

On verra
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On verra
Liberty, à l’instant de rallier la frontière afin de rejoindre Abbotsford, en Colombie-Britannique, savait qu’elle ne passerait pas le reste de ses jours avec Liam. Dénombrer les raisons de son choix nécessitait du temps et un carnet entier. Mais alors que le premier leur manquait, les seules feuilles de papier en sa possession tapissaient désormais la façade de leur petite caravane. Avec ce message :
« NOTHING BEHIND ME, EVERYTHING AHEAD OF ME, AS IS EVER SO ON THE ROAD »
Les mots de Kerouac s’adressaient à Opal, sa mère. Elle comprendrait. À condition qu’elle vienne à Deming, au nord de l’état de Washington. Si la situation dans laquelle l’avait foutue son « beau-père » – enceinte ! – lui en laissait la possibilité. Liberty détestait Caleb. Il les avait certes arrachées aux griffes de son géniteur, mais ça ne lui donnait pas le droit de la mettre enceinte, bon sang ! Pourquoi les hommes se croyaient-ils tout permis, dès lors qu’ils accomplissaient une bonne action ?
Liam venait de l’informer que les casques noirs – la milice du parti Nation of America for Zero Immigration – arrivaient en ville. L’adolescente brune écoutait d’une oreille le jeune garçon roux tandis qu’elle terminait de clouer la banderole de papier sur la caravane.
— Alors, en route, Liberty, l’enjoignit-il.
Liam, à n’en pas douter, était un brave garçon, qu’elle trouvait plutôt mignon. Liberty le connaissait depuis l’école élémentaire. Leur duo détonnait dans la classe. Toujours côte à côte : une descendante du peuple Nooksack qui se coltinait un rejeton Irlando-Américain. Leurs camarades ne croyaient ni à leur amitié ni à un début d’histoire d’amour. Trop éloignés d’un point de vue culturel. Pourtant, se remémora Liberty – qui avançait à ses côtés sous l’épais couvert d’une forêt de pins, tous deux harnachés comme des randonneurs aguerris –, elle adorait son « rouquin » et lui chérissait son « indienne ». Et peu importait ce que les autres en pensaient. Quant à sa volonté – secrète, il n’en savait encore rien – de ne pas s’engager avec lui, elle ne relevait pas d’un désamour. Au contraire.
Bien entendu, nul besoin qu’on la torture : Liberty lui avouait sans mal combien il l’agaçait parfois. Et lorsqu’il s’abandonnait à de chastes sentiments, elle l’envoyait bouler avec son sempiternel « on verra ».
Pendant toute la traversée du chaînon Skagit, à l’ouest de la chaîne des Cascades, Liberty asticota Liam. Elle adorait le regarder retrousser son nez piqueté de taches de son quand il se vexait. Quelque part, dans les méandres de son âme, elle le préparait à la rupture. Et peut-être bien qu’elle aussi. Comme si elle cherchait à mettre de la distance entre leurs sentiments réciproques.
La nuit, à la belle étoile, il dormait contre elle, mais cela n’allait pas plus loin. Liam était prévenu : rien ne se passerait entre eux avant sa majorité. Alors, il se contentait de l’enserrer comme une amie. Ou une sœur. Liberty adorait ça, mais elle rouspétait sans cesse : il l’étreignait trop fort ou ses ronflements la réveillaient.
Un matin, éreintés, ils débarquèrent à Sumas. 80 % des habitants avaient déserté la ville à la suite de l’avènement des casques noirs. On les surnommait ainsi à cause des centaines de clous qui hérissaient leurs heaumes et les assombrissaient. Quant aux 20 % restants – à la peau mate –, on les avait déportés dans d’immenses camps, loin de voisins canadiens un peu trop curieux.
Avec son teint de roux, Liam faisait partie des « privilégiés ». Non qu’il bénéficiât d’un quelconque passe-droit du Parti. Mais il pouvait circuler comme avant la dictature ou l’arrivée de la Grande Vague – ce tsunami qui venait de ravager Old Seattle, rebaptisé « Stevensville », en l’honneur d’un gouverneur anti-autochtones. Voilà pourquoi Liberty appréciait tant ce garçon qui, à peine sorti de l’enfance, avait quitté ses parents pour fuguer avec elle par amour et se risquer à rejoindre le Canada.
— C’est quoi, le plan ? On traverse sous les tirs ? demanda Liam.
— Parcourir la ville ne servira à rien, Liam : on tombera sur le poste frontière et tu pourras me dire adieu. On file à l’ouest. Au lac Judson. Viens.
