Titubant en terre étrangère
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Titubant en terre étrangère
Lundi 6 novembre.
Ce foyer, débordant d’étudiantes, ce foyer bruyant, empli d’une énergie incontrôlable, ce foyer dans lequel je vis n’est pas bon pour être seul, faire le point avec soi-même, encore moins se recueillir. Mais est-ce le recueillement qui est source de mon désir d’écrire? Qui est nécessaire à mon écriture ? Non, je n’ai pas écrit plus tôt parce qu’il m’a fallu quelques semaines pour prendre vraiment conscience de mon départ de Grenoble. Ou plutôt de mon arrivée, ici - à Siauliai (prononcez à quelque chose près Cholet). Et sans cette prise de conscience, à quoi bon écrire, pour quelles raisons et à quel propos ? Souvenons-nous de ce qui s’est passé avant… Et comment je suis (j’en suis?) arrivé là aujourd’hui…
Je n’ai jamais rêvé d’être là.
La Lituanie était jusqu’à ce que je pose le pied sur son sol, terra incognita. Pascal m’en avait parlé. Pas qu’en bien. Et si Guichard, ce prof de Fac aux allures de hibou ahuri, ne m’avait pas croisé à la sortie de cette agence de voyage dans laquelle j’étais allé pour me renseigner sur les vols pour l’Argentine… si Guichard, un prof gentil entre nous soit dit, ne m’avait pas parlé de ce programme Erasmus, du lien particulier qu’il avait avec Siauliai, avec l’Institut Pédagogique qui rêvait de s’appeler Université, si je n’étais pas tombé nez-à-nez sur Guichard à la sortie de cette agence de voyage de la Place Grenette (comme elle me semble loin à présent)… à l’heure actuelle je serais sans doute à Buenos Aires, sur les traces de Gombrowicz, vivant la vie d’un autre, celle que je m’étais imaginé vivre. Par procuration comme dirait notre philosophe Jean-Jacques Goldman. Mais voilà, Guichard m’adresse la parole - j’aurais dû me méfier. « Vous savez, Jean-Cyril, il n’y a que vous qui puissiez partir à Siauliai » « Ah? Pourquoi? » « parce qu’aucun étudiant ne veut partir ! Ils veulent aller au soleil, en Espagne, en Italie, ou bien au Royaume-Uni pour apprendre l’anglais, mais pas en Lituanie ». « Je ne connais rien à la Lituanie ». « Votre ami Pascal ne vous a rien dit de son séjour? ».
« Je ne sais pas même où se trouve la Lituanie. » « Vous savez ouvrir un dictionnaire ». « Je voulais partir en Argentine sur les traces de Gombrowicz » « Il n’est pas polonais? C’est pas très loin ». « Je tiens tellement à ce partenariat avec la Lituanie, ils ont vraiment besoin de nous, que faire pour vous convaincre? » « Non, je ne partirai pas, à moins que » « à moins que ? » « à moins que vous me donniez cette UV que j’ai ratée pour obtenir ma Licence » « Non mais ça ne va pas ?! Nous ne sommes pas au Marché aux puces ! ». Trois jours après cet échange, Guichard téléphonait chez mes parents pour me parler. Mes parents étaient d’ailleurs impressionnés qu’un prof de fac appelle chez eux pour me parler. « J’ai réfléchi, voilà ce que je vous propose… ». Ils l’étaient beaucoup moins ensuite, quand ils apprirent que j’avais réussi à troquer ma licence contre une année de lecteur à l’Université… Non pas tant pour la démarche qui , c’est vrai, les a amusés à moitié, mais parce qu’ils n’avaient pas imaginé que je parte. Je suis l’aîné.
C’est ainsi qu’un soir d’octobre, je me suis retrouvé à Vilnius, après avoir pris un bus qui traversait l’Allemagne et la Pologne, encombré de deux valises, l’une pleine de livres et l’autre de vêtements.
J’avais tenté l’avion, mais le surpoids de mes bagages m’avait contraint de préférer la route, au dernier moment. Une bonne chose en définitive, qui m’a permis de traverser une partie de l’Europe progressivement, presque à la manière du « passant » que je devenais. Mon bus s’arrêtait à Varsovie, et de là, j’embarquais pour une deuxième partie du voyage, encore plus pittoresque si c’était possible, au milieu de gens dont je ne comprenais pas la langue, ou les langues plus exactement…Si le passage à la première frontière polonaise se passa tranquillement, avec une fluidité toute relative évidemment, le second fut épique, car mon visa temporaire pour la Lituanie semblait les déranger. Nous avons dû rester bloquer plus d’une heure, durant laquelle il m’a fallu argumenter, avant que je comprenne que quelques dollars en billets mettraient un terme à notre attente. Nous étions une vingtaine de personnes. Mais j’étais le seul européen « de l’Ouest ». J‘avais vingt ans et on m’en donnait seize. Mais ce n’est que bien plus tard que j’ai compris quels effets cela pouvait provoquer autour de moi, dans cet étrange pays que je découvrais…
N’empêche, maintenant que j’y pense, il était beau ce visa, un chevalier dessiné à la main. Plus tard, lorsqu’il s’est agi de refaire mon passeport j’ai voulu le récupérer, j’avais demandé à ce qu’on le coupe et me le rende, mais on ne l’a pas fait. Au guichet de la préfecture de Grenoble, on m’a dit qu’il avait été détruit. Mais je me souviens parfaitement du regard émerveillé mais envieux de l’homme qui me l’avait pris, lorsqu’il s’est posé sur ce pittoresque visa. Je suis sûr qu’il l’a gardé, pour parfaire sa petite collection. Il doit le regarder encore, de temps en temps, maintenant qu’il est retraité, en rêvant d’une autre vie que la sienne. Je ne le blâme pas. Mais il m’a volé une partie de mon histoire.