Chapitre 13 - Je prends son âme
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Chapitre 13 - Je prends son âme
Dans un premier temps, Hyperion crut que c’était Aurora, la vampire renégate, qui les avait retrouvés et qui misait tout son assaut sur l’effet de surprise. Ce fut ce qu’il crut en voyant son précepteur basculer vers l’arrière, ne s’attendant à une réaction aussi violente, avant de tomber sur le sol dans un grand fracas, juste au pied du garçon.
Mais il se rendit bien vite compte de son erreur en constatant que les longs cheveux qui tombaient dans le dos de cette femme étaient bouclés, et non lisses, et que leur couleur était d’un brun foncé, à l’opposé des mèches argentées de sa poursuivante. Cette personne portait une longue jupe marron clair, ainsi qu’une veste légère assortie. Elle avait passé ses bras autour du cou du démon, et les soubresauts qui parcouraient son corps semblaient indiquer qu’elle sanglotait.
Interdit et encore sous le choc, il fallut quelques secondes pour que Severian ne récupère l’usage de ses membres, et de la parole par la même occasion. Il se redressa sur les coudes, fixant avec étonnement la masse de cheveux sombres.
— Samantha ? balbutia-t-il, n’en croyant visiblement pas ses yeux.
La femme de chambre d’Amelia releva la tête, montrant un visage inondé de larmes, mais où un immense sourire de soulagement s’étirait largement. Tout en reniflant, elle se redressa, avant de se tourner vers Hyperion qui était toujours paralysé dans son fauteuil.
— Monsieur Hyperion ! s’exclama-t-elle d’une voix emplie de joie et de chaleur, comme si le voir était la meilleure chose qui puisse lui arriver dans sa vie. Je suis navrée de m’être conduite de cette manière en votre présence ! Ce n’était pas convenable ! Mais je suis véritablement ravie de voir que vous êtes en vie, vous ainsi que monsieur Hunter !
Le blond resta sans voix, comme s’il n’arrivait pas à se remettre d’une entrée aussi fracassante, sans compter qu’il ne pensait pas que quelqu’un d’autre de son entourage que lui et son domestique avait survécu au naufrage. Cependant, en voyant la jeune femme commencer à essuyer ses yeux avec le revers de sa main, il parvint à bouger et sortit de sa poche un mouchoir en tissu qu’il lui tendit. Samantha le remercia d’un murmure avant de se sécher les joues.
— Je ne savais pas que vous faisiez partie des survivants, souffla le noble en passant une main sur son visage, partagé entre la joie de retrouver une personne qu’il connaissait, et une réalité bien plus terrible qui ne lui plaisait pas.
— Vous n’avez donc pas lu les journaux ? supposa la brune en tamponnant ses yeux rougis. Ils y ont donné la liste des rescapés hier au soir… Monsieur, je suis vraiment désolée pour vos parents… c’étaient des gens admirables…
À la simple mention de James et Amelia, la gorge de l’adolescent se serra brusquement, et un nœud tordit son estomac. Il sentit ses yeux picoter, mais il se força à se maîtriser. Incapable de prononcer un mot, il désigna d’une main le siège face à lui, invitant la servante à s’asseoir.
— Merci de votre soutien, répondit-il au prix d’un effort considérable pour articuler, mais souhaitant changer rapidement de sujet, il ne lui laissa pas le temps de poursuivre. Comment vous en êtes-vous sortie, seule ? interrogea-t-il. Et comment avez-vous fait pour nous retrouver ? Racontez-moi tout.
— Voyons voir, par où commencer ? Comme vous le savez peut-être, monsieur Hunter avait demandé à monsieur Jones de nous amener près de vous, commença la jeune femme en plissant légèrement les yeux, essayant de se remémorer cette nuit effroyable. Lorsque vous êtes parti précipitamment, il a insisté pour que nos maîtres aillent déjà prendre place dans un canot de sauvetage, tandis que Samuel partait à votre recherche.
— J’admets avoir été un peu irresponsable à ce moment-là, soupira le blond, se rappelant la façon dont il était parti en coup de vent.
— Non, en revanche, je vous trouve admirable ! protesta son interlocutrice avec ardeur, n’ayant visiblement pas peur d’exprimer son point de vue. Vous avez montré un tel désir d’aider votre précepteur pour votre jeune âge que j’en ai été très étonnée. Mais malheureusement, Samuel n’a pas réussi à vous retrouver, et avec monsieur Jones, il a insisté pour me faire monter dans un canot.
— C’est un beau geste, commenta l’adolescent avec sincérité.
— En effet, je leur dois la vie, confirma Samantha avec un regard empli de nostalgie et de tristesse. Étant donné que le canot de vos parents était presque plein, ils m’ont embarqué sur un autre qui est parti juste avant que le Pacific ne se brise en deux. Puisque j’étais une femme, c’était plus simple pour moi d’obtenir une place.
— Je suis surpris de ne pas vous avoir vu une seule fois lorsque le Celtic nous a récupérés, fit observer Hyperion d’un air songeur. Pourtant, tous les rescapés étaient logés sur les ponts de deuxième classe.
— Je dois vous admettre que je ne suis pas sortie très souvent de la cabine qu’ils m’avaient assignée, soupira la brune en secouant la tête, sa longue chevelure suivant le mouvement. J’étais trop sous le choc de ce qu’il s’était passé, et je n’avais pas vraiment envie de voir des gens. D’autant plus que je ne savais pas si quelqu’un d’autre de la maison avait survécu.
— Je ne peux pas vous blâmer pour votre envie de solitude, s’esclaffa amèrement l’enfant, joignant ses mains sur ses genoux. Severian et moi n’avons pas fait différemment de vous, nous avions tous les deux besoin de calme et de repos… Comment vous en êtes-vous sortie une fois à New York, sans argent et sans aide ?
