Fraise des pins
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Fraise des pins
J’ai franchi le pas de ma porte en ce matin d’été, comme je l’ai fait voilà exactement soixante ans, le jour où je t’ai rencontré. J’ignorais alors que tu changerais ma vie.
Tu n’as jamais compris ce que j’aimais tant dans les commémorations. Encore aujourd’hui, je suis certain que tu rirais du pauvre vieillard que je suis devenu, un brin trop nostalgique face à l’infatigable marche du monde. Tu voulais toujours aller de l’avant et plus d’une fois, tu as foncé tête baissée. Quand je te tirais d’affaire, tu étais trop fière pour le reconnaitre, mais tes grands yeux de pluie criaient : Merci !
L’esprit embrumé par le chahut des mouettes, d’un pas contemplatif, j’ai traversé la place de l’église pour rejoindre le port, longeant ces quais où les pêcheurs ne se bousculaient plus. Tout proche de la nouvelle capitainerie trônait l’ancienne devanture du « Bateau ivre ». Elle était restée accrochée là, comme un vestige du temps où nous dansions le foxtrot, emportés par l’ivresse de nos folles nuits. Tu ne savais pas à quel point tu étais radieuse, lovée dans tes robes cintrées et tes petits foulards. Même après quelques verres, ton sourire ne perdait rien de sa touchante sincérité. Je ne pouvais pas te laisser cinq minutes sans que l’on vienne t’aborder : « On dirait que mon gars n’va pas tarder ! » disais-tu malicieuse, avant de me sauter dans les bras, dès que tu m’apercevais.
Passé les docks, c’est le cœur lourd et rêveur que je me suis engagé sur le sentier côtier. Parmi les riches maisons qui bordaient encore l’océan, on pouvait voir celle que ta tante avait acquise pour ses vieux jours et qui t’amena à passer l’été dans le pays, puis les deux étés suivants, ceux d’avant sa mort. Une petite famille parisienne venait de la racheter. Ils avaient fait creuser une piscine, ajouter un tobogan, planter un laurier-rose et deux palmiers, installer des parements métalliques sur la façade et ils avaient renommé l’endroit « la villa du bonheur ». Je continuais ma route.
Je passais sous la voûte des arbustes inclinés comme des doigts de fées. Très vite, je réalisais qu’emprunter le chemin rocailleux, enjamber les amas rocheux, grimper ces quelques marches, me demandait bien plus d’efforts que l’année passée. Comme le soleil commençait à taper, j’enfilais ce chapeau - certes peu fringuant - que tu m’avais offert d’un air très fier, un jour qu’il était bradé et qu’il faisait chaud. Même pour l’époque, il avait l’air vieillot, pensais-je tout attendri.
Sur ma gauche, les hauteurs – toutes pelées de sel - avaient revêtu leurs grappes de bruyère cendrée, leurs tapis d’armerie et leurs duvets de queue-de-lièvre. Sur ma droite, la falaise plongeait en d’abrupts récifs, où les colonies de cormorans semblaient siéger comme une étrange collection de statuettes, agencée par les marées.
Je quittais un instant la côte, pour m’enfoncer dans le petit bois. Et je vis le vieux pin. Très vite, les larmes roulèrent sur mes joues et me masquèrent la vue. J’avançais incertain, pour caresser l’écorce, à l’endroit où tu avais gravé nos initiales - M pour Marthe, J pour Jean – dans une petite fraise, car tu aimais les cueillir sous les pins avec moi et que c’était presque comme un cœur, mais en plus délicieux. J’en ramassais quelques-unes, les doigts tremblants, songeant au surnom de « fraise des pins » que j’avais fini par te donner et qui te fit rougir au début.
Je poursuivis péniblement jusqu’à ma destination. J’étais à bout de souffle en atteignant la crique. Je descendis sur le sable chaud et déjeuna à l’ombre du « rocher métamorphe » qui nous avait amusé pendant des heures. Tu étais meilleure que moi à ce jeu.
Je croquais une pomme, quand il me sembla entendre résonner ta voix cristalline, comme au premier jour. J’étais amoureux avant même de te voir. Mais aujourd’hui, je suis entré dans notre grotte secrète et tu n’étais pas là. Quand j’ai osé maladroitement t’interrompre, je t’ai demandé quelle chanson tu chantais. Tu as d’abord poussé un cri de surprise. Tu m’as ensuite expliqué que tu improvisais dans une langue imaginaire et qu’il valait mieux que je ferme la bouche car une mouche allait finir par y entrer.
Ce soir je suis rentré sans admirer le coucher avec toi.
Je saluais l’infirmière aux abords de l’église. Puis, j’ouvris la porte en soupirant. Ma femme attendait là, bien enfoncée dans sa chaise à bascule. Je lui montrais ma cueillette et glissais une fraise sauvage entre ses lèvres. Elle se tourna vers moi, le regard désespérément vide, mais je crus entrevoir une petite étincelle dans ses yeux lorsqu’elle avala le fruit. Je commençais à m’adresser à elle en sachant qu’elle ne répondrait pas, lorsque le téléphone se mit à sonner. Alors que je m’éloignais pour décrocher, je remarquais que sa tête n’avait pas bougé d’un centimètre. Ce n’était pas moi qu’elle avait regardé. Marthe continuait de fixer mollement la pendule.