des morsures du froid, au cœur de l’hostilité des étendues de neige si traitresses en montagne. Je lui imposais la confrontation aux milieux les plus hostiles et inconnus. La découverte de nouveaux ingrédients dans ces terres sauvages éveillait en elle son puissant pouvoir créateur. Elle concoctait de nouveaux remèdes adaptés à des soins plus ambitieux. Elle s’accomplissait dans la réussite de ces défis.

J’apprenais à ses côtés les vertus de l’amour gratuit et inconditionnel d’un parent. Moi, le guerrier, je touchais du doigt le bonheur.

Je lui ai aussi transmis l’art de la guerre, de l’esquive, de la frappe à l’aide d’un simple bâton et de ses sens aiguisés à l’observation de son environnement. L’utilisation de la force de son ennemi en effet rebond lui a permis, à de nombreuses reprises, d’échapper aux différentes bandes de malandrins toujours à l’affût de quelques mauvais coups et d’une jolie femme.

A l’aube de ses vingt ans, elle rayonnait. Sa vocation était de soigner et d’améliorer le quotidien des femmes du village dans un combat contre la suprématie arbitraire des maris brutaux.

 Lorsque les soldats du roi parlaient violence, elle n’hésitait pas à prêter main forte aux villageois qui l’avaient pourtant bannie, à se dresser devant l’ennemi afin de protéger les mères et les enfants. Après la bataille, elle soignait les blessures du corps et de l’âme.

En parfaite harmonie avec la nature et le tumulte de ses humeurs, sa liberté de femme se conjuguait avec sa liberté de mœurs. Elle vivait sa nature sauvage. Aucun homme n’avait le pouvoir de la posséder, son engagement suivait une autre voie.

Econduit, l’un de ses plus fidèles compagnons la dénonça diabolique lors d’une soirée trop débauchée. Être femme sans être mère ni épouse éveillait les soupçons. Être libertine sans être gourgandine parfumait de soufre une réputation.

Crédules, les villageois l’on rejetée une seconde fois. Un rudiment d’interrogatoire, en place publique, où son nom et la mention de sa lignée suffirent à son châtiment. Son destin était scellé à celui de sa mère.  Le sang qui coulait dans ses veines était sang de sorcière, sang d’impie. Fi des soins prodigués en toute humilité ! Fi du pardon accordé après le lâche abandon ! Sa connaissance des plantes vouée à l’apaisement des douleurs humaines termina l’esquisse à l’encre politique d’un portrait de sorcière. De nombreux sorts jetés, plus saugrenus les uns que les autres lui furent aussi reprochés. Simulacre de procès, humiliations dans la recherche de preuves de sa complicité avec le Malin.

 Revêtue de la mince tunique des suppliciées elle fut exposée aux regards primitifs. Courageuse face à l’adversité, elle resta digne quand elle fut attachée par des liens serrés sur son poteau de bois. Ses yeux mordorés embrassèrent la foule traîtresse. Nos regards où brillaient tant de larmes se sont une dernière fois réunis quand la main du bourreau fit pivoter la torche purificatrice vers le bûcher.  L’odeur de sa chair alourdit l’atmosphère et sa trop courte vie s’est envolée dans la danse macabre des flammes. Ses cendres se dispersèrent. Son nom fut effacé.

Fou de douleur, je me suis réfugié plus loin, dans la montagne. J’ai noyé mon chagrin dans les eaux tumultueuses du Guiers, hurlé ma peine au pied des gorges profondes, attendu que la Grande Faucheuse m’emmène en voyage. Elle s’est approchée plusieurs fois au cours de longs hivers glacials, de périodes de famine et des assauts de la peste. Sa main décharnée a caressé plusieurs fois mon visage et j’ai senti ses relents fétides m’envelopper lors de fortes fièvres. Mais la présence éthérée d’Elsa auprès de moi la faisait invariablement fuir.

Je me souviens d’Elsa. Sitôt les yeux fermés, je revois son petit minois de renarde. Ses grands yeux mordorés et ses cheveux flamboyants. J’entends sa voix fluette d’enfant. Je puise aujourd’hui dans mes dernières forces pour écrire son histoire afin que le joyau de ma vie ne soit pas oublié.

Image Pixabay : Herbes Les Plantes Sorcière Rite

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