— Je savais où nous aurions dû loger en temps normal, mais je n’avais aucun moyen de prouver mon identité au personnel de l’hôtel, expliqua la femme de chambre tout en essuyant une larme au coin de ses yeux. Par conséquent, j’ai logé dans une petite auberge où plusieurs survivants avaient trouvé refuge. Ils ont accepté de me nourrir et de me laisser dormir chez eux en échange d’aide pour nettoyer les sols.
— Vous avez une grande force mentale pour travailler après avoir vécu une pareille expérience, fit observer Severian avant de déposer deux tasses de thé fumantes sur la table basse qu’il avait remise à sa place initiale. Moi-même, j’ai tenté d’accomplir mon devoir, mais je n’y suis pas bien arrivé.
— Je suis sûr que vous vous sous-estimez, contra Samantha en agitant un index devant lui. Pour ma part, ce n’était pas très compliqué, alors que vous avez continué de vous occuper du jeune maître. Mais je ne voulais pas rester là-bas indéfiniment, et ce n’est que le lendemain, donc aujourd’hui matin, que j’ai pu retrouver votre trace.
— Par les journaux, je suppose, avança le garçon avant de boire une longue gorgée de thé brûlant.
— C’est exact, répondit la brune avant d’esquisser un très léger sourire amusé. J’ai récupéré un magazine qu’un client avait laissé sur une table. La liste des rescapés du naufrage y figurait, et c’est à ce moment-là que j’ai appris que vous étiez tous les deux en vie. Je ne vous cache pas que j’étais véritablement très soulagée de le savoir, mais un problème persistait…
— Vous ne saviez pas où nous nous trouvions, devina le démon d’une voix paisible, haussant un sourcil interrogateur.
— C’est tout à fait cela, approuva la domestique avec un hochement de tête vigoureux. La seule chose que je savais était que vous aviez quitté le port assez rapidement, malgré la presse.
— Comment l’avez-vous découvert ? questionna Hyperion, sans cacher la surprise qui nuançait sa voix.
— L’article du journal que j’ai lu faisait part des témoignages de quelques survivants, expliqua-t-elle sans parvenir à dissimuler le gloussement amusé qui remontait dans sa gorge. L’un d’entre eux a cependant attiré mon attention : un journaliste racontait qu’un homme accompagné d’un enfant avait eu l’air particulièrement mécontent de le voir, et qu’il devait être si à cran à cause de ce qu’il s’était passé qu’il l’avait envoyé par terre en un coup de pied. La description physique concordait, et étant donné que vous avez un caractère plutôt protecteur avec Monsieur Hyperion, je me doutais que c’était vous.
Le principal intéressé échangea un regard avec son maître, et ce dernier ne parvint pas à se retenir de sourire. Le noiraud passa une main gênée dans son cou, esquissant un très léger rictus.
— En effet, j’étais un peu énervé… avoua-t-il en essayant d’ignorer le ricanement moqueur qui avait sa source du côté de l’adolescent. Et puisqu’il nous retardait, j’ai perdu le peu de patience qu’il me restait…
— Comment avez-vous su que nous étions dans cet hôtel ? questionna le blond, des restes d’amusement dans la voix.
— En réalité, c’est une simple chance, concéda la servante en replaçant une mèche brune derrière son oreille. Je me suis dit que je n’avais rien à perdre, et que j’allais demander à la réception si quelqu’un occupait la suite. J’ai été si heureuse lorsqu’ils m’ont dit qu’un garçon d’environ treize ans et un adulte y étaient installés depuis la veille. Et j’ai décidé de venir immédiatement.
— Seigneur ! Vous avez fait un incroyable périple pour nous retrouver, commenta le jeune noble en passant une main dans ses cheveux fins.
— Monsieur, je sais que ma demande risque de vous sembler audacieuse, voire insolente même, reprit Samantha, abandonnant tout de suite son ton joueur, reprenant un visage sérieux. Mais j’aimerais vraiment rester à votre service.
Et voilà, c’est exactement ce que je redoutais et que j’aurais aimé éviter à tout prix.
Hyperion laissa un long et profond soupir passer entre ses lèvres, tout en se levant de son fauteuil. Il aurait préféré ne pas devoir le faire, ne pas dire à cette personne, qui avait voué sa vie à sa mère, qu’elle ne lui était plus d’aucune utilité.
— Je vois que c’est ce que vous souhaitez, souffla-t-il sans oser la regarder droit dans les yeux. Mais il faut regarder la réalité en face : je n’ai malheureusement plus de travail pour vous. Ma mère est morte, et maintenant que je suis seul, une femme de chambre devient superflue.
Lorsqu’il tourna la tête pour finalement la voir, il fut surpris ! Le visage fin et beau de la brune n’était pas du tout décomposé en une expression de dépit, mais s’était au contraire durci, et ses yeux noisette montraient une incroyable détermination.
— Je le sais, monsieur, et je m’attendais à cette réponse. En réalité, ce que je veux, ce n’est pas ce travail précisément. Je peux très bien redevenir une simple femme de ménage si cela peut vous faire plaisir, cela ne me dérange pas. Tout ce que je souhaite, c’est rester auprès de vous tout comme je suis restée près de ma maîtresse avant.
C’est donc cela. Elle n’est nullement attirée par l’argent ou le poste de femme de chambre. Elle n’en démord pas et reste fidèle à mère même après sa mort. Mais… je ne peux pas… Elle est très intelligente, malgré la différence d’éducation entre les domestiques et les nobles. Cela revient à mettre en danger le secret que je conserve avec Severian…
Posté à côté de Samantha, le précepteur ne lâchait pas du regard son jeune maître. Celui-ci l’observa furtivement, et vit une lueur rouge vif illuminer les iris marron de son serviteur. Et à en juger par sa main droite qui passa furtivement sur le dos de sa main gauche, il pouvait deviner que l’adulte pensait à la même chose que lui :
C’était un risque trop grand pour être pris, et ce malgré l’attachement qu’elle pouvait éprouver pour lui.
