Chapitre 3 : Tâches d'encre et petits rubans
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Chapitre 3 : Tâches d'encre et petits rubans
Arrive, enfin, le rendez-vous tant espéré chez l’avocat déniché tout près de mon bureau. L’homme âgé qui me reçoit semble aguerri, blasé, sa peau parait presque translucide tant il est pâle. Il m’écoute en silence, prend des notes d’une main parcheminée et hoche la tête, manifestement habitué à toutes les petites mesquineries que peuvent se faire subir des êtres qui se désaiment. Ledit Maître Dubourg reformule, énumère les options possibles, détaille les différentes procédures et, finalement, me conseille de négocier un divorce par consentement mutuel. Il me propose un nouveau rendez-vous conjoint avec William, si toutefois j’arrive à le convaincre puis me donne une épaisse liasse de documents à remplir et prend son chèque. Vingt minutes chrono. Ce rendez-vous attendu depuis une poignée de semaines n’avait duré qu’une vingtaine de minutes. C’était donc ainsi que l’on mettait un point final à un mariage. Vingt minutes, un dossier à remplir et une signature griffonnée au bas d’un chèque. “C’est beau l’amour…” Mon cœur se serre un peu face à un tel gâchis. Tandis que je prends le chemin du retour, hébétée, anxieuse, mais aussi soulagée d'avoir le sentiment d’avancer un peu après ce temps d’inaction subi, je me demande comment réussir à persuader Will de signer cette fichue convention de divorce alors que nous n’échangeons quasiment plus le moindre mot depuis presque deux mois.
Lorsque je pénètre dans l’appartement, il est assis devant son ordinateur, totalement absorbé par l’écran, semblant ignorer totalement ma présence. Je m’installe sur le canapé tout proche et braque mon regard sur lui, en attendant qu’il ne tourne les yeux vers moi, la mine figée. Je m’éclaircis la gorge et expose les faits d’une voix qui se veut calme et posée mais que je sens trembler sous son regard obsidienne. Imperturbable, il continue de m’observer fixement en silence jusqu’à ce que se finisse ma tirade, répétée dix fois en pensées, puis étire ses lèvres en un rictus froid et cynique et assène d’une voix cassante :
“je ne renoncerai pas à toi, Juliette. C’est hors de question.”
Et il fait pivoter son fauteuil pour s’abîmer, de nouveau, dans la contemplation de son PC. Discussion close, visiblement. J’ai manqué ma cible, suis tombée à côté. Son sang-froid reptilien me glace, son attitude distanciée laisserait presque penser qu’il savait déjà ce que j’allais lui annoncer, alors que j’avais tout fait pour rester discrète, indéchiffrable. Je m’attendais presque à tout, sauf à cette réaction ; je l’avais imaginé crier, casser des objets, claquer la porte, me menacer voire pleurer... Au lieu de ça, il avait juste dit non. Comme on dit non à un enfant qui fait un caprice. Non point final, merci au revoir. Peut-être avait-il été informé de mon détour de ce soir par des messages du stalker ? C’était la seule explication possible. Pourtant, il était inconcevable de laisser Will mener la danse ; s’il refusait aujourd’hui, je le ferais plier demain. Il me suffisait “juste” de trouver le bon angle pour lui faire signer ce fichu papier. Et puis, le compte à rebours était lancé maintenant, mon déménagement approchait ce n’était qu’une question de jours à présent, il fallait simplement s’accrocher encore un peu. Naïvement, je pensais avoir déjà vécu le pire et je me trompais...
Pendant les deux dernières semaines de cohabitation, William essaie tous les stratagèmes possibles et imaginables, pour me retenir, peut-être, prouver un adultère chimérique, ou encore pour me faire craquer psychologiquement, lui seul ne le saura jamais...
Un matin, il tente, visiblement désespéré, de me faire croire qu’il est en phase terminale d’un cancer du poumon, en m’agitant sous le nez des radios suspectes de sa cage thoracique. Quand je vois ces clichés, une décharge de peur et de colère mélangée court le long de ma colonne vertébrale, mon plexus solaire se noue, mon instinct hurle à mes oreilles que quelque chose ne colle pas ; je sens le vice, la manipulation sournoise.
