Entretien 3 : à la place de Zuckerberg
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Entretien 3 : à la place de Zuckerberg
Etienne : Monsieur Tybliaski, c'est un plaisir de vous revoir. Comment allez-vous cet après-midi ?
Roman Tybliaski : Ma foi ces rayons de soleil ne sont pas désagréables. J'aime le froid des jours clairs : il fortifie le corps et clarifie l'esprit.
Etienne : Puisque vous parlez de clarté d'esprit, si nous revenions à notre discussion d'hier ? Mark Zuckerberg a-t-il selon vous l'esprit clair ?
Roman Tybliaski : Mais qu'est-ce qu'on vous apprend à l'école ? Ne savez-vous pas qu'on ne peut pas lire dans les têtes des gens ? (Rires). Ne le prenez pas mal, je ne me moque pas de vous... mais de la naïveté de votre question. Alors... pour y répondre... on en lit des tas sur la santé d'esprit des gens de pouvoir tels que lui. Mais quel intérêt ? À son sujet, en particulier, je ne peux pas me prononcer, non, non. Il faudrait que je le connaisse, et encore... on a tous des amis très proches qu'on connait bien, mais même eux, on ne peut sonder leur esprit. Beaucoup de gens perdent leur temps à essayer de savoir ce que pensent les autres. Ils passent leur vie à essayer de lire dans la tête de leur voisin et ils ne se rendent pas compte que, par le même coup, eux ne pensent rien. Ils n'ont rien pensé pendant soixante ans, soixante-dix ans... Après, il ne faut pas confondre cela avec l'empathie. C'est autre chose que de vouloir deviner les pensées. Là, c'est une question de ressenti, et non de spéculation. On peut ressentir ce que ressent l'autre, instantanément. C'est dans le ventre que ça se passe. Si je parle si peu avec ma femme, c'est déjà parce qu'on s'est presque tout dit, mais c'est surtout parce que l'essentiel se passe dans le silence. On connaît mieux les gens dans le silence. On se comprend sans se parler. Si Zuckerberg était ma femme, je pourrais vous parler de lui. (Rires). Tiens, je suis de bonne humeur aujourd'hui ! (Rires).
Etienne : Vous faites l'innocent mais je vous rappelle que hier vous l'avez comparé à Staline !
Roman Tybliaski : Ah ! Maintenant que vous me mettez devant le fait, c'est vrai que la comparaison avec Staline était un peu forte en café. Mais ce sont mes origines qui ont parlé. Quand vous avez grandi dans un pays comme le mien, ce genre de personnalité, ça vous suit ! En gros, pour arrêter de tortiller autour du pot... vous me demandez si Mark Zuckerberg est fou ?
Etienne : ... Disons cela.
Roman Tybliaski : Alors imaginez que, quoique vous fassiez, vous n'en maîtrisiez pas les conséquences. Imaginez que vous, vous seul, vous avez changé la vie de milliards de personnes, avec votre petite tête. Imaginez que vous n'êtes pas rentré dans l'histoire, mais que vous êtes l'histoire, et vous faites l'histoire. Imaginez que personne ne vous méconnaisse plus jamais. Imaginez que vous pouvez lire dans chaque regard que vous croisez "je n'y crois pas, est-ce que c'est vraiment lui?". Imaginez le nombre de livres qui a été écrit sur vous. Imaginez que vous ne puissiez plus sortir de chez vous sans un ou deux gardes du corps. Et imaginez que vous devez en changer dès que vous avez une suspicion ! Imaginez que ceux dont le métier est de vous protéger, en gros une poignée de personnes, sont des hommes aussi faibles et manipulables que n'importe quel homme. Mais il y a bien pire. Imaginez-vous vérifier à chaque début de trajet les freins de votre voiture. Alors, vous vous sentez en danger ? Imaginez que les personnes les plus influentes du monde entier viennent dans votre bureau. Imaginez le regard de tous ceux qui ont perdu du pouvoir à cause de vous. Imaginez combien ces gens sont frustrés d'avoir goûté à un pouvoir qu'ils n'ont plus. lmaginez qu'ils doivent quand même venir vous rencontrer, car c'est aussi vous qui faites la loi. Imaginez-vous bien que vous ne savez pas de quoi ils sont capables. Est-ce que vous pourrez en faire des amis ? Dans quelle mesure sont-ils sincères ? Toutes ces questions vous feraient-elles peur ? Imaginez : le directeur de la CIA vous appelle et vous demande de travailler avec lui. Pouvez-vous refuser ? Que ferez-vous si vous acceptez ? Bref, cela vous donne un petit aperçu de ce que son esprit doit gérer.
Etienne : Difficile d'imaginer tant de choses d'un seul coup. Mais je comprends bien que ce doit aussi être difficile de vivre une vie si... particulière. Je n'aimerais pas être à sa place. Sans cesse me méfier des gens autour de moi... c'est terrible.