Mais le problème était à présent de trouver une raison de l’éloigner, sans pour autant la renvoyer sèchement.
— J’admire votre détermination, soupira le blond, décidant de tenter le tout pour le tout afin de l’éloigner. Cependant, il y a quelque chose que vous ignorez et qui peut s’avérer très dangereux pour vous.
— De quoi s’agit-il ? questionna immédiatement la brune, comme si elle était certaine de pouvoir l’aider d’une quelconque manière.
Une nouvelle fois, les yeux saphir du garçon s’attardèrent sur le noiraud, et il vit ce dernier serrer la mâchoire, laissant dépasser une canine pointue.
Jeune maître, par moment, vous prenez des chemins vraiment très tortueux pour arriver à votre objectif…
En effet, c’était un plan plutôt bancal, ce qui était plutôt normal puisqu’il avait été improvisé en moins d’une minute. Pourtant, il fallait un argument de poids pour écarter cette femme.
— Mes parents ne sont pas morts par accident, déclara l’adolescent d’un air grave, usant de tout son talent pour essayer d’être le plus crédible et le plus sérieux possible. En réalité, ils ont été les cibles d’un attentat.
Il eut un petit sourire victorieux dans sa tête en voyant le visage de la domestique se transformer sous le choc et la surprise. Derrière elle, Severian plaquait silencieusement sa paume sur son front d’un air désespéré. On n’avait pas idée d’utiliser des méthodes aussi radicales…
— U-Un attentat ? répéta-t-elle, sa voix devenant hésitante, ses doigts commençant à trembler en tenant la hanse de sa tasse.
— Oui, confirma l’adolescent en s’appuyant sur le dossier du siège, adoptant une attitude presque dramatique, lorsque la cheminée est tombée, ce n’était pas un hasard, mais des gens qui avaient détruit les rivets qui la retenaient. Il semblerait qu’ils visent la famille Prince, car ils ont tenté de s’en prendre à moi également.
— Mon Dieu ! s’exclama Samantha d’un air effaré, tandis qu’une image d’un enfant impliqué dans un combat s’insinuait dans son esprit. Vous avez été blessé ?
— Heureusement non, répondit le blond en essayant de l’apaiser, n’imaginant pas qu’il la mettrait dans cet état en une seule phrase. Severian m’a protégé comme il a pu, mais c’est lui qui a été blessé en fin de compte.
Le regard incendiaire que le démon lui envoya par-dessus la tête de sa jeune collègue ajouta une difficulté supplémentaire à Hyperion. Non seulement il se lançait dans un mensonge, qui n’en était qu’un à moitié, particulièrement ardu, et qu’il inventait des éléments au fil de ses explications, mais si son précepteur commençait à faire des têtes étranges en essayant de rester discret, il n’allait pas pouvoir tenir longtemps.
La femme de chambre se retourna brusquement en se levant, forçant le noiraud à quitter des yeux le jeune noble. Celui-ci en profita pour se masser une côte qui commençait à se faire douloureuse depuis qu’il essayait de se retenir de rire.
— Est-ce grave ? questionna-t-elle, le ton de sa voix devenant presque menaçant.
Elle aurait pu dire au blond d’aller dans sa chambre et d’y rester qu’il n’aurait pas émis une seule objection et l’aurait fait sans hésiter. Et à en juger par l’expression surprise de l’adulte, il en était de même pour lui.
— Non, pas trop… marmonna-t-il, bien qu’il se trahisse seul rien qu’en hésitant à prononcer ces mots.
— Tu es vraiment un menteur pathétique ! commenta l’adolescent, éprouvant les plus grandes difficultés du monde à ne pas exploser de rire.
Lui qui connaissait le démon depuis des années, il avait eu de lui l’image d’une créature dangereuse, mais qui jouait particulièrement à la personne lambda. Cependant, face à une femme autoritaire, il devenait aussi faible qu’un gamin turbulent devant sa mère. Il ne semblait pas du tout dans son élément, comme s’il cherchait désespérément une échappatoire. Et le comportement de ce blondinet capricieux ne l’aidait pas vraiment.
— Dois-je répéter ma question ? menaça Samantha en le fusillant du regard, le défiant de tenter de mentir à nouveau. Ou bien dois-je m’en rendre compte par moi-même ?
Hyperion aurait bien laissé ce jeu se poursuivre, rien que pour savoir quelle en aurait l’issue, mais il constata qu’ils s’éloignaient du sujet principal. Aussi décida-t-il d’intervenir.
— Ses jours ne sont pas en danger et il guérit déjà, lança-t-il en espérant calmer la domestique. Mais je ne vous cache pas que ce n’était pas beau à voir.
— Si c’est ainsi, je suis soulagée, soupira la brune en se laissant tomber dans le fauteuil, passant une main tremblante sur son visage.
— Pour en revenir à notre conversation, c’est justement à ce genre de risques que vous pourriez être exposée. Nous avons eu de la chance de nous en sortir vivants, Severian et moi, mais je ne suis pas sûr que cela se reproduira. C’est pourquoi j’aimerais que vous meniez une vie tranquille dans une autre maison, sans frôler la mort à chaque instant.
— Je comprends vos arguments, Monsieur, soupira la brune en le fixant dans le blanc des yeux, ne semblant pas lâcher l’affaire. Mais dans ce cas, pourquoi Monsieur Hunter ne serait-il pas dans le même cas que moi ?
