Maman et la Quatre chevaux
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Maman et la Quatre chevaux
Un souvenir d'ado de bonheur absolu
« Allez les enfants, dépêchez-vous ! Il y a encore les valises à attacher sur la galerie de toit. »
— Dis, Maman, mais c’est quand qu’on part ?
Clara, ma sœur cadette, piaffait d’impatience. C’était notre premier jour de vacances de Pâques et l’excitation était à son comble. A treize ans, elle aurait voulu qu’on lui confiât quelque responsabilité plutôt que d’être considérée comme le bébé de la famille. En revanche, ma sœur aînée de trois ans, Suzanne, était très calme. Elle avait préparé minutieusement sa valise sans oublier tous les petits accessoires féminins que ses dix-sept ans rendaient nécessaires à sa séduction. Elle était prête pour le départ. Quant à mon père, son visage dénotait une certaine inquiétude car il devait rester à Lyon pour son travail et nous rejoindrait plus tard. Maman devrait donc conduire la 4CV tout au long des trois-cent-trente kilomètres qui séparaient notre maison lyonnaise du village de Sainte-Tulle où l’Hôtel des Marronniers nous attendait.
Il faut dire que Papa avait revendu la grosse Frégate noire pour la remplacer par deux voitures : une Dauphine rouge toute neuve – que je trouvais bien étroite pour une famille de cinq personnes – et une 4CV verte d’occasion. Cette dernière était destinée à ma mère afin qu’elle puisse être plus autonome. Depuis peu, bien qu’elle eût son permis depuis son mariage, elle avait repris quelques leçons de conduite pour se familiariser à la conduite en ville et prendre, ainsi, le relais de mon père pour nous amener tous trois au Conservatoire de Musique, le jeudi, et mes sœurs, le samedi, chez leur professeur de piano. A l’époque, le Conservatoire était hébergé au sein du palais de Bondy, sur la face opposée à la salle Molière où se déroulaient tous les concours de fin d’année. C’était pour nous, enfants, un lieu magique que l’on avait investi comme notre propre maison et où l’on faisait parfois les 400 coups avec les copains comme se cacher dans les tuyaux d’orgue. Le hall d’entrée, rue de l’Angile, était vaste et forçait le respect. Au pied du grand escalier trônait une copie de l’esclave de Michel-Ange avec ces mots gravés sur le socle qui m’émeuvent encore aujourd’hui : « De la lyre au calice, en chantant ils périrent ».
Je n’avais pas encore quinze ans mais, passionné de voiture, j’avais déjà une bonne maîtrise de la conduite depuis l’âge de douze ans. En effet, trois ans auparavant, mon père disposait d’une 4CV de service de couleur crème, qu’il stationnait devant la porte de notre maison, la grosse Frégate étant remisée au garage. Il n’y avait pas de clé de contact pour la démarrer (ce qu’on appelait « Neiman » et qui équipait les modèles haut-de-gamme) mais seulement un bouton qu’il fallait tourner. Un jour où mon père était parti avec son patron et le chauffeur de l’entreprise pour une visite d’usine près d’Orange, je me mis à rêver d’un acte plein de folie. Maman était occupée à l’étage à des tâches ménagères. Mon envie d’essayer de conduire était si forte que je risquai l’aventure. J’avais tant observé ma mère et mon père conduire : le jeu des pédales pour le changement de vitesse, le volant, le levier de vitesse avec la 1ère vers soi, la 2e décalée en face et la 3e vers soi, le clignotant, etc. De plus, quand j’avais six ou sept ans, le chauffeur de l’usine qui amenait les divers enfants à l’école primaire me prenait parfois sur ses genoux et me laissait tenir l’énorme volant du camion.