Roman Tybliaski : Plus un homme concentre de pouvoir dans ses mains, plus il est seul. Les rois étaient élevés, dès petit, dans cette optique : ils devaient accepter le poids de leur responsabilité et la froide solitude. Ou alors ils passaient leur temps à fricoter et à manger - autrement dit, à se remplir et à se vider ! (Rires). Mais le plus important reste sûrement d'imaginer quelle profondeur doivent avoir ses moments de doutes, à Mark, ses remises en question... J'ose à peine l'imaginer.
Etienne : Mark doit certainement être entouré de personnes qui l'empêchent de trop se remettre en question. Trop d'intérêts financiers sont en jeu pour laisser courir le risque qu'il prenne une décision trop subite et trop radicale.
Roman Tybliaski : Vous avez les pieds sur terre jeune homme. C'est bien. (Silence). Allez, continuons.
Etienne : Vous utilisez Facebook ?
Roman Tybliaski : J'ai un compte Facebook. Quelques photos de mon jardin. Quelques amis retrouvés. Et je dois avouer avoir liké quelques pages. Cela m'a suffit à en comprendre le principe. Mais justement, sur le principe, Facebook est limité.
Etienne : Dans quel sens ?
Roman Tybliaski : Dans le sens que je préfère parler à mes fleurs plutôt que d'être sur Facebook ! La messagerie fonctionne bien, là n'est pas la question. Mais elle est beaucoup trop limitée.
Etienne : Vous parlez à vos fleurs ?
Roman Tybliaski : Oui. Lorsque je parle à mes fleurs je sais qu'elles m'entendent. Bien sûr ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit ! Elle ne me comprenne pas. Je veux dire qu'elles ne comprennent pas mes mots. Mais si j'ai quelque chose dans le coeur -et ça passe par le regard, par exemple - je sais que je peux le partager avec elles. Ça me plaît beaucoup de voir les personnalités de mes fleurs. Elles ont chacune des formes différentes, des positions différentes... C'est assez pour y voir beaucoup de choses. Comme des personnalités, vous voyez. À condition de se tenir tranquille. (Silence).
Etienne : Et de parler avec la messagerie de Facebook, quel effet cela vous fait ?
Roman Tybliaski : Ah pardon, j'avais oublié ! Dès que je commence avec mes fleurs, moi, décidément... Oui, donc, j'ai envoyé des messages avec Facebook. Et alors... et alors c'est froid comme un hiver polonais. Aucune réaction. C'est tout blanc. Quelques mots se perdent à droite, à gauche. Aussi c'est tout petit ! Non vraiment rien ne va. Quelle émotion, là-dedans ? Je regrette de n'avoir pas repris contact avec des anciens amis autrement que par Facebook... je me dis que j'ai gâché ce beau moment, où l'on se revoit, 10 ans, 20 ans après, et où l'émotion est très forte et très belle. Avec la messagerie de Facebook, quand je les ai recontactés, et bien... et bien ça a fait ploc. C'est bien dommage. Je sais bien que les gens commencent à parler plus par message électronique qu'en vrai, avec leurs amis. Ils doivent se sentir bien vides. Mais je comprends. Dès que l'homme invente un outil pour aller plus vite, et moins attendre, il s'engouffre dedans. Mais c'est normal : on déteste attendre. Déjà parce qu'on considère que cela ne sert à rien. Que c'est une perte de temps. Alors, lorsqu'on trouve un moyen pour dire à notre ami maintenant ce qu'on aurait pu lui dire dans deux jours, on va en profiter. Maintenant on partage des vidéos de soi à ses amis. On leur montre là où on est. On leur montre ce qu'on fait. On montre à nos amis, ou à des êtres plus ou moins connus et craints, ce qu'on fait, avec d'autres amis. "Eh, regardez-moi machin et truc, je suis avec truc et machin, et qu'est-ce qu'on s'amuse !" et vas-y que je mets de la musique en fond et que je me dandine en fumant ma cigarette... ah je les ai vus les gamins de ton âge ! et j'ai bien ri ! Mais il y a quelque chose d'étrange, et sur lequel personne ne parle. Qu'est-ce qui nous pousse à partager avec d'autres personnes l'endroit où nous sommes ? Qu'est-ce qui nous pousse à nous trémousser en vidéo, sur une musique, et à l'envoyer à tant de monde ? Vous comprenez ce que je veux dire ? je veux parler, je crois, de ce quelque chose qui nous pousse à nous montrer plus que ce que nous voudrions... comme une obligation, ou comme si un esprit prenait possession de notre corps, et nous poussait à nous dévoiler malgré nous...
Etienne : Vous décrivez plutôt Snapchat que Facebook.
Roman Tybliaski : Nous pourrions commencer alors par parler de Snapchat demain. C'est un sujet qui m'intéresse. Mais maintenant que j'ai beaucoup parlé, je vais aller me reposer l'esprit. Mes fleurs m'appellent.