C’est justement pour ça que nous ne voulons pas que vous restiez. Vous êtes trop intelligente…
Cependant, avant même que le blond ne trouve quoi que ce soit à redire pour essayer de lui faire abandonner la partie, ce fut son précepteur qui intervint.
— Vous pensez trop aux autres, déclara-t-il à l’adresse de la jeune femme, ayant retrouvé son sérieux habituel. Je ne suis pas mort, il en faut bien plus pour me tuer. Et puis, c’est mon travail de veiller sur le jeune maître, et il est hors de question de l’abandonner. Ce n’est pas votre cas, rien ne vous force à mettre votre vie en jeu. Si cela peut vous rassurer, je compte trouver des gens qui pourront m’aider dans cette tâche.
En voyant la mine pensive de Samantha, Hyperion crut qu’elle était en train de comprendre. Elle resta silencieuse pendant de longues secondes, mijotant les paroles du démon en boucle dans sa tête. Elle avait presque l’air convaincue, mais son regard se fit soudainement flamboyant en toisant le blond.
— Dans ce cas, je veux bien apprendre à me battre pour vous protéger, s’exclama-t-elle avec force, laissant transparaître toute sa volonté. Si c’est tout ce qu’il faut pour que vous acceptiez de me garder, je n’hésiterai pas une seconde. Je n’ai plus de famille depuis la mort de mon père, et tout ce que je souhaite, c’est rester avec les gens que j’ai connus dans votre manoir. Je vous rappelle que j’ai manqué de mourir également à bord du Pacific, il en faudra plus pour m’arrêter.
Ce fut au tour d’Hyperion d’être étonné. Il avait pensé que la possibilité de mourir l’aurait effrayé, et qu’elle aurait abandonné la partie. Cependant, elle se révélait bien plus coriace qu’il ne l’imaginait. Dans ses yeux noisette, il voyait presque une flamme d’entêtement brûler. Elle ne lâchait pas le morceau…
Un grand sourire étira soudainement les lèvres de l’adolescent.
— Mes sincères félicitations, Samantha Smith, annonça-t-il, sans se départir de son sourire. Vous êtes désormais une femme de ménage du manoir Prince. Votre détermination m’a convaincu que vous avez le cran de rester auprès de nous.
L’expression de l’intéressée se transforma en une fraction de seconde, passant d’un visage crispé à une joie intense en un battement de cil. Elle bondit presque de son fauteuil et s’inclina à répétition devant l’enfant.
— Merci Monsieur ! Vous ne le regretterez pas ! Je vous le promets !
— Je vous en prie, évitez de vous faire mal dès maintenant, rigola le concerné, commençant à craindre qu’elle ne se frappe la tête sur la table.
La brune esquissa un sourire gêné avant de se tourner vers Severian, devenant un peu plus hésitante. Elle passa une main dans ses cheveux longs pour les rejeter en arrière.
— J’espère que cela ne vous contrarie pas, Monsieur Hunter, bafouilla-t-elle, visiblement mal à l’aise. Je sais que vous vouliez m’aider.
La créature des ténèbres la fixa quelques secondes en silence, avant de finalement laisser un rictus amusé apparaître sur ses lèvres en haussant les épaules avec une élégante nonchalance.
— Sachez une chose sur moi : je ne remets jamais en question les décisions de mon maître, ricana-t-il en croisant les bras sur son torse. Je vous souhaite donc la bienvenue parmi les pauvres fous qui ne craignent pas La Mort.
La présence de Samantha avait quelque chose de bienfaisant. Elle dégageait une aura positive et chaleureuse autour d’elle, et c’était une chose qui avait manqué à Hyperion ces derniers jours. L’enthousiasme avec lequel elle avait accepté le poste de femme de ménage était étonnant. C’était d’autant plus incroyable pour quelqu’un qui avait finalement perdu une bonne place dans la hiérarchie des domestiques, de plus qu’elle toucherait un salaire moins grand que celui de femme de chambre.
La brune avait commencé son installation par un bain rapide et la récupération de sa longue robe noire dans la valise que Severian avait ouverte pour elle. Malgré la situation dans laquelle ils étaient tous, elle faisait son maximum pour instaurer une atmosphère de bonne humeur. Et c’était sans doute quelque chose qui n’était pas à la portée du démon, car l’humour noir et les moqueries étaient les seules phrases qui pouvaient sortir de sa bouche.
Cependant, s’il y avait bien une chose qu’elle ne pouvait pas changer, c’était le besoin de compagnie d’Hyperion. Il n’arrivait toujours pas à dormir seul, et n’avait pas permis à son précepteur d’être dans une autre pièce la nuit. Pourtant, ses journées semblaient moins monotones et épuisantes, car le dynamisme de la domestique avait le don de le faire sourire.
En plus d’avoir accepté avec empressement le poste de femme de ménage, Samantha avait ajouté une autre fonction durant leur séjour à New York. Ayant découvert l’ampleur effarante de la blessure de son collègue, elle s’était autoproclamée infirmière. Malgré les nombreuses protestations du noiraud, elle avait longuement insisté pour s’occuper de ses bandages, et elle essayait de faire de son mieux pour lui faciliter son travail.
— Monsieur Hunter, je peux vous poser une question ?
L’intéressé redressa la tête et croisa immédiatement le regard de la brune. Cette dernière tenait à la main un long bandage propre. La vision de la grande blessure ensanglantée n’avait visiblement pas eu raison de son estomac bien accroché.
— Vous venez de le faire, mais je vous en prie, répondit-il d’une voix tranquille et douce.
— Pourquoi avez-vous l’insigne de Monsieur Jones dans la poche de votre veste ?
