

Chapitre 3.3 : Réflexion
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Chapitre 3.3 : Réflexion
Ronan serra les dents. Cette conversation téléphonique avait réactivé sa rancœur. La confession à laquelle il s'était soumis lui avait coûté beaucoup et cependant cette avancée vers de possibles retrouvailles avait cessé d'être au moment précis où le fil des questions s'était brisé et celui de la communication était retourné, indistinct, dans l'écheveau des lignes téléphoniques. A Mathilde de faire des efforts à présent, même si elle ne connaîtrait jamais ceux que Ronan avait réussi à arracher à son amour-propre.
Malheureusement pour Julie, cette pulsion colérique qui le reprenait risquait de la balayer, de l'anéantir. Elle allait être une nouvelle fois réquisitionnée pour être le réceptacle de toutes ses exigences.
— Non.
Julie venait de prendre la parole.
— Non ? demanda Ronan.
— Non, répondit-elle. Je vous sens prêt à vous emparer de moi pour accomplir votre sale besogne, je vous sens comme un volcan sous pression qui va vomir sa lave en moi, et déjà, je fais porter à Valentin la responsabilité de votre indécision, je lui en veux d'être moi-même encore dans ce train à cette heure-ci. Déjà des mots durs viennent une nouvelle fois à mon esprit sans que je les aie invités, je me vois les cinglant au visage de l'homme que j'aime, parce que je l'aime malgré ses enfantillages. Non, je ne veux plus de ce poison que je vous sais m'inoculer goutte à goutte et qui coule en mes veines en y laissant la trace de son œuvre. Vous pouvez vous étouffer avec, c'est un fardeau que je ne veux plus porter à votre place !
Elle se referma sur elle-même, laissant Ronan seul avec ses scénarios dévastateurs. Sa colère tourna en circuit fermé, s'annihilant et se raffermissant tout à la fois. Julie avait parlé d'amour, cet amour qu'il avait insufflé à ses personnages avant même d'écrire la moindre ligne. Qu'en était-il de son amour à lui pour Mathilde ? Il ne l'avait pas remis en cause une seule seconde, mais serait-il plus fort que son orgueil ? Que sa peur ?
Ces dernières questions assiégèrent son esprit un long moment sans pour autant que Ronan osât émettre une réponse.
La Bretagne s'était ouverte progressivement sous le tracé à peine courbé des voies ; le TGV atlantique allait commencer à mériter son nom.
Nouveau coup au cœur pour Julie et pour Ronan aussi sans doute ; le train amorçait sa seconde décélération. Ronan sentit ses idées s'affoler dans sa tête comme les boules d'une loterie. Pourtant, rien n'en sortait, aucun numéro ne semblait décidé à apparaître, la roue tournait désespérément et Ronan restait avec ses incertitudes.
Des gens se levaient autour d'eux, un quai apparaissait, le train allait s'arrêter. Une légère secousse et puis plus rien, arrêt complet des machines. Des pistons se détendirent, les portes se débloquèrent, la route était ouverte.
« Saint-Brieuc. Les passagers à destination de… »
Ronan n'écoutait plus, il était tétanisé. Soudain, Julie se leva, le bouscula pour sortir, réunit ses affaires et s'apprêta à partir, animée d'un dernier espoir.
Ronan ne l'avait pas décidé, elle agissait de sa propre initiative, comme pour le forcer à agir.
Il se rua d'un coup hors de son siège et la rattrapa sur la première marche du train. Elle avait déjà un pied à terre. Il lui enserra le bras d'une poigne vigoureuse.
— Qu'allez-vous faire ? demanda-t-il.
Julie le regarda fixement. Derrière eux, des passagers de pacotille attendaient trop dociles pour être réels.
— Pour commencer, je vais prendre un verre, répondit-elle, et tâcher de mettre de l'ordre dans mes idées. Je vais me calmer et essayer de vous oublier, vous et vos tourments.
Ensuite, je téléphonerai à la gare de Guingamp pour prier l'employé de diffuser un message par haut-parleur à l'attention de Valentin.
— Et que lui direz-vous ? s'enquit Ronan, sèchement.
Julie réfléchit quelques instants et répondit :
« Mme Julie L. informe son très attentionné époux qu'elle n'est pas dans le train qu'il espère et donc qu'il ne sert à rien de la chercher parmi les passagers qui descendent. En effet, au même moment, elle sirote un truc très fort au comptoir d’une autre gare et attend le train qui la ramènera dans les Vosges. Elle se voit déjà les skis aux pieds, les doigts gelés et les lèvres gercées peut-être, mais libérée enfin de la trop grande sollicitude qu'il déploie à son égard. Elle lui souhaite quand même un bon week-end et sera ravie de le retrouver à son retour ».