— Tu déconnes ? s’exclama-t-il.
Elle s’arrêta.
— Non, pourquoi ?
— Pourquoi ? Parce que je sais pas nager !
— C’est nouveau, ça ? On a appris ensemble ! Ça ne s’oublie pas.
— Mais je flottais comme une brique ! Et là, on porte un sac à dos super lourd ! C’est impossible !
— On verra.
Ils marchèrent jusqu’au lac.
— C’est simple, Liam : d’ici, on nage 800 mètres environ. Et une fois passée la frontière, on se laisse dériver vers la droite et c’est la rive canadienne.
— On peut pas s’approcher plus ?
— Non, ces bâtards ont miné ses abords. Et aussi au fond.
Liam devint livide.
— Et si je coule ?
— Ben, t’exploses, mon pote. Et moi avec.
Liam ne mentait pas : il ne savait pas nager. Malgré l’insistance de Liberty, le gamin hésita, mais le temps seulement de faire deux pas vers l’eau. Il craignait d’emporter avec lui l’adolescente au fond du lac. Mais le garçon, courageux, ne lâcha jamais l’affaire, car il adulait Liberty.
La traversée nécessita une bonne demi-heure de nage. Et, en effet, sous le regard imperturbable – mais bel et bien terrifié – de sa compagne de misère, Liam faillit couler à plusieurs reprises. Une fois parvenue sur la rive canadienne du lac, avant même de savourer une liberté retrouvée, Liberty se sentit comme la reine Guenièvre pour laquelle Lancelot aurait sacrifié sa vie. Elle exultait.
De peur que des locaux soudoyés par le Parti les capturent et les renvoient sur les Terres Saintes d’Amérique, ils se dissimulèrent – le temps d’une nuit – entre deux rangées d’un champ de tournesols. Puis, pour la première fois depuis qu’ils frayaient ensemble, à défaut de rompre avec Liam, Liberty brisa son serment et ils firent l’amour une partie de la soirée. Le plaisir si intense qui se répandit entre eux lui donna l’impression de naître au monde à nouveau.
Au petit jour, Liam décréta qu’ils devraient partir au plus tôt afin de s’enregistrer auprès du bureau de l’immigration d’Abbotsford. Liberty espérait obtenir une chambre parmi les unités modulaires qui accueillait tous les migrants américains, sans aucune distinction.
Soudain, un grincement attira leur attention.
— Sortez de mon champ ! cria quelqu’un.
Liberty se figea, tandis que Liam s’efforçait d’apercevoir le visage de l’homme.
— C’est un mec un peu trapu, murmura Liam, dans une sorte de charrette tirée par un cheval.
Liam se redressa, au grand dam de Liberty.
— Non ! Ne te fais pas voir ! intima-t-elle, en essayant de le retenir.
Liam s’avança vers le type tandis que l’adolescente restait à couvert. Ils discutèrent quelques minutes. Puis, il revint sous le prétexte de récupérer son sac à dos.
— Il a l’air réglo. Il propose de me rapprocher d’Abbotsford. Il dit que je dois me rendre à Martens Park, que c’est là que se trouvent les unités modulaires.
— Liam, je t’en supplie ! N’y va pas ! Pas sans moi !
— Tout ira bien. De toute manière, une seule place subsiste dans sa charrette. Reste à l’abri, je reviendrai vite.
Elle se jeta à son cou et l’enserra dans ses bras. Puis, elle lui murmura à l’oreille :
— Je t’aime, Liam.
Liam l’embrassa, la regarda droit dans les yeux et, un sourire aux lèvres, marmonna :
— On verra.
Il se hâta de rejoindre la carriole. Et alors qu’il échangeait des mots inaudibles avec le charretier, Liberty remarqua sa brève hésitation. Mais le fait qu’il grimpa dedans la réconforta.
Tout à coup, l’homme siffla. D’un véhicule aux vitres fumées dissimulé aux abords du champ, surgirent trois casques noirs. Ils empoignèrent Liam. Puis, tandis que la charrette s’éloignait en direction d’Abbotsford, le SUV disparut vers la frontière, où les camps de concentration éteindraient la flamme autochtone qui brûlait en lui.
Neuf mois plus tard, Liberty accoucha de jumelles qu’en hommage à leur père, elle baptisa Mila – l’anagramme de Liam – et Anastasia, « renaissance » en grec. Elle devait au sacrifice de son compagnon sa renaissance au sein d’un monde libre.