La servante désigna du doigt le vêtement posé sur une chaise, d’où le petit objet en métal qui dépassait de quelques millimètres. Ne s’attendant pas à ce qu’elle remarque un détail aussi minuscule qu’il essayait de cacher depuis son arrivée, le démon resta silencieux quelques secondes, avant de finalement trouver une réponse adéquate :
— Juste avant de mourir, il me l’a donné, soupira-t-il en passant une main dans ses cheveux noirs.
Il ne voulait pas en dire trop, en réalité, il voulait même essayer à tout prix d’éviter de parler du choix qu’il n’avait toujours pas réussi à prendre. Il avait toujours cette désagréable impression de ne pas pouvoir assumer un travail pareil. Lui qui avait passé une bonne partie de sa vie à obéir sans poser de question, il ne se sentait pas capable de diriger des domestiques. Il trouvait sa propre situation ridicule : tuer des gens ? Aucun problème, il le faisait facilement. Donner un ordre ? C’était presque impossible.
— Je sais qu’il vous l’a remis, répondit Samantha avec une pointe amusée dans la voix. Je me doute que vous n’êtes pas allé le lui voler en plein naufrage. Ce que je voulais dire, c’est « pourquoi est-il dans votre poche et non pas sur vous ? ».
Quand on disait qu’elle était trop intelligente, ce n’était pas de l’exagération… Par tous les diables, pourquoi doit-elle me poser les questions auxquelles je ne veux absolument pas répondre ?
— Parce que Severian refuse de prendre le relais.
Les deux domestiques tournèrent la tête en même temps pour voir Hyperion, adossé au chambranle de la porte. Il avait les bras croisés sur son torse, et les fixait en retour, d’un air incroyablement sérieux.
— Jeune maître ? s’étrangla l’intéressé, n’ayant pas prévu une intrusion pareille, encore moins pour le mettre dans une situation encore plus compliquée qu’il ne le voulait. Que faites-vous ici ?
— Je suis venu voir comment allait ta blessure, lâcha le blond d’un ton plat en haussant un sourcil, comme si c’était l’évidence même.
— Sa blessure, elle va très bien, grimaça la femme de ménage en commençant à enrouler le bandage autour de sa cage thoracique. Lui, un peu moins bien…
— Je ne suis pas mourant, protesta le noiraud d’un air exaspéré, avant qu’une main ne s’abatte à l’arrière de son crâne, le faisant taire.
— Tu mens aussi bien que je parle le français, rétorqua le jeune noble d’un ton sec. Je te ferai remarquer que tu as la même couleur que tes pansements !
En effet, la peau de Severian n’était plus pâle comme d’habitude, mais était devenue blanche. La large plaie commençait à être totalement recouverte par le tissu, laissant place à une vision moins sanglante. Son bandage passait sur son épaule, puisque la blessure allait de là jusqu’à sa hanche opposée, et faisait le tour de son abdomen.
— Voilà, annonça la brune en se redressant, esquissant un mince sourire, vous pouvez vous rhabiller. Je vous conseille de ne pas trop en faire, même si je sais qu’il n’y a quasiment aucune chance que vous m’écoutiez.
— Aucune, en effet, confirma le démon en attrapant sa chemise. Demain, nous devons reprendre le bateau pour retourner en Angleterre, et j’ai du travail.
— As-tu pensé à une chose importante ? questionna Hyperion tout en le regardant refermer les boutons, ramenant la conversation sur un sujet autrement plus sérieux. Lorsque nous serons au manoir, comptes-tu laisser les domestiques sans majordome pour les diriger ?
Severian sentit deux regards insistants se poser sur lui, bien qu’il préféra contempler le sol. Ses sourcils se froncèrent malgré lui tandis qu’il nouait son foulard autour de son cou. Décidément, ce sale gamin n’allait pas le lâcher de sitôt avec ça ! Sentant l’agacement le gagner, il attrapa sa veste qu’il enfila, avant de fixer les deux iris bleu saphir du garçon.
— Quand bien même j’accepterai ce poste, my Lord, allez-vous laisser un majordome sans maître de maison pour le diriger ? interrogea-t-il d’un ton sournois et impatient, comme s’il voulait simplement partir pour clôturer la discussion.
Cette fois, les yeux noisette de Samantha se tournèrent vers l’adolescent. Celui-ci serra la mâchoire et les poings en fusillant du regard la créature des ténèbres. Ce dernier ne sembla même pas s’inquiéter de l’insolence avec laquelle il avait répondu.
— Tu n’es qu’une langue de vipère ! cracha l’enfant, sa voix devenant dangereusement basse. C’est de toi que nous parlons, pas de moi !
C’était comme s’il n’y avait plus de maître ou de serviteur. Severian, qui était habituellement très poli et respectueux envers Hyperion, lui parlait désormais comme s’il était son égal. Et ce fait, la brune ne fut pas la seule à le constater, car le jeune noble s’en rendit compte également.
Et il prit conscience d’une vérité effrayante qu’il avait trop souvent négligée.
Derrière le masque du parfait précepteur, cet être n’en restait pas moins un démon. Un être dangereux doté de pouvoirs qui dépassaient sa compréhension. Malgré qu’il lui ait laissé l’illusion de croire qu’il le contrôlait, celui qui pouvait faire de l’autre son pantin était indéniablement le noiraud. S’il lui en prenait l’envie, il pourrait le tuer sans problème.
Le pacte qui les liait forçait la créature des ténèbres à se plier à ses ordres dans certaines conditions bien précises. Mais dans les moments plus calmes, rien ne l’obligeait à jouer le jeu.
Qui contrôle l’autre ? Lui ou moi ? Ses yeux… ils me font peur…
Les deux iris marron laissaient de faibles reflets rouge vif apparaître, montrant une grande impatience, de l’agacement et une grande envie d’en finir. Mais finir quoi ? La conversation… ou leur accord ?
— Monsieur Hunter, mais qu’est-ce qui vous prend ? haleta la femme de ménage d’un air abasourdi, à la limite du choc.
