Entretien : La France et les GAFA
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Entretien : La France et les GAFA
Cette interview a été réalisée en 2018, le 23 janvier
Etienne : Monsieur Tybliaski, pour commencer cette interview, et vous donner un peu d'élan, je vous propose de vous présenter en quelques mots. Nous aborderons ensuite une question d'actualité.
Roman Tybliaski : En effet, vous avez raison : il est bon pour un homme âgé de prendre de l'élan (même si je garde la tête bien en place). Vous remarquerez qu'il est toujours plus aisé pour les personnes âgées de commencer par parler de soi, d'un souvenir, "du bon vieux temps", comme on dit. Je n'échappe pas à la règle. Je suis né en actuelle Géorgie, près de la Mer Noire, en 1926. J'ai grandi dans une ferme près du fleuve où mes parents et presque tous les gens du village élevaient des bêtes. J'ai été naturalisé Français à 47 ans, ce qui est déjà vieux pour vous. Ainsi, c'est plus de la moitié de ma vie que j'ai passée hors de France. Et pendant ma jeunesse j'ai connu beaucoup de pays très différents. D'Europe surtout. C'est très tôt que je suis parti de mon pays natal. Il offrait trop peu de diversité de pensée pour un jeune avec une soif de monde comme la mienne... [La Géorgie était à l'époque intégrée à la République Socialiste Fédérative Soviétique de Transcaucasie, ndlr]. J'ai réussi à voyager en Europe de l'Est assez facilement, en Albanie, en Yougoslavie... l'Europe de l'Ouest a été tellement difficile à rejoindre, qu'une fois que j'y suis arrivé, j'y suis resté ! J'ai noué des liens très étroits avec des pays merveilleux tels que l'Allemagne, ou l'Italie. J'y ai vécu longtemps même. Malgré cet attachement, le mot "patrie" m'a toujours été étranger. Donc je ne me suis jamais senti ni allemand, ni italien. J'ai plus l'âme d'un vagabond, vous voyez. C'est ce qui m'a sauvé de la boucherie de 39-45, d'ailleurs. Mais là n'est pas le sujet. L'année de mes 46 ans, quelque chose a changé : je suis tombé amoureux. C'est par amour que je me suis installé en France un an plus tard. La France, le pays des amoureux. Les clichés ont la vie dure avec moi. (rires).
Etienne : À quel point vous sentez-vous français, et quelle sera, disons, l'angle avec lequel vous parlerez de la France ?
Roman Tybliaski : De quelle manière les Français de naissance se sentent français, ça je ne sais pas. Mais je sais que j'ai adopté la langue française comme une seconde nature. J'ai aussi adopté la cuisine française comme celle de ma mère, et, en fait, toute la vie quotidienne, assez naturellement. Je parlerai donc de la France comme on parle d'une vieille amie qu'on aime depuis longtemps. Et, forcément, quand on s'est lié d'amitié avec une dame depuis longtemps, on se sent concerné par son avenir...
Etienne : Ami de la France et amant des Françaises !
Roman Tybliaski : C'est une bonne synthèse.
Etienne : Commençons donc par une question d'actualité. Hier, 22 janvier, Emmanuel Macron réunissait à Versailles 140 dirigeants de multinationales pour un "sommet de l'attractivité". Le but étant de séduire les grands patrons, et ainsi d'augmenter les investissements en France. Un coup réussi puisque Toyota, Google ou encore Facebook ont annoncé des investissements à venir. L'avenir de la France est-il dépendant des investissements des multinationales ?
Roman Tybliaski : C'est là une très vaste question. Je ne pense pas être le mieux placé pour y répondre... Pour Emmanuel Macron et ses collègues de travail, en tout cas, la réponse semble claire : il n'y a pas d'avenir en France sans les faveurs des multinationales. C'est que la richesse des multinationales peut créer, presque à partir de rien, de la richesse dans un endroit donné. C'est un peu comme une perfusion, ça redonne de la santé. Il faut que la France soit séduisante pour les capitaux, car alors les échanges pourront s'intensifier, et les échanges, c'est la santé. Là où se trouvent les investissements se trouveront aussi des tas de gens importants, qui échangeront, feront des affaires : des patrons, des entrepreneurs, des banquiers. Et ces gens-là permettront à d'autres de travailler, et donc de créer de la richesse. Cette vision est un peu trop simpliste à mon goût, mais elle est intéressante. Il y a une part de vrai là-dedans.
Etienne : Les multinationales sont aussi vivement critiquées. Elles sont souvent pointées du doigt comme la source de beaucoup de malheurs. Représentent-elles un danger?
Roman Tybliaski : Puisque vous demandez son avis à un vieil homme comme moi, je vais vous le donner. À mon sens, les multinationales sont (sur beaucoup de plans) beaucoup plus puissantes qu'un État. C'est idiot, mais imaginez par exemple qu'une coalition de multinationales mène une guerre contre une coalition d'États. Apple peut mobiliser le PIB du Qatar d'un seul coup, Google a accès à plus d'information que n'importe quel État du monde. Nestlé ou Coca-cola pourraient empoisonner une partie de la population mondiale en un instant. Que feraient nos petits États européens face à un tel déluge de pouvoir brut ? L'étendue de leur influence traverse les frontières, et fait le tour du globe. La moitié de la France utilise un Iphone, et l'autre moitié boit du Coca ! Si ces entreprises décidaient de nous faire du mal, elles nous feraient très mal. Heureusement le but des multinationales n'est que de faire du profit, et non de faire la guerre. Heureusement : car les multinationales sont des organisations d'une efficacité redoutable... Regardez : quand vous commandez une bricole sur Amazon, cette bricole arrive en deux jours quoiqu'il se passe. Cela grâce à quoi ? La standardisation des procédures. Amazon n'a que faire de l'importance de l'objet que vous commandez : une commande à 1000 euros sera livrée avec une égale précaution qu'une commande à 3,50 euros. Il y a une discipline d'acier chez Amazon. Une discipline au moins aussi grande que dans les armées les mieux entraînées. On ne discute pas les ordres. Or, vous savez, je me méfie toujours d'un excès d'ordre. Cela cache quelque chose... Car la beauté est un équilibre entre ordre et désordre.
Etienne : Voulez-vous dire que les multinationales les plus puissantes sont un danger pour notre société ?
Roman Tybliaski : Et bien, non, enfin, pas au sens où vous l'entendez. Notre société est en fait de près ou de loin formée, déformée et réformée par les multinationales. Sortez ce que vous avez dans la poche! Votre téléphone, oui. Peu importe qu'il vienne de chez Apple ou Samsung. Votre téléphone est le produit d'une multinationale. Or cet appareil est au coeur de notre société. Sans lui, vous seriez en fait hors de la société, que vous le vouliez ou non ! Sans Google, sans Microsoft, sans Facebook... Sans toutes ces multinationales vous deviendriez un ermite. Un peu comme moi ! (Rires). Les multinationales font déjà partie de notre société, et elles sont sans cesse en train de la recréer.
Etienne : Et tout ça va tellement vite... Trop vite ?
Roman Tybliaski : Il y en a pour qui cela ne va pas assez vite ! Pour d'autres la course est déjà perdue. Mais ce qui est sûr, c'est que plus le pouvoir est concentré dans une seule main, plus les changements sont rapides. Ce jeune homme qui est le chef de Facebook, par exemple. Il a des gens autour de lui qui doivent certainement le pondérer. Mais on dit qu'il décide de beaucoup de choses seul. Or imaginez que vous ayiez, vous-même, la possibilité d'établir des règles dans un pays, et que ces règles, chaque habitant de votre pays doive les suivre. Bien. Vous vous sentez puissant ? Maintenant imaginez que votre pays compte 2 milliards d'êtres humains. Comment vous sentez-vous ? Ça donne le vertige, n'est-ce pas ! Ce jeune là, qui est à la tête de Facebook, et bien il est en fait le législateur d'un pays virtuel de 2 milliards de personnes. Il ordonne que des algorithmes soient établis de telle ou telle manière : il façonne son paysage, ses routes, ses ports. Seulement toute topographie, même virtuelle, amène à des excès en tous genres. Alors, pour contrôler ces excès, il décrète des lois : vous pouvez être ainsi excommunié si vous ne respectez pas ces lois. Doit-il défendre son territoire menacé ? il rachète Instagram, il rachète WhatsApp. Il les place sous sa coupe ! Ce jeune homme est le roi sans couronne d'un pays virtuel qui absorbe l'attention de milliards de personnes. A-t-il été formé pour exercer ce métier ? - particulièrement difficile vous l'accorderez. Pas du tout. Il a été propulsé à la tête du plus grand royaume de l'histoire de l'humanité sans aucune formation. Cher Monsieur Zuckerberg, si vous nous lisez maintenant, allez-lire Le Politique de Platon ! (Rires).
Etienne : C'est une vision qu'on ne lit pas souvent. Mais si je vous suis bien, la démocratie est en danger face à ces géants ?
Roman Tybliaski : Quoiqu'il en soit, la société est ainsi faite qu'il y aura toujours des puissants et des dominés. Toujours. C'est un invariant de l'histoire. Qui est encore marxiste de nos jours ? La marge de manoeuvre que nous avons se trouve plutôt par ici : un rapport de pouvoir ne veut pas forcement dire un rapport tyrannique. Les multinationales sont puissantes, mais ce n'est pas pour autant que nous en sommes esclaves. Il n'y a que nous qui choisissons. Nous vivons... Et nous devons vivre... en dignité !