Honneur et humilité
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Honneur et humilité
Des entraînements plusieurs fois par jour. Pendant des semaines, des mois, des années. Pour être suffisamment solide. Assez forte pour supporter le poids de l'acier sur son corps. Des courses longues à petites foulées ou très courtes en donnant tout ce qu'elle pouvait. Eprouver ses muscles, son souffle, son cœur. S'habituer à l'odeur de la sueur. Soulever des marmites, puiser de l'eau, lancer de grosses pierres. Au premier abord, cela pouvait paraître étonnant pour une fille de vrai seigneur : elle voulait porter l'armure et être chevalier.
A onze ans à peine, elle avait commencé à s'entraîner. A la fois une envie et un pressentiment. Son moment viendrait.
Le jour était venu lorsque son père, le seigneur, avait disparu dans une bataille. Il faudrait bien protéger le château, le fief, sa mère, ses sœurs, les paysans et son petit frère. Il faudrait bien diriger la petite armée. Il ne lui restait plus qu'à savoir monter.
Son écuyer, un jeune homme doux et joyeux prénommé Crépin, lui avait présenté un beau cheval qu'on sortait pour les chasses à courre. Il lui avait vanté les avantages de l'animal. Un palefroi au pelage roux. Certes, un peu timide, mais un destrier n'aurait pas été si confortable. La monture avalerait les kilomètres sans broncher. Il lui faudrait simplement réussir à communiquer par la simple pression de ses jambes. Pas de coups d'éperons dans les flancs, la douceur serait bien suffisante pour lui faire parcourir les longs sentiers boueux dans les épaisses forêts.
Elle n'aimait pas beaucoup l'odeur des arbres, la résine, la mousse et les champignons. Elle préférait de loin se promener pieds nus dans le sable, au pied des falaises. Surtout lorsque les vagues sont hautes et déposent des paquets d'écumes sur les rochers. Lorsque le ciel est gris avec des nuages cotonneux. Lorsqu'elle peut sentir le fort parfum des embruns. Elle aimait tellement la mer qu'elle s'y s'était entraînée : elle avait chevauché à marée basse et escaladé les rochers avec son armure sur le dos.
La forêt l'effrayait pour une raison : elle ne savait pas s'orienter. Dans la forêt, l'horizon, le ciel, les grands espaces, le vide n'existent plus. Elle se trompait souvent de chemin, même pour des petits voyages réguliers. Choisir la droite au lieu de la gauche, tout droit alors qu'il fallait tourner. Mais les mauvais chemins pouvaient parfois vous mener loin. Il faut savoir lâcher prise et d'accepter de s'enfoncer dans le mystère. Rester calme malgré le bruissement permanent des petits animaux, des êtres minuscules, des peuples cachés.
Elle avait prêté serment. C'était même un roi qui l'avait adoubée. Un bel homme, grand, boucles grises et regard intense. Ému par sa témérité, son enthousiasme, il lui avait soufflé :
-C'est chevaleresse qu'il faut désormais vous appeler.
Il lui avait dit qu'elle saurait se relever échec après échec. Elle ne lâcherait rien dans les batailles. A terre, dans l'eau, dans la boue, à genoux, en armure, à cheval. Elle les ferait tous plier.
Le roi avait ajouté un conseil simple et pratique, comme sa façon de régner.
- Habitues-toi au froid.
Ça tombait bien, l'hiver était sa saison préférée. La nuit qui tombe tôt. Les journées de crépuscule. Sa famille avait toujours trouvé ça étrange. Qu'elle s'épanouisse dans l'obscurité. Mélancolique au printemps et se fane sous le soleil. Alors elle avait travaillé sans difficulté pour supporter les températures les plus basses. A dormir dehors alors que gèle la pierre. Une vraie chevaleresse de glace.
C'est vrai qu'elle avait des goûts particuliers. D'un esprit affûté et délicat, elle aimait lire. Elle aimait lire, allongée dans l'herbe près des moutons. Un petit troupeau qui paissait dans un pré près du château. Les animaux à laine précieuse l'écoutaient chuchoter de jolis vers rimés, raconter des histoires de pirates et amants éplorés. Elle aimait écouter le bruissement des arbres, le clapotis des rivières et le bêlement des bêtes. Elle aimait tricoter. Elle aimait les matières nobles et les couleurs poudrées. Elle savait confectionner des pulls compliqués. D'une chaleur incomparable, ils coupaient du vent, gardait de l'humidité, des pulls pour vivre dans son pays âpre et brumeux.
Elle était délicate et elle voulait partir au combat. On la disait pas vraiment d'ici, qu'elle était fille d'une reine et d'un chevalier errant. Une ascendance mythique qui expliquait qu'on lui passe ses excentricités.
Elle était connue dans une partie du royaume. On racontait ses entraînements, le dressage du cheval, et puis le maniement des armes. Pour s'habituer à tenir une hache, pour muscler ses bras, elle avait coupé une grosse quantité de bois. Crépin avait fabriqué un onguent, une sorte de crème qui sentait la coriandre et l'écorce trempé. La crème avait été mélangée dans une coupelle en cuivre. La jeune fille avait tendu ses doigts, le soin s'est appliqué sur chacune de ses phalanges écorchées.
Un beau jour, elle est finalement partie sur sa monture. Elle a embrassé Crépin, qui a un peu pleuré.
La chevaleresse a quitté le pays qu'elle avait toujours connu. Un grand hameau près de la Loire. Fascinée par son fleuve, elle disait qu'elle voulait devenir comme le cours d'eau : mystérieuse, dangereuse et insaisissable.
Au petit trot, elle s'est enfoncée dans une forêt, puis on ne la vit plus. Elle se sera sans doute souvent perdue avant d'arriver à destination. Rien de grave, juste des aventures en plus.
Longtemps, on se rappela sa devise. Un petit texte qu'elle avait bricolé, à partir de ses lectures, de ses convictions, de ses idées. Elle aimait bien la façon dont les mots sonnaient.
"Pas de vengeance, pas de vaine colère.
Honneur et humilité.
Défendre et protéger."