L’intervention de la domestique eut l’air de ramener à la raison Severian. Il desserra les poings et son visage se détendit progressivement. Finalement, il posa un genou à terre, s’inclinant devant Hyperion.
— Je suis vraiment navré de mon comportement, jeune maître, soupira-t-il d’un ton glacial, regardant le sol d’un air mécontent. Je n’aurais pas dû m’emporter de cette façon, je ne sais pas ce qu’il m’a pris.
L’intéressé était toujours paralysé sur place, comme si la lueur terrifiante qu’il avait vue dans ses yeux l’avait figé. Il ne fit que hocher la tête, montrant qu’il acceptait de passer l’éponge. En réalité, il avait plutôt l’impression de ne pas avoir le choix, comme si le noiraud lui avait ordonné de le pardonner. Le serviteur se redressa, conservant cependant son visage de marbre, dépourvu d’émotion.
— My Lord, j’accepterai de devenir votre majordome le jour où vous accepterez votre rôle de chef de famille. D’ici là, je ne serais que votre précepteur et votre valet, et rien de plus que cela.
Considérant que la conversation était close, la créature des ténèbres s’éloigna, maudissant le monde entier.
Je ne suis pas aveugle, et je sais très bien ce qu’il m’arrive. Plus je passe du temps à côté de ma proie, plus mon envie de me nourrir devient forte. Dormir des nuits à côté de lui était tout sauf une bonne idée.
Une fois qu’il fut certain d’être seul, il s’arrêta de marcher. Il enfouit son visage dans ses mains, comme s’il était soudainement à bout de force. Mais dès lors que ses doigts quittèrent sa peau, ils laissèrent place à une expression horrible.
Ses yeux rouges brillaient de sauvagerie, et son rictus montrait huit canines acérées sur lesquelles il passa sa langue. Chacun de ses traits n’était plus que danger…
Je ne suis pas le seul à dérailler ! Le manque d’avancée dans cette enquête et son absence de volonté… Ce gamin a intérêt à se reprendre en main s’il ne veut pas que je le dévore prématurément ! Au diable la discrétion, si rien ne change d’ici dix jours…
Je prends son âme sans hésiter…
Fort heureusement, la traversée pour retourner en Angleterre ne se solda pas par un naufrage dans l’océan glacial. Cette fois, Hyperion était satisfait que rien d’intéressant ne se produise, puisqu’il avait tout le temps pour se reposer.
Enfin… se reposer était une façon de parler. Car depuis la discussion violente qu’il avait eue avec Severian, son esprit n’était tourmenté que par une chose : la place qu’il était censé occuper. En effet, c’était bien son rôle de reprendre le manoir, et la compagnie de son père. Malgré tout, cette tâche lui semblait bien au-dessus de ses forces. Même s’il préfèrerait s’en mordre les doigts plutôt que de l’admettre, son serviteur avait raison : tout comme lui, il refusait de prendre ses responsabilités en main. Et sachant cela, le noiraud avait joué un coup particulièrement redoutable, qui ne lui laissait qu’une seule option : devenir chef de famille. Le fait qu’il lui ait dit qu’il deviendrait majordome quand il deviendrait maître de maison sonnait un peu comme un défi. C’était comme s’il était certain qu’il ne prendrait jamais la place de Jones.
Et il a peut-être raison de penser cela…
Durant tout le voyage en bateau, Hyperion fut très calme. Enfin, uniquement si on excluait les pensées qui bouillonnaient toute la journée dans sa tête. Mais extérieurement, il donnait simplement l’impression d’un jeune garçon bien élevé, silencieux et paisible. Contrairement à ses parents qui avaient envoyé les domestiques en troisième classe, il ne laissa pas le choix à Severian et Samantha d’aller ailleurs que dans des cabines de première classe.
Et comme lors de son séjour d’une semaine à New York, il avait totalement refusé que son démon dorme dans une pièce séparée de lui. Cependant, il lui semblait que son serviteur avait repris ses horaires de sommeil habituels, car il était toujours le dernier à s’endormir et le premier à se réveiller. Et les forces qui lui étaient revenues n’améliorèrent pas leur relation, puisqu’il était à chaque fois terriblement tendu, et semblait de plus en plus énervé au fil des matins. Et pour couronner le tout, depuis la croisière sur le Pacific, Hyperion commençait à éprouver une peur panique de l’eau, et surtout des profondeurs de la mer…
De plus, si le blond avait su que ses problèmes ne s’arrêtaient pas à ses domestiques, il se serait empressé d’aller demander de l’aide à son oncle et sa tante avant même de poser un pied dans le manoir qui était désormais le sien.
Après cinq longs jours de calvaire à bord d’un navire dont il doutait des capacités à flotter, Hyperion arriva enfin à Southampton en compagnie de ses deux domestiques. Heureusement, il y avait bien moins de monde que lors de l’arrivée du Celtic à New York. Les quais n’étaient pas noircis de personnes, et il n’y avait pas de cacophonie, de cris et d’appels.
Il n’y avait que quelques centaines de gens, surtout venus pour accueillir des proches. Étant donné que le jeune noble n’avait pas averti sa famille restante, ni sa meilleure amie, ni les serviteurs restés au manoir. Il voulait simplement retarder le plus possible le moment où il allait devoir expliquer la disparition de ses parents et celle de Jones et Reyes.
Mais il n’eut jamais besoin de le faire.