Je respire profondément, compte intérieurement jusqu’5 et plaque alors, froidement, les images sur la fenêtre ensoleillée pour les observer minutieusement. Le papier est gondolé, visiblement passé sous le feu d’un briquet ou d’une flamme quelconque. La colère bout, je manque de me jeter sur lui toutes griffes dehors. Je n’ose à peine croire qu’il ait l’impudeur d’actionner des ficelles aussi grossières, puisqu’il sait pertinemment que “le crabe” a frappé ma mère il y a quelques années. Je l’ai beaucoup accompagnée dans son protocole de soins et j’ai appris plein de choses que cet abruti semble ignorer. Aussi, pour le prendre au piège, je feins la stupeur et demande le compte-rendu du radiologue – document qui semble s’être mystérieusement volatilisé selon les explications bredouillantes de mon “mari”... Comme par hasard !
Au bord de la nausée, je fixe, longuement, ses yeux pour tenter d’y déceler une once d’humanité, de remord peut-être ou même de désespoir... n’importe quelle émotion humaine qui pourrait adoucir ma haine furieuse mais il n’y a rien. Son regard est vide, presque vitreux. Je compte encore jusqu’à 5 en dedans, avant de glisser, d’un ton que j’espère meurtrier :
“ Les tumeurs ressortent blanches et pas noires en imagerie médicale, tu n’as pas de cancer, c’est toi qui en es un, Will et, franchement, c’est dégueulasse de jouer là-dessus, même venant de toi... Pauvre type !
Echec au roi, qui n’a pourtant pas dit son dernier mot…
Un autre soir, alors que, dans l’appartement, je suis seule avec Fleur, endormie, et que je m’apprête à aller prendre une douche, je remarque en me dirigeant vers la salle de bain une inquiétante diode rouge qui clignote, frénétiquement, dans la chambre d’amis, occupée par William depuis notre rupture et dont la porte reste, souvent, entrouverte. Je marque un stop et tends l’oreille pour tenter de distinguer un bruit suspect ou le moindre signe de présence dissimulée mais... il n’y a rien. La porte d’entrée de l’appartement est verrouillée de l’intérieur, ma clé dans le barillet positionnée de telle sorte que personne ne puisse ouvrir de l’extérieur, j’y avais veillé, tout à l’heure, en rentrant de la promenade de Muffin, mon fidèle cocker anglais. Même si Will se décidait à rentrer, ce dont je doute, il ne pourrait pas sans sonner. J’inspire profondément et pousse la porte de son antre plongée dans l'obscurité ; d’un pas, je m’y faufile, referme tout doucement derrière moi puis dégaine la lampe de mon téléphone portable pour éclairer les lieux sans allumer le plafonnier et, ainsi, ne pas attirer l’attention de quelqu’un qui pourrait observer du trottoir en face...
Le sinistre clignotement provient d’une étagère de l’armoire contenant toutes ses affaires d’homme froissé dans tous les sens du terme. Parmi les frusques défraîchies, se niche malhabilement dissimulée une caméra braquée sur la porte de la salle de bain et la baignoire dans son prolongement, filmant peut-être depuis des heures, des jours ou même des semaines… qui sait ? Ce coup-là, je ne l’avais pas vu venir. Cette découverte, fortuite, me fait l’effet d’une bombe dans la cage thoracique, mes oreilles résonnent sous sa déflagration, mon cœur tachycarde ; j’ai envie de pleurer, de hurler, ou les deux en même temps. Je brûle de tout casser, de ruiner sa chambre, de lui arracher les cheveux ou lui énucléer les yeux. Mais malgré la haine qui se déverse dans mes veines, la violence qui me submerge et ce goût bien connu de bile qui inonde ma gorge, je m’exhorte à la raison et au calme de la vengeance froidement exécutée. Ici, aucun doute n’est permis sur l’identité du propriétaire de l’appareil qui prend pour cible mon intimité. Mes jambes dansent la gigue, je tremble de tous mes membres mais décide de passer la pièce au peigne fin, pour vérifier si d’autres perfidies se cachent dans ce capharnaüm ambiant. D’abord, j’attrape la caméra dont j’efface le contenu avant de