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2) Tabac, bacon et coups d'État - Deuxième partie

2) Tabac, bacon et coups d'État - Deuxième partie

Veröffentlicht am 19, Okt., 2024 Aktualisiert am 19, Okt., 2024 Kultur
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2) Tabac, bacon et coups d'État - Deuxième partie

Qui manipule vos perceptions et vos désirs contrôle votre esprit

Dans cet article, vous avez fait la connaissance d’Edward Bernays, que les professionnels du lobbying et de la publicité considèrent comme le maître de la manipulation.

Je vous propose de poursuivre l’exploration de son œuvre et de sa pensée… Car loin d’avoir disparu, elles continuent d’inspirer les milieux du pouvoir et de l’influence.

Vous avez découvert les tactiques de Bernays, pour inciter ses concitoyens autant à faire la guerre… Qu’à manger du bacon.

Aujourd’hui, vous allez voir comment, en grand manipulateur, il va transformer la cigarette en emblème féministe. Et faire décoller les ventes des industriels du tabac.

Bernays érige la cigarette en symbole de liberté et d’émancipation féminine

Crédit photo : https://www.historytoday.com/sites/default/files/freedom_news.jpg

En 1929, la marque de cigarettes Lucky Strike confie à Edward Bernays la mission de convaincre les Américaines de fumer.

L’enjeu commercial est de taille :  il s’agit d’élargir le marché de la cigarette à une clientèle féminine qui en est largement absente.

Car fumer en public est alors très mal vu pour les femmes : Symbole de vulgarité et de marginalisation, la cigarette est plutôt associée à l’image des prostituées.

Alors comment convaincre les femmes respectables de s’y mettre aussi ?

Bernays va donc travailler à transformer leur perception négative, en se servant de symboles forts. Et lier la cigarette, à un concept puissant et en plein essor : l'émancipation féminine.

Car il pressent qu'en faisant de la cigarette un symbole de liberté et de rébellion contre les normes patriarcales, il va changer le geste de fumer une cigarette, en un acte de revendication et de défi.

Il organise une mise en scène magistrale, à l’occasion de l’Easter Parade - la parade annuelle de Pâques - à New York.

L’Easter Parade est une tradition populaire, très médiatisée, qui réunit chaque année les élégantes New-Yorkaises.  Vêtues de tenues chics et extravagantes, elles défilent le long de la Cinquième Avenue, entre la 49ème et la 57ème rue.

Il y fait inviter une trentaine de jeunes femmes, modèles chez Vogue, et promeut l’événement dans les journaux new-yorkais, avec une publicité signée par Ruth Hale, une militante féministe en vue.

Pour immortaliser le défilé, il convoque un photographe et des journalistes.

Dix mannequins de Vogue participent à la marche, rémunérées pour défiler cigarette aux lèvres. Mais elles ne font pas que fumer ostensiblement.

Elles brandissent fièrement leurs cigarettes rebaptisées " Torches de la Liberté "… En écho à la lutte pour les droits des femmes et la quête d’indépendance.

Fumer en public devient ainsi un acte militant, signe de rébellion contre l’oppression masculine et les restrictions sociales imposées aux femmes.

Au lendemain de l’événement, Berta Hunt - la secrétaire de Bernays - publie ce communiqué de presse :

« J’espère que nous avons commencé quelque chose et que ces flambeaux de la liberté, sans qu’aucune marque ne soit privilégiée, briseront le tabou discriminatoire de la cigarette pour les femmes et que notre sexe continuera à briser toutes les discriminations ».

La campagne marque fortement les esprits. La présence des médias lors de cette parade montre de jolies femmes, fières et indépendantes, en train de revendiquer leur droit à fumer comme les hommes.

Le concept de " Torche de la Liberté " incarne la femme moderne, affranchie et audacieuse.

La cigarette cesse alors d’être perçue comme un signe de vulgarité et devient pour de nombreuses femmes américaines, un symbole d’émancipation et de modernité.

Cette opération vaut à Lucky Strike de faire décoller ses ventes. Et redéfinit complètement les normes sociales liées au tabagisme féminin.

Quelques années plus tard, Bernays va encore se surpasser, pour infléchir l’opinion publique américaine. Avec de graves conséquences pour un petit pays d’Amérique Centrale.

Ses campagnes de propagande vont faciliter le coup d’état de la CIA, contre le gouvernement du Guatemala

Dans les années 1950, la United Fruit Company (aujourd’hui le groupe Chiquita) domine le marché de la banane en Amérique latine. Mais la multinationale américaine voit d’un mauvais œil l’arrivée au pouvoir du président guatémaltèque Jacobo Arbenz.

Rawpixels Banana tree Public Domain

Au Guatemala, une grande partie des terres agricoles est alors détenue par une petite élite et des entreprises étrangères, dont la puissante United Fruit Company.

Mais Arbenz engage une vaste réforme agraire, afin de redistribuer aux paysans pauvres, les terres en jachère et en friche.