La première chose qu’il fit dès qu’il eut posé un pied sur le territoire anglais fut d’expédier immédiatement les affaires de ses parents à son oncle et sa tante, avec une lettre leur expliquant la situation. Il n’avait toutefois pas précisé d’où il envoyait ce courrier, afin qu’ils ne tentent pas de le rejoindre. Ensuite, il avait transmis à Athénaïs une autre lettre, bien plus personnelle que la précédente :
« Ma très chère Athénaïs,
Tu as sans doute déjà appris par les journaux la terrible nouvelle : le Pacific, réputé fiable et sûr, a coulé deux jours après son départ du port. Si tu as regardé la liste des survivants, tu as sûrement remarqué que j’en faisais partie, ainsi que Severian.
Malheureusement, mes parents ont perdu la vie dans le naufrage. Je te donnerais sans doute plus de détails lorsque nous nous reverrons. Je te prie simplement d’en informer tes parents, ils ont le droit de le savoir étant donné qu’ils étaient amis.
Je ne compte pas vraiment m’étaler dans cette lettre, mais je vais tenter de te résumer les évènements pour que tu sois un minimum rassurée me concernant.
Le soir du naufrage, je n’ai survécu que grâce à Severian. Nous n’avons pas réussi à monter dans un canot de sauvetage, mais il a trouvé un débris suffisamment grand pour que je sois hors de l’eau. J’admire son courage pour être resté dans l’océan glacial aussi longtemps. Je dois t’avouer que j’ai fini par m’endormir, mais de ce que j’ai compris, un officier est revenu sur les lieux de l’incident pour récupérer de potentiels survivants.
Nous étions cinq, moi compris, sur près de huit-cents personnes dans l’eau.
Le Celtic nous a récupérés et nous a ramenés à New York. Malgré le fait que nous n’avions pas un rond en poche, nous avons logé dans une suite d’un hôtel que mes parents avaient réservé pour une semaine. J’avais décidé de prendre du repos, et c’est ce que j’ai fait. Le matin du deuxième jour, nous avons reçu une visite que nous n’avions pas anticipée : Samantha, la femme de chambre de mère. Elle nous avait retrouvés grâce aux journaux.
Normalement, j’aurais dû la renvoyer. Tu te doutes bien qu’une femme de chambre m’était inutile, d’autant plus que Severian est mon valet en plus de mon précepteur. Mais elle a longuement insisté pour rester auprès de moi, quitte à devenir une femme de ménage. Comme elle n’en démordait pas, j’ai accepté.
Au moment où je t’écris, je suis dans un bureau de poste de Londres, je viens de débarquer au port de Southampton. Je ne compte pas passer chez mon oncle et ma tante, je vais rentrer directement au manoir.
Je te demande une chose, Athénaïs, et je te demande de la respecter même si tu meurs d’envie de faire le contraire. Je t’en prie, ne viens pas me rendre visite. Je sais que tu en auras très envie, mais je voudrais d’abord remettre un peu d’ordre dans ma vie. De plus, je dois m’occuper de tous les problèmes d’héritages, et ce sera sans doute chaotique au manoir.
Une dernière chose : je t’en prie, ne dis à personne où je me trouve, pas même à mon oncle et ma tante. J’ai besoin de temps et de tranquillité pour me remettre, et ils ne pourront jamais me l’apporter.
Je suis cependant tout disposé à t’envoyer des lettres régulièrement pour te tenir au courant. J’espère sincèrement que tout va bien de ton côté, et j’ai hâte de pouvoir lire ta réponse.
À très bientôt, mon amie,
Hyperion »
Une fois son courrier envoyé, l’adolescent décida de retourner sans plus tarder chez lui. Il rejoignit les deux domestiques qui l’attendaient patiemment, bien que Samantha soit allée chercher une voiture pour les ramener. Le trajet dura environ trois heures, et se passa dans un silence lourd et tendu. Le démon et son maître évitaient soigneusement de se regarder, le premier fermant simplement les yeux et le second regardant le paysage défiler. Samantha, pendant ce temps, les observait en alternance, essayant désespérément de comprendre la raison d’un tel éloignement entre eux.
Mais la désagréable surprise qui les attendait à destination était loin d’être prévisible.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé ici ?
Cette question avait franchi les lèvres des trois voyageurs en simultané, comme s’ils étaient connectés par la pensée. Le cocher, indifférent à ce sinistre spectacle, déchargeait simplement les malles de l’arrière de la voiture.
— Vous n’étiez pas au courant ? interrogea-t-il d’un air nonchalant en déposant une valise sur le sol avant de remonter sa casquette sur sa tête. Ce manoir a été pillé et vandalisé il y a déjà plus d’une semaine.
— Vandalisé ? répéta le précepteur en considérant la demeure, les sourcils haussés. Le mot est un peu faible, à mon avis.
— Voilà, j’ai détaché vos affaires, soupira l’homme d’une voix satisfaite.
Il s’écoula quelques secondes de silence, avant que le noiraud ne lui tende les pièces pour payer le cocher sans même le regarder. Celui-ci les prit et les fourra dans sa poche avant de partir sans vraiment se poser plus de questions. Hyperion continua à contempler avec stupeur son habitation. Les vitres étaient brisées en mille morceaux, les répandant sur la pelouse. La porte d’entrée était couverte de marques de coups, comme si quelqu’un l’avait frappé de toutes ses forces avec une hache. Autour d’une des fenêtres, il y avait même des marques de brûlure, comme si un incendie s’était déroulé.
— Ne faudrait-il pas appeler la police ? demanda Samantha, son ton devenant hésitant et tremblant, essayant de faire réagir les deux autres qui semblaient s’être transformés en statue de pierre.
— Je pense que nous devrions aller inspecter avant tout, haleta le garçon, catastrophé de voir l’état dans lequel le manoir se trouvait. Les voleurs sont sans doute déjà partis s’ils ont agi il y a une semaine.
L’intérieur du manoir n’était pas plus soigné que l’extérieur. Dès qu’ils pénétrèrent silencieusement dans le hall d’entrée, ils purent constater de grandes traces de boues ayant la forme de pas sur le tapis. À en juger par les nombreuses marques de passages, ils étaient venus nombreux.