Ronan et Julie ne se lâchaient pas des yeux, les secondes s'étiraient, les passagers bloqués gardaient leur sourire béat. Ronan se mettait à la place de Valentin, le seul sans doute sur le quai qui ne rirait pas de l'annonce, ou plutôt qui se forcerait à rire afin de déjouer le voyeurisme malsain des autres passagers, curieux de creuser le visage de celui à qui ce trait était destiné. Il l'imaginait totalement abattu, comme il l'avait été lui-même, comme si une porte à double battant se refermait devant lui et lui arrachait son avenir. Il le voyait déjà traîner les pieds sur le trottoir, éviter à peine les voitures, retourner machinalement vers son hôtel, s'enfermer dans sa suite et se saouler toute la soirée avec une bouteille de Jameson, son whisky préféré. Il voyait tout cela et il eut envie de pleurer avec lui.
— Lâchez-moi, s'il vous plait… dit Julie d'une voix plus douce.
Ronan obéit instinctivement, mais ses gestes manquaient de consistance et son regard était perdu sur un autre quai de gare.
Il ne voulait pas revivre avec Valentin les deux journées qu'il venait de passer, il ne voulait pas que la peur et la douleur les gagnent tous les deux, et qu'ils n'aient plus qu'à s'apitoyer l'un et l'autre sur leur sort identique.
— Je ne peux pas vous laisser partir, dit-il simplement, pas comme cela.
Julie le regarda, le visage décomposé.
Ronan remonta dans le train, lentement. Sa non-décision était prise.
— J'oblitérerai ce dernier paragraphe, cette discussion sans objet, vous m'accompagnerez jusqu'au bout.
Le temps reprit sa course. Un sifflet déchira l'atmosphère, quelques personnes quittèrent encore le train alors que des retardataires rassurés montaient toujours. Ronan s'assit de nouveau, Julie vint le rejoindre ; elle ne pouvait pas aller contre sa volonté.
Les portes se refermèrent, il n'y avait plus d'alternatives, ce serait Guingamp à présent. Il leur restait un quart d’heure pour pleurer sur leur choix.
Comme pour bien appuyer sa sentence, le train abandonnerait de sa superbe, prendrait son temps à présent, flânerait sur sa voie, sûr de ses proies. Julie se sentit trahie, salie.
Elle eut un instant la tentation de tirer le signal d'alarme. Toutefois, Ronan était sans doute capable de le désactiver au risque même de les priver de tout arrêt d'urgence.
« Un quart d'heure à attendre et plus rien à espérer…» se lamenta-t-elle.
Ronan avait préféré les détruire plutôt que renoncer à ses habitudes. Il aurait voulu pouvoir remettre ses œillères et se jeter à corps perdu dans la rupture, probable ou prochaine, en arguant de son ignorance et en rejetant toute responsabilité sur Mathilde.
Dans le train, le haut-parleur se mit à énumérer les derniers arrêts ; Guingamp d'abord, puis Morlaix et enfin Brest.
Soudain, Julie caressa une nouvelle illusion.
« Et si sa détestable indécision m'était favorable à présent ? S'il me laissait ne pas descendre, cette fois-ci ? »
Elle aviserait plus tard, elle était même prête à payer le complément du billet de sa poche pour aller jusqu'à Brest. Elle ne dit rien, ne fit rien paraître de l'ultime espoir qui l'habitait, comptant sur l'irrésolution de Ronan pour que la minute d'arrêt à venir ne tienne pas ses odieuses promesses.
Elle entretint son angoisse à regarder sa montre, ne sachant plus si elle devait se réjouir ou se morfondre de la fonte des kilomètres devant eux.
Vingt minutes. Tout ce trajet depuis Nancy pour ces vingt dernières minutes. Ronan n'avait pas bougé depuis Saint-Brieuc. A présent que le glas allait sonner, la tension devait monter en lui, mais il n'en laissait rien paraître. Il avait accepté les règles du jeu du temps et méditait sur ses choix manqués.
Dix minutes. Le temps qui restait à parcourir se segmentait de plus en plus vite, les longues heures du départ étaient loin.
Cinq minutes. Toujours plus vite. Julie n'avait rien vu de cette dernière partie du voyage. Ses pulsations cardiaques se réglèrent sur le claquement des roues à l'amorce de chaque nouveau rail.
Trois minutes. A présent, le compte à rebours était continu. Guingamp était déjà là, autour d'eux, avec sa gare en ligne de mire.
Deux minutes. Les aiguilles abordaient toujours leurs tours de cadran au même rythme et Julie en vint maintenant à observer celle qui grignotait les secondes.
Une minute. Son cœur battait plus vite que les rails.
Dernière secousse peut-être, le quai glissa le long de la vitre, des têtes apparurent, Julie se laissa couler au fond de son siège et tira le rideau devant elle. Ronan n'avait pas tenté le moindre geste. Le train s'immobilisa enfin dans un nouveau râle. Les pistons rendirent un dernier souffle et la voiture se vida de ses Guingampais.
Ronan se tourna vers Julie.
— C'est l'heure, dit-il.
Julie sentit ses jambes s'enfuir loin d'elle. Son espoir avait été vain. L'unique verdict auquel Ronan s'était soumis était celui du temps, mais Julie ne savait rien de cet accord contre-nature.
Ils se levèrent dans un état second, Julie prit ses skis et le reste de ses affaires puis elle descendit du train et marcha, comme attirée par la sortie. Autour d'elle, la foule était en liesse, les retrouvailles étaient joyeuses. Julie aperçut au bout du quai la silhouette de Valentin, qui la cherchait des yeux.
Ronan n'était plus là, il regardait de haut, sur son écran, la scène qui se déroulait sous lui. Trente secondes, il avait encore droit à trente secondes de réflexion. C'est lors de ces trente dernières secondes qu'il prit conscience de la portée de sa non-intervention et de l'avenir qu'il se dotait. Il n'était pas prêt encore à assumer ce choix.
— Je ne peux pas ! soupira-t-il avant de se jeter à corps perdu sur son clavier.
Valentin avait aperçu Julie à son tour ; une interrogation était passée dans son regard et son sourire s'était crispé. Trop tard pour éviter la rencontre, trop tard pour se défaire des skis, Ronan se maudit de tant de temps perdu.
Il ne vit alors plus qu'une chose à faire pour ne pas couvrir Julie de ridicule.
Il effaça son désir de demi-tour, pesa bien ses mots, car il éprouvait un profond dégoût pour ce qu'il allait écrire et, la honte dans l'âme, lâcha ses phrases coupables sans oser les regarder à l'écran.
« Julie avançait toujours, bousculée par la masse ignorante des passagers qui achevaient, eux aussi, leur transhumance hivernale. Elle reconnut à côté d'elle le jeune garçon croisé sur le quai de Metz, qui appréhendait la séparation avec ses parents. Il tenait la main d'une grande personne, il semblait docile à présent.
Lui aussi vit Julie et leurs regards ne se quittèrent plus, comme si chacun prenait sa force en l'autre.
Dans le geste qu'elle fit pour ne pas perdre l'enfant des yeux, Julie ne vit pas arriver un de ces petits véhicules électriques qui portent les valises, les bagages ou les bicyclettes des voyageurs. Le conducteur n'avait pourtant pas lésiné sur les avertissements sonores.
Un des skis se coinça entre deux wagonnets. L'accident se produisit. Julie fut entraînée sur quelques mètres, avant d'être lâchée à hauteur des butoirs placés en bout de voie. Elle reprit son équilibre, mais seulement l'espace d'un instant, puis bascula sans bruit.
Dans sa chute, ses mains s'abîmèrent sur les pierres sales et huileuses, sa tête heurta la fonte et elle dut se faire un tour de rein vu la manière dont ses jambes arrivèrent sur elle. Avant de sombrer dans l’inconscience, elle eut encore le temps de sentir une vive déchirure à la cuisse gauche ; un de ses bâtons de ski s'était retourné.
La foule resta pétrifiée de stupeur ; comment une simple bousculade avait-elle pu conduire à une telle extrémité ? Des cris d'horreur, des appels au secours suivirent enfin. Valentin tâcha de fendre l'attroupement autour de sa femme, il ne l'avait pas vu tomber. On emmena un petit garçon médusé. Ce n'était pas un spectacle pour lui.
Les secours arrivèrent très vite, une voix anonyme les avait prévenus juste avant l'accident. »
Pendant que l'on examinait Julie avant de la bouger et de l'emmener, Ronan s'approcha d'un brancardier.
— Sa chute a été spectaculaire, lui dit-il, mais elle n'a rien de cassé. Elle va se réveiller, c'est l'affaire de quelques heures, cela lui vaudra une journée d'observation, tout au plus.
En désignant Valentin, il dit encore :
— Ainsi, vous pourrez le rassurer.
Puis, comme il s'éloignait rapidement, le brancardier s'étonna de son intervention ; à l'entendre, on aurait pu croire qu'il avait lui-même décidé et contrôlé la chute de cette femme.
A peine les derniers mots furent-ils sauvegardés et l'impression validée que Ronan s'enfuit comme un voleur ou un assassin, laissant tourner l'ordinateur et l'imprimante sans lui. Il se sentait abject et n'aurait pas osé regarder le nom de Julie en face.
Il se jeta sur un buffet, dans le salon, et en sortit une bouteille de Jameson.