Voyant ses intérêts menacés, la United Fruit Company charge Bernays de mener une campagne de propagande, pour discréditer le gouvernement guatemaltèque aux yeux de l’opinion publique américaine.

À l’heure où la guerre froide fait rage, tous les Américains redoutent le communisme.

Bernays fait donc circuler des pamphlets, qui décrivent le gouvernement d’Arbenz comme un repaire de dangereux communistes.

Et il submerge les journaux de communiqués alarmistes, où il l’accuse de comploter contre les activités de la United Fruit. Il organise même des voyages en Amérique centrale pour les journalistes, afin de manipuler leur perception des événements.

Non seulement il parvient à influencer de nombreux journaux prestigieux, mais il réussit à retourner l’opinion publique américaine contre Arbenz.

Sa campagne intensive va faciliter l'intervention de la CIA, qui renverse le gouvernement guatémaltèque.

Ce coup d’État marque au Guatemala le début d'une guerre civile qui va durer près de 40 ans. Et faire 200 000 morts et disparus parmi les civils, en grande partie issus des communautés indigènes.

Edward Bernays est passé maître dans l’art de jouer avec les peurs et les désirs cachés des foules pour servir des intérêts économiques ou politiques

Féru de psychologie sociale, il considère que la manipulation de l’opinion passe par l’association d’un usage ou d’un produit, à un symbole fort.

Pour vendre un produit, il ne vante pas ses mérites. Il lui donne une dimension symbolique, qui résonne avec les désirs inconscients des gens.

Par exemple, dans la campagne pour les cigarettes, l’« astuce » consiste à associer le fait de fumer à l’émancipation des femmes. C’est puissant.

Mais comme vous vous en doutez… Bernays n’a jamais eu pour objectif de libérer les femmes du patriarcat. Son but était d'augmenter les ventes de tabac.

Le tour de force de la propagande moderne est de rendre les individus complices de leur propre servitude

En influençant leurs désirs et en leur donnant l'illusion de la liberté, la manipulation rend les masses plus dociles que n’importe quelle forme de contrainte.

Dans nos sociétés d’hyper-consommation, le pouvoir économique ne repose plus sur l'autorité, mais sur l'incitation à la satisfaction des désirs.

C'est en stimulant nos pulsions que l’on parvient à nous faire désirer les choses et à en consommer toujours plus.

C’est en manipulant nos émotions que l’on nous fait accepter des idées ou des politiques que nous rejetterions en temps normal.

Les livres d’Edward Bernays nous invitent à voir la démocratie moderne sous un autre éclairage.

Pas celui d’une organisation politique et sociale, où le peuple exercerait librement son pouvoir de décision.

Mais celui d’un système de manipulation très sophistiqué, où le pouvoir sur nos pensées, nos décisions et nos comportements s’exerce via une influence subtile, sur nos désirs et nos émotions.

Une influence si subtile, que notre domination - par ceux qui nous influencent – n’en devient que plus difficile à détecter.

Alors posez-vous la question :

Lorsque vous voulez absolument vous offrir cette marque de voiture… Cette marque de montre… Cette marque de vêtements, de chaussures… Ou tous ces gadgets au prix exorbitant…

Est-ce vraiment votre choix ? et pourquoi l’avez-vous fait ?

Et histoire d’en rajouter une couche, je ne résiste pas au plaisir de partager avec vous 5 savoureuses citations de notre nouvel ami, Edward Bernays :

Citations :

  1. « Qui sont les hommes qui, sans que nous en ayons conscience, nous soufflent nos idées, nous disent qui admirer, et mépriser, ou ce qu’il faut penser de la propriété des services publics, des tarifs douaniers, du prix du caoutchouc, du plan Dawes, de l’immigration ? Qui nous indique comment aménager nos maisons et comment les meubler, quels menus doivent composer notre ordinaire et quel modèle de chemise il est de bon ton de porter ? Ou encore les sports que nous devrions pratiquer et les spectacles que nous devrions voir, les oeuvres de bienfaisance méritant d’être aidées, les tableaux dignes d’admiration, les argotismes à glisser dans la conversation, les blagues censées nous faire rire ? »

  2. «  (ceux qui exercent le pouvoir en vertu de leur position ou de leurs aptitudes) ne peuvent plus faire ce qu’ils veulent sans l’assentiment des masses, et ils ont trouvé dans la propagande un outil de plus en plus fiable pour obtenir cet accord. La propagande a par conséquent un bel avenir devant elle. »

  3. «  Si nous comprenons les mécanismes et les mobiles propres au fonctionnement de l'esprit de groupe, il devient possible de contrôler et d'embrigader les masses selon notre volonté et sans qu'elles en prennent conscience. »

  4. «  Oui, des dirigeants invisibles contrôlent les destinées de millions d’êtres humains. Généralement, on ne réalise pas à quel point les déclarations et les actions de ceux qui occupent le devant de la scène leur sont dictées par d’habiles personnages agissant en coulisse.
    Plus important encore, nous ne réalisons pas non plus à quel point ces autorités façonnent à leur guise nos pensées et nos comportements.
    Dans maints domaines de la vie quotidienne où nous croyons disposer de notre libre arbitre, nous obéissons à des dictateurs redoutables.
     »

  5. « La manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays. »

À l’occasion, dites-moi ce que tout ça vous inspire en commentaire !