— Ils devaient être au moins une vingtaine ici, commenta Severian en examinant les différentes directions qu’ils avaient prises. Nettoyer ces tapis va être une véritable corvée…
— En parlant de corvée, intervint Hyperion en constatant un fait inhabituel et anormal. Où sont passés les domestiques ?
La brune décida de prendre temporairement la tête du groupe pour les amener jusqu’aux combles. Sur le chemin, ils ne virent qu’un désordre désolant. Tout semblait avoir été saccagé, y compris les lustres, les meubles, les rideaux et les murs. Et dans ce manoir régnait un silence de mort.
L’animation qui rendait les quartiers des domestiques si bruyants en temps normal était inexistante, ne laissant que le bruit de leurs pas résonner dans les couloirs. D’une rapide inspection, ils constatèrent qu’il n’y avait personne dans la cuisine, ni dans la salle à manger. Ces deux dernières pièces étaient un peu moins endommagées que les précédentes, sans doute car elles recélaient de moins d’objets de valeur.
— Nous devrions peut-être aller examiner les chambres des serviteurs, supposa Samantha tandis qu’elle revenait de la cuisine d’un air chamboulé. Je vais aller inspecter du côté des femmes.
— Très bien, approuva son collègue avec un hochement positif de tête. Dans ce cas, je vais aller voir chez les hommes.
Ne souhaitant pas se montrer impoli ou indiscret, Hyperion décida de suivre son démon qui montait déjà les escaliers. Il n’avait jamais été dans cette partie de la demeure, mais il ne pouvait pas s’empêcher de trouver cet endroit sinistre. Sans doute était-ce les objets éparpillés ici et là, ou les portes enfoncées et abîmées.
Ou bien l’aura sombre qu’il ressentait autour de Severian.
— Monsieur, ne trouvez-vous pas qu’il s’agit là d’une bien curieuse coïncidence ? interrogea-t-il d’un air sérieux et agacé tout en ouvrant la porte de la chambre d’un valet de pied pour une rapide observation des lieux.
— De quoi parles-tu ? s’étonna le garçon, surpris qu’il prenne l’initiative de parler en premier. De ce cambriolage ?
— Oui, confirma le noiraud en pénétrant dans la chambre de Jones.
Tout en examinant des traces d’armes blanches laissées dans le bois de son bureau, il poursuivit.
— Le paquebot sur lequel nous étions fait naufrage à cause d’une vampire. Vos parents perdent la vie à cause d’elle. Ensuite, pendant que nous sommes encore à New York, vingt individus douteux s’introduisent dans le manoir et mettent tout à sac en emportant les objets ayant de la valeur. Je trouve que c’est un peu exagéré pour être une simple coïncidence.
— Tu penses à une manigance d’Aurora ? devina le blond tandis que l’adulte sortait de la pièce, ayant visiblement terminé son inspection. Mais sa cible, c’est moi, non ? Pourquoi aurait-elle attaqué le manoir ? Elle pensait que j’y serais ? Et ce vol, si des malfaiteurs ont remarqué que nous étions partis, ils auraient simplement pu se dire que c’était le moment d’agir.
— En venant à vingt ? rétorqua la créature des ténèbres en pénétrant dans sa propre chambre, elle aussi fracturée. Vraiment, jeune maître, je ne vous reconnais pas, soupira-t-il en lui jetant un rapide regard déçu par-dessus son épaule. En temps normal, vous chercheriez à tout prix à retrouver le coupable, mais là, vous restez passif…
— Je trouve simplement que tu es un peu paranoïaque, répondit le garçon en détournant le regard, sur la défensive. Cette histoire me semble un peu tirée par les cheveux, c’est tout.
Severian le fixa quelques secondes en silence, comme s’il n’était absolument pas convaincu par cette explication qui, Hyperion devait bien l’admettre, était plutôt vaseuse. Cependant, ses iris marron passèrent à côté du blond, se posant sur son bureau qui avait bougé de plus d’un mètre depuis la dernière fois qu’il l’avait vu.
— Je ne dirais pas « paranoïaque », murmura-t-il en s’approchant en quelques enjambées, passant à côté du jeune noble, mais plutôt « minutieux ».
Son doigt ganté désigna une feuille sur le meuble, qui semblait à première vue tout à fait normale. L’enfant haussa un sourcil, un peu sceptique à la vue de quelque chose d’aussi banal.
— Je ne laisse jamais des papiers traîner sur mon bureau, expliqua le noiraud d’un ton catégorique. C’est plus fort que moi, j’ai besoin d’un espace de travail dégagé. Et avant de partir, je suis absolument certain qu’il n’y avait rien.
— Ce ne serait pas un domestique ?
Le démon prit ses lunettes dans la poche intérieure de sa veste et les posa sur son nez. Il examina la feuille une fraction de seconde avant de secouer la tête.
— Non, la porte était fermée à clé, et je doute que n’importe quel serviteur signe sa lettre par « Aurora ».
Tenant le papier entre son index et son majeur, il la fit pivoter pour permettre à l’adolescent de la lire. C’était un message assez court, écrit finement, mais on pouvait deviner sa rage rien qu’en voyant les mots.
« Démon, je te maudis !
Je ne sais pas si c’est ton instinct qui a agi ainsi ou ton maître qui te l’a ordonné, mais ça m’énerve. J’aurais aimé vous trouver ici, mais tout ce qu’il y avait, c’était une troupe de domestiques déprimés.
Autant te dire qu’ils ont pris la fuite en voyant les voyous que j’ai recruté. À défaut de vous avoir mis la main dessus, j’ai réussi une chose : vous isoler.
Jusqu’à ma prochaine visite, tu as intérêt à garