3. Entre 18h27 et 18h32 : Paris — France, le 19 août
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3. Entre 18h27 et 18h32 : Paris — France, le 19 août
18:27, Stéphane Nguyen ferma la session sur son ordinateur, et récupéra son blouson sur le dossier de sa chaise. Tous les mardis, il travaillait du bureau, plus proche du cabinet de son psychiatre pour son rendez-vous hebdomadaire.
— Steph ? T’as deux minutes ?
L’Eurasien se tourna vers le grand bureau vitré et toujours ouvert de son chef, regarda sa montre, ou plutôt ses montres, qu’il portait l’une au-dessus de l’autre à son poignet gauche. La première, un modèle digital dernier cri connecté, indiquait 18:28 — encore jouable pour le bus — et une série d’icônes sur les statistiques de ses activités de la journée qui se synchronisaient sur son profil en ligne. La seconde, un modèle mécanique de précision était dépourvu d’aiguilles et de cadran. Seul le complexe mécanisme des rouages s’offrait au regard. Stéphane remonta cinq fois le ressort, au rythme exact des secondes égrainées par le mouvement des minuscules roues crantées, et se dirigea vers le bureau.
— T’en es où de la sous-routine de cryptage ?
Jérémy Baltac, PDG de la société de cybersécurité « Blue Jay Security » n’avait pas relevé le nez de son écran, plongé dans une longue suite de lignes de code.
— Elle est finie, je te la compile ce soir si tu veux.
— Ha ! Super ! Comme ça je l’ajoute dans le lot de tests.
— Le Docteur est disponible ?
— Qui ça ?
Stéphane arqua le sourcil gauche en signe de perplexité. « Le Docteur » désignait un pseudonyme sensé personnifier le plus grand hacker de ce siècle. Une sorte de légende urbaine dans le milieu underground de l’informatique, un mythe colporté de réseau en réseau depuis plusieurs décennies. Une chimère que tout le monde connaissait dans l’univers fermé de la cybersécurité, et que Jérémy ne pouvait pas ignorer. « Appeler le Docteur », « demander un diagnostic au Docteur », « faire venir le Docteur »… autant d’expressions qui imageaient la pratique consistant à solliciter un hacker ou un groupe de hackers pour tester les défenses d’une infrastructure. Moins courante que les classiques tests de pénétration, cette pratique avait le mérite de soumettre les systèmes à des conditions réelles en laissant le champ libre aux intervenants pour circonvenir les protections par tous les moyens à leur disposition.
Jérémy avait relevé la tête et toisait Stéphane de côté. Ce dernier entra aussitôt en mode d’analyse :
- La position des yeux ;
- la dilation des pupilles ;
- le léger hochement de tête.
=> Tous les indicateurs de l’amusement.
Si Jérémy le regardait d’un air « amusé », il y avait fort à parier qu’il venait de lui faire « une blague ». Stéphane ne pouvait pas en être certain pour autant. Pas seulement à cause du syndrome d’Asperger qui lui interdisait toute interprétation directe de ce type d’échange social. Mais surtout parce que malgré des années de pratique à décrypter et reconnaître de manière systémique les comportements humains, Jérémy Baltac demeurait l’une des personnes les plus difficiles à lire pour lui. Sans doute, car son patron ne se conformait pas, lui non plus, aux standards de la communication sociale.
18:29, impossible d’avoir le bus de 18:31. Détour par le métro.
Tout son raisonnement n’avait pas pris plus d’une seconde, restait à choisir sa réponse, qui, dans le contexte, pouvait être :
- Ignorer la boutade et quitter les lieux sans un mot ;
- Rentrer dans le jeu.
=> En temps normal, sa préférence se serait portée sur la première solution : plus simple et plus logique. Mais Jérémy était l’une des rares personnes avec lesquelles il se sentait bien. Il reprit la discussion comme si de rien n’était.
— Au temps pour moi. Tu te charges des tests… ça reviendra au même de toute façon…
Il faisait allusion au fait qu’il soupçonnait depuis longtemps que derrière la légende du Docteur se cachât un hacker de génie en chair et en os utilisant cet artifice pour garder l’anonymat et brouiller encore un peu plus les pistes. Des soupçons qu’il avait souvent tournés vers son patron sans que celui-ci n’affirme ni n’infirme jamais clairement cette théorie.
Cette fois Jérémy lui sourit franchement.
— Allez, file, tu vas être en retard.
18:30, direction le métro.
Stéphane scruta les rouages de sa montre, remonta le ressort cinq fois, et quitta le bureau.
Il n’était pas encore sorti de l’immeuble de « Blue Jay Security » qu’une chape d’angoisse lui tomba sur les épaules.
Pourquoi aller à ce rendez-vous ? Pourquoi compiler cette routine ? Pourquoi revenir demain ? Pourquoi…
Il extirpa une liseuse de la poche intérieure de son blouson et força son esprit à plonger dans les rapports et statistiques des championnats du monde de mémoire des dernières années. Concentré sur les cartes de suite de chiffres à mémoriser et les tableaux en anglais, il se dirigea vers la bouche de métro la plus proche sans décrocher de sa lecture.
18:32, ligne 1, ligne 9, sortie Exelmans.