La 4CV crème était là, devant la porte, qui m’attendait. La portière, côté conducteur s’ouvrait avec une clé que mon père avait emmenée avec lui. Toutefois, en avant de la fenêtre coulissante, il y avait une petite fenêtre triangulaire pivotante fermée par un crochet visible de l’extérieur. A l’aide d’un couteau de cuisine, je pus relever facilement le crochet et faire pivoter la vitre. Il suffisait alors de passer mon bras pour atteindre la poignée intérieure de la portière et l’ouvrir. Nous habitions à l’intérieur de l’enceinte entourant le site de l’usine dont mon père était directeur, une rue privée, donc, et très peu passante en dehors des heures d’arrivée et de départ des employés. Malgré un certain trac qui m’envahissait, je vérifiai dix fois qu’aucune vitesse n’était enclenchée. Je tournai le bouton et le moteur démarra. J’enfonçai mon pied gauche sur la pédale d’embrayage et tirai le levier de vitesse comme j’avais vu le faire. Puis, je desserrai le frein à main et relâchai doucement – pensais-je – la pression de mon pied gauche. La voiture fit un bond en avant et le moteur cala. Je compris immédiatement qu’il fallait doser le relâchement avec beaucoup plus de finesse. Enfin, je démarrai correctement. La rue était droite. Je roulai ainsi une centaine de mètres, en ayant passé la seconde, jusqu’au bout des logements du personnel alignés le long de la rue. Puis je contournai le dernier immeuble et empruntai l’allée qui longeait les bâtiments, côté jardin, jusqu’à un rond-point fleuri. J’avais fait ce dernier trajet en restant en 1ère à cause de l’étroitesse du chemin. Je fis le tour du rond-point et ramenai la voiture exactement à la même place. Je devais être rouge d’un mélange de honte, de fierté et d’enthousiasme. Malgré ce sentiment trouble, je bondis à l’intérieur de la maison en hurlant : « Maman, Maman, je sais conduire ! » J’étais tellement heureux que j’étais prêt à affronter les pires remontrances et punitions de ma mère car j’avais quand même « volé » la voiture de mon père. Au lieu de cela, ma mère, fine psychologue, ne me fit aucun reproche et me dit soudainement : « Très bien, alors montre-moi ». Elle me fit alors conduire un petit kilomètre, toujours à l’intérieur du site industriel, me donnant quelques conseils, puis me félicita. Depuis ce jour de bonheur absolu, je fus chargé très officiellement de sortir et rentrer la grosse Frégate au garage puis, plus tard, la future Dauphine rouge et… la 4CV verte.
Nous étions donc sur le départ en vacances avec la 4CV verte de ma mère. Il était près de huit heures, ce dimanche matin. Le temps était au beau et le soleil, encore timide à cette époque de l’année, commençait à réchauffer les immenses robiniers encore nus. Après avoir disposé la plus grosse valise dans le petit coffre à l’avant, au-dessus de la roue de secours, j’avais installé sur la galerie de toit les autres valises, recouvertes d’une bâche et bien sanglées avec les sandows. Ne restait plus que les manteaux à étaler sur la plage arrière en les aplatissant bien pour conserver un peu de vision vers l’arrière, et quelques sacs de toile à caser entre les jambes.
« Voilà, on peut y aller, maintenant », avais-je annoncé.
Ma sœur cadette s’engouffra à l’arrière dans la petite voiture, tassant son sac sous le siège avant. Ma sœur aînée prit place à son tour ainsi que ma mère et moi, à l’avant, « à cause de mes grandes jambes ». J’avais pris soin d’emporter les cartes Michelin pour assumer mon rôle de copilote. Le plein d’essence avait été fait la veille et j’avais moi-même vérifié le niveau d’huile. Les 21 chevaux du petit moteur s’ébrouèrent et nous partîmes en faisant signe à mon père, resté sur les marches du perron. Nous rejoignîmes le boulevard Laurent Bonnevay en direction de Bron jusqu’à la route de Grenoble. Notre itinéraire était simple et bien connu car emprunté à chaque période de vacances : Grenoble, les mille virages grimpant jusqu’au col de la croix haute, puis la descente tout au long de la rivière Le Buech jusqu’à Sisteron où la Durance nous arrive par la gauche – une impressionnante clue percée depuis des millions d’années sous les coups de boutoir des eaux des deux rivières –, puis la douce vallée de la Durance, les toujours spectaculaires pénitents des Mées, Manosque et, enfin, Sainte-Tulle, ce village où j'avais passé mes premières années d'enfance.
En une heure et demie, nous abordions Grenoble et son fameux téléphérique aux cinq cabines pendues comme autant de boules de tac-tac, puis roulâmes jusqu’à Pont-de-Claix où, là, il ne fallait pas se tromper : à gauche, direction Gap, à droite direction col de la croix-haute, les deux itinéraires convergeant à Sisteron. Je tenais les cartes Michelin sur mes genoux et faisais le guide en repérant tous les points caractéristiques : voie ferrée, pont, rivière, clocher, etc. Ma mère avait la mauvaise habitude de rouler trop à gauche et je ne cessais de lui répéter de serrer plus à droite. Surtout à cause des camions nous arrivant en face à toute allure. Mis à part le téléphérique de la Bastille aux cinq « boules », Grenoble m’avait toujours paru une ville sans charme, déjà très polluée à l’époque et bruyante. Quant à la portion de route toute plate et droite entre Grenoble et Pont-de-Claix, c’était une véritable noria de camions dont les roues faisaient trembler le sol. Une fois sortis de cette zone industrielle de quelques kilomètres, nous arrivions à Vif où la campagne commençait à reprendre ses droits. Jusqu’à Monestier-de-Clermont, la route était assez facile : peu de virages et peu de pente, ce qui nous permettait de rouler en 3e sans changer de vitesse. C’est après que les choses commençaient à se corser. J’admirais une fois de plus le Mont Aiguille, sur la droite, cette curiosité géologique qui me faisait penser à une incisive sortant d’une gigantesque gencive. Ma mère était un peu mal à l’aise avec tous ces virages qui commençaient car c’était la première fois qu’elle conduisait sur cette route et sur une si grande distance. Sa hantise était surtout de pouvoir dépasser les camions dans les rares portions de route droites. Parfois des files de voitures s’agglutinaient derrière nous, certains conducteurs klaxonnant parce ma mère n’avait pas osé dépasser un camion. Je voyais bien qu’elle était ennuyée et commençait à être nerveuse. Je lui proposai alors de la remplacer, ce qu’elle ne refusa pas. Elle s’arrêta au prochain village et je pris le volant. A l’arrière, mes deux sœurs dormaient.
J’enroulais les virages avec bonheur et profitais de la moindre déclivité en ligne droite pour dépasser les camions avant qu’ils n’aient repris de la vitesse. Les forêts de sapins devenaient de plus en plus denses au fur et à mesure que l’altitude augmentait. La route grimpait de plus en plus jusqu’au col de la Croix-Haute, frontière géographique entre l’Isère et la Drôme mais, surtout, frontière géologique et climatique qui faisait qu’une fois passé le sommet du col à quelque 1200 mètres d’altitude, tout était différent. Quelques changements de vitesse plus tard, je passai le col.
C’était déjà le sud. Les rares neiges résiduelles des versants nord avaient disparu. De ce côté, la végétation était différente, la couleur des rochers plus claire, les harmonies de vert plus tendres, et le ciel se dégageait des quelques nuages cotonneux encore accrochés aux sommets. Les odeurs étaient aussi autres, plus sucrées, et quantité de fleurs des champs longeait les bas-côtés de la route. Souscrivant à une tradition familiale, nous nous arrêtâmes quelques kilomètres plus loin au village de Lus-la-Croix-Haute, dans une auberge près de la route, légèrement en contrebas. Il faisait un temps magnifique et l’air était frais et vif. Enfin, nous pouvions respirer à pleins poumons. Adieu les vapeurs sulfureuses des usines chimiques de Saint-Fons et Vénissieux qui, parfois, jaunissaient le ciel d’un voile opaque et nous faisaient tousser. Mes sœurs étaient bien réveillées à présent et j’avais une faim de loup. Assis au soleil sur des bancs de bois – de simples demi-troncs de sapin grossièrement rabotés –, nous prîmes un petit-déjeuner copieux avec du pain de ferme sentant le levain, du chocolat parfumé, la motte de beurre sur la table, le pot de confiture de fraises, et la gentillesse du patron qui semblait heureux de nous voir dévorer de si bonne humeur. Cette halte traditionnelle que nous faisions en partant en vacances, soit à Pâques, soit l’été, était toujours pour moi à classer dans les instants de pur bonheur. J’avais l’impression que tous mes sens étaient développés. Je goûtais cet air frais et riche en odeurs de toutes sortes, mes yeux se gavaient de ces paysages contrastés et de tous ces tons de vert. Mes sœurs et ma mère papotaient, heureuses de se restaurer avec de si bons produits locaux.
Une demi-heure plus tard, nous reprîmes nos places dans la 4CV, toujours moi au volant, et nous empruntâmes la route en pente douce et bien asphaltée. À partir de là et jusqu’à Sisteron, nous jouions à cache-cache avec la rivière Le Buech, au gré des ponts et des villages : à droite, à gauche…. Un torrent aux eaux d’une transparence rare, sautant et roulant quantités de cailloux, et où les pêcheurs à la truite se régalaient de leur sport favori. Au sortir du joli village d’Aspres-sur-Buech tout enroulé comme une coquille d’escargot autour d’une butte surmontée d’une sorte de clocher, la plaine devenait douce et la route beaucoup plus rectiligne. Puis c’était Montrond, un village au pied d’un oppidum parfaitement conique, Laragne-Montéglin et la route toute droite vers Sisteron où les chevaux de la 4CV pouvaient se libérer et nous permettre d’atteindre les presque 100 km/h.
Peu avant Sisteron, ma mère me demanda de reprendre le volant (« Tu sais, il y a toujours des gendarmes à l’entrée de la ville, alors… »). Je repérais l’entrée d’un sentier forestier et me garais sur le bas-côté afin d’intervertir nos places. J’en profitais pour cueillir quelques branches de thym sauvage et les confiais à mes sœurs. Sisteron : magnifique citadelle accrochée au rocher avec, de l’autre côté de la Durance, une véritable mille-feuille de roches, presque vertical, comme si un Titan les avait redressées de ses bras puissants, formant un livre aux pages écartées.
Maintenant, la route devenait facile pour ma mère. Sa crispation disparaissait. On la sentait plus détendue au volant de la 4CV. La Durance s’élargissait au fur et à mesure, parfois toute proche, parfois éloignée de la route, selon les caprices de son lit. Voici les pénitents des Mées, ces rochers curieusement dressés vers le ciel, faisant penser à une longue procession – d’où leur nom –, nous apparaissant de l’autre côté de la rivière, en plein soleil, et dont la blancheur du calcaire tranchait sur un fond de collines verdoyantes. A droite, le plateau de Ganagobie avec, au sommet, son abbaye que j’avais prise en photo l’année précédente. Alors que je somnolais légèrement, les images et les souvenirs défilaient désormais à toute allure dans ma tête : les champs de lavande du plateau de Valensole, que nous irions revoir l’été prochain, certainement. Saint-Jurs, ce minuscule village planté à 1000m d’altitude tout au bout du plateau, comme une figure de proue, et d’où la vue portait jusqu’à la montagne Sainte-Victoire. Je revoyais aussi nos précédentes escapades avec ma mère : Mirabeau et son château dont j’avais fait un tableau, les énormes platanes de Beaumont de Pertuis, prodiguant, l’été, une ombre fraîche et doucement ventée, le moulin à vent de Montfuron dont ma mère était amoureuse, le prieuré de Salagon, la fameuse route romaine, la Via Domitia avec ses bornes milliaires et ses gués…
C’est le bruit des klaxons qui me réveilla. Nous étions déjà à Manosque. J’aimais cette jolie ville toute ronde, son Mont d’Or couvert d’oliviers et surmonté d’une ruine, ses magasins chics, son marché immense et les terrasses de café où l’on pouvait rencontrer Jean Giono affairé avec ses amis autour d’une partie de cartes. Après s’être frayé un passage dans les rues peu adaptées à une circulation automobile, il ne restait plus que cinq kilomètres d’une route parfaitement droite pour rejoindre le village de mon enfance : Sainte-Tulle.
Mes sœurs, à l’arrière, chantaient à tue-tête des chansons d’un tout jeune gamin nommé Johnny Hallyday dont venait de sortir le premier 45 tours, et d’Elvis Presley. Nous quittâmes la route nationale pour entrer dans le village où nous passions toutes nos vacances. L’hôtel se situait au bout d’une étroite ruelle en impasse. Maman traversa alors le village avec précaution, longeant le parc sportif et les terrains de boules, passant prés des fameux lavoirs historiques et empruntant la dernière ruelle se terminant par une allée de graviers. Les marronniers et les tilleuls de la terrasse resplendissaient et offraient une agréable fraîcheur aux estivants et aux lauriers roses. Il était midi passé de quelques minutes et déjà, quelques personnes étaient attablées pour déjeuner. Le patron de l’hôtel, alerté par le bruit du moteur et le crissement des graviers, écarta le rideau de buis et nous fit un signe avec un grand sourire. Nous étions arrivés. Fatigués, courbatus, mais réconfortés. Quant à moi, je retrouvais toutes mes odeurs favorites, mes collines, mes sources, le doux sifflement du vent dans les aiguilles de pin… Bientôt on irait ramasser les asperges sauvages, cueillir du thym, crapahuter dans les collines, jouer au cerf-volant…
Mes sœurs, elles, étaient souriantes et gaies et ma mère semblait enfin heureuse.