Merci de m’avoir lue 😊

Maivan Lecoq

 

Si vous voulez prendre de belles leçons de cynisme, sachez qu’Edward Bernays a écrit plusieurs ouvrages sur la manipulation de l'opinion publique, les relations publiques et la psychologie des masses.

  • Propaganda (1928) – C’est son ouvrage le plus célèbre. Bernays y explique comment manipuler l’opinion publique dans les sociétés démocratiques en utilisant les outils de la propagande.
  • Crystallizing Public Opinion (1923) – Ce livre est l’un des premiers à établir les bases des relations publiques modernes. Bernays y développe des théories sur la manière dont l’opinion publique peut être formée et manipulée.
  • Public Relations (1952) – Dans ce livre, Bernays continue à explorer le rôle des relations publiques dans la société moderne, en mettant l’accent sur leur capacité à influencer les comportements et à modeler les opinions.
  • The Engineering of Consent (1955) – Bernays a largement contribué à la co-écriture de ce texte, qui détaille l'idée que les élites peuvent " ingénier " le consentement des masses, à travers les médias et la publicité. Le livre en français est introuvable, mais vous pouvez le consulter en anglais ici : https://eduardolbm.wordpress.com/wp-content/uploads/2020/08/the-engineering-of-consent-edward-bernays.pdf

Je ne saurais trop vous conseiller de regarder aussi ce documentaire, sur la fabrique du consentement :

Le documentaire Propaganda La Fabrique Du Consentement

Et si vous voulez une synthèse en français très bien faite, de toute l’œuvre d’Edward Bernays, il y a le livre du journaliste Yann Caspar :

Edward Bernays, l'homme qui murmurait à l'oreille des foules

Yann Caspar y retrace la vie et l’œuvre de Bernays, en décortiquant les mécanismes contemporains de la propagande.

On y découvre notamment que le cofondateur et premier PDG de Netflix, Marc Randolph, n’est autre que le petit-neveu de Bernays. C’est d’autant plus intéressant que d’aucuns considèrent de plus en plus Netflix comme une plateforme d’endoctrinement.

 

Mes sources :

  1. Center for Health Incentives & Behavioural Economics : The Ringer : The Scientists Who Shape What and How We Eat – George Loewenstein – Août 2017
  2. Cahiers de Psychologie Politique : Edward Bernays et la fabrique du consentement  - David Colon – janvier 2021
  3. Étienne Dasso : Aux origines du coup d’État de 1954 au Guatemala : le rôle de la United Fruit Company dans la préparation du soulèvement contre Jacobo Arbenz

Article publié dans L’Écho de la Source

© Maivan LECOQ - 2024 - Tous droits réservés – Reproduction même partielle interdite

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Kommentar (4)

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Cedric Simon vor 2 Monaten

Votre texte est la démonstration de l'importance de la culture pour les citoyens.
Et pour les journalistes, qui par intérêt ou par manque de compétence, deviennent de simples courroies de transmission...
Excellente journée

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Maivan vor 2 Monaten

Je crois hélas que ce n'est pas la culture qui manque à certains journalistes.

Mais plus, l'éthique et l'intégrité morale.

Dieu merci, il subsiste encore dans ce milieu des professionnels, qui s'efforcent encore d'informer, plutôt qu'énoncer des opinions.

Très bonne journée à vous aussi :)

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Daniel Muriot vor einem Monat

Bonjour, je pense aussi que les rédactions sont carencées en éthique et en intégrité morale.

Tout en bas de l'échelle, il y a le journaliste qui va écrire ce qu'on lui demande pour remplir l'assiette. Un papier qui va à l'encontre de la ligne éditoriale ou qui contrarie quelque financier ira droit à la corbeille.

La seule arme du citoyen face à la propagande est de développer son esprit critique. Difficile quand l'école, l'entreprise, l'exposition aux écrans et l'alimentation dénaturée, les camisoles chimiques sapent vos efforts et vos moyens.

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Cedric Simon vor einem Monat

Nous sommes bien d'accord. C'est l'absence de culture qui détruit un Peuple.

Nous avons l'éducation nationale.
Ce n'est pas, ce n'est plus, l'instruction publique.
Le sens des mots donne l'orientation d'un pouvoir administratif qui veut de bons serfs, pardon! De bons "administrés".
Et les journalistes, dans leur grande majorité, outre leur absence de culture, font preuve d'une souplesse d'échine rémunératrice.

(updated)

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