l’éteindre, puis je cours à la salle de bain, farfouille dans mon tiroir à maquillage, en extirpe mon vernis à ongles le plus foncé — le violet presque noir que j’arbore souvent en hiver — et badigeonne allégrement la lunette de ce fichu caméscope-espion, que je repose, écœurée, à sa place puis examine chaque étagère, chaque tiroir sans rien trouver de particulièrement suspect, à part, un sweat à capuche gris anthracite dont j'ignorais l’existence. Je regarde ensuite sous le lit, il y a là quelques photos de nous trois, des souvenirs communs, ses bulletins de salaires et des papiers sans importance à mes yeux ; je ne m’appesanti pas. Je fouille la table de chevet, rien de spécial, non plus. Je commence à penser que je ne trouverais rien de plus ici, lorsqu’un tout petit détail attire mon attention. En balayant la pièce avec le faisceau de ma lampe, j’avais cru percevoir un reflet rouge irisé. Mon poignet reproduit son mouvement et je distingue un petit morceau de ce qui ressemble à du tissu et qui dépasse, négligemment, du tiroir du bureau près de la fenêtre aux volets ouverts. Je m’approche et extirpe un long ruban rouge sang ; mon souffle se coupe net. En pensées, je revois le jour de la Saint Juliette et sa cohorte d’orchidées et de présents intrus. C’était donc lui... j’ouvre le tiroir en grand, farfouille compulsivement et met la main sur les reçus des bijoux et les factures des fleurs qui confirment mes certitudes. Il avait violé mon sanctuaire en s’y introduisant pendant mon sommeil ; ce n’était pas Johana comme j’avais pu le penser un moment, ni le stalker, mais c’était Will.... Je le jure, je lui ferai payer ses offenses à ce taré ! tout comme à l’autre, d’ailleurs, cette “ombre inconnue” comme je l’appelle faute de mieux...
En ressortant dans le couloir, je songe au fait qu’il saura que je sais, qu’il comprendra vite que j’ai découvert ses sordides petits secrets mais il ne dira rien puisque ce serait avouer et qu’il n’en aura probablement jamais le courage. Nous continuerons à jouer à ce sinistre jeu de dupes, celui où le premier qui craque a perdu. Parce que c’est probablement le but ultime de la sombre comédie qu’il s’échine à me jouer. Il veut que je craque, que je parte, que je m’enfuis, mais je sais que si je quitte le “domicile conjugal” sans avoir fait les choses dans les règles de l’art aux yeux de la justice, je pourrais perdre le droit de garde de Fleur et ça, je ne me le pardonnerais jamais. Il m’est juste inenvisageable d'être séparée d'elle ne serait-ce que temporairement. Oui, c’est probablement ce qu’il cherche au fond. “Si je ne t’ai pas, personne ne t’aura”...Sa phrase favorite, de celles qui font trembler, de celles qui sont choisies précisément à cette intention. Il sait que ce qui compte le plus pour moi c’est ma fille, mais l’englobe-t-il, alors, elle aussi dans ce “personne” indéfinissable ?
Qui est-il précisément ? Un malade, un fou, un homme désespéré ? Est-il, seulement, un bon père en premier lieu ? Je n’en suis pas certaine.
Je repense à l’après-midi où, en rentrant du travail, je l’ai trouvé, ivre, chancelant avec la petite dans les bras, la sortant du bain, elle qui pleurait en grelotant, lui qui hurlait sur moi et sur elle, probablement. Ce même soir où tout a basculé pour moi, parce que si vivre sans amour était plus ou moins acceptable, rester avec un homme qui pourrait mettre notre enfant en danger ne l’était pas un seul instant, même en arrivant à faire abstraction des mensonges, de la trahison et des coups...J’entends encore résonner à mes oreilles, ses mots durs, tranchants comme un couperet, quand il m’a confié ne pas réussir à aimer Fleur, ne pas savoir comment l’aimer vraiment. A ce moment précis c’est comme si mes yeux l’avaient regardé pour la toute première fois, pour de vrai, sans fard ni artifice. J’avais vu un homme seul, vide à l’intérieur et ça m’avait glacé, plus que tout ce qu’il avait pu faire par le passé.
J'avais senti au fond de chacun de mes atomes qu’il FALLAIT que je m’enfuie avec elle, et pour elle, le plus loin possible de ce père qui n’en a que le nom. Depuis, je ne le laisse presque plus jamais seul avec elle.
Je ne reconnais plus cet homme en qui j’avais, jadis, placé toute ma confiance et qui semble aujourd’hui avoir été remplacé par un jumeau diabolique et malveillant. Des frissons glaçants parcourent ma peau transie de peur. Rien ne semble pouvoir me réchauffer, ni la douce respiration apaisée de ma petite fille endormie, ni l’eau brûlante qui ruisselle sur mon corps nu, ni même cette libération qui n’en finit plus de se faire espérer. Will avait orienté cette caméra pour m'épier sous la douche, parce qu’il me connait bien, ce salaud et sait que je ne ferme jamais les portes pour rester à portée de voix et d’oreille de Fleur, sauf la nuit, où je m’accroche à mon interphone bébé gardant, ainsi, un lien permanent avec la chambre d’enfant.
J’ai envie de vomir. Je tremble de tous mes membres. Ma tête semble sur le point d’exploser et une multitude de nouvelles questions hurlent dans mes oreilles et se disséminent dans ma poitrine :
“Comment n’avais-je pas pu voir qui était cet homme avant de faire un enfant avec lui ?”
“Comment avait-il pu ne serait-ce que penser à me filmer, à mon insu, et pourquoi ?”
“Que fait-il des vidéos ? Depuis combien de temps, fait-il ça ?”
“Est-ce que je suis une actrice porno sans le savoir ?”
“Est-ce que je suis à poil sur YouTube ? Sur le darknet ?”
“Comment nos vies avaient-elles pu devenir aussi sordides ?”
Et surtout, “est-ce que ça allait finir un jour ?”
Ou “Est-ce que, vraiment, cette folie va durer jusqu’ à la mort, jusqu’à ce que l’un ou l’autre ne rende son dernier souffle ? Jusqu’à ce que l’un ne tue l’autre ?”
Ce soir encore, c’est comme si je levais un autre bout du voile qui dissimulait son visage depuis des années et à cette minute, se déverse en moi, l’angoisse de ce que Will pourrait me faire subir plutôt que d’accepter de me perdre…
“Si je ne t’ai pas, personne t’aura” Et même si, un temps, j'avais préféré accuser son goût prononcé pour la dramaturgie, je me demande désormais s’il n’est pas fou... tout simplement, fou à lier, fou au point de me tuer. Sans compter toutes les fois, où je l’ai surpris en flagrant délit.
En flagrant délit de mensonges lorsqu’il prétend partir travailler et que je l’aperçois en train d’errer sur le bord de la route en plein après-midi lorsqu’il est censé rester tard dans son centre d’appels. En flagrant délit d’espionnage, quand il se cache maladroitement sous le balcon de notre appartement, comme un pitoyable Roméo déchu, pour écouter mes conversations téléphoniques, suspendues au téléphone avec les copines dès que Fleur a fermé, pour la nuit, ses jolis yeux bruns. Je finis toujours par le débusquer, en décelant une ombre suspecte, un bruit de pas, de feuilles ou de brindilles écrasées par ses gros godillots. Il n’est pas vraiment discret en la matière et n’aurait certainement pas pu faire carrière dans l’espionnage ! A moins qu’il ne s’agisse, là encore, d’une nouvelle manipulation pour me faire perdre mon sang-froid et la garde de ma fille, par effet domino... mais comment le prouver sans passer pour un monstre sans cœur, voire une femme hystérique à tendance paranoïaque ?
J’ai l’impression d’être la seule à voir son vrai visage derrière l’apparence délibérément affichée d’un homme écorché par la vie. Aurais-je, seulement, toutes mes réponses, un jour ?
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Comment perdre dix ans de vie en charge mentale. Dur.
Juliette Norel 4 months ago
oui...dur, dur. Eprouvant, épuisant et terrifiant. Un test grandeur nature de sa propre capacité à ne pas sombrer dans la folie... C'est un peu le fil conducteur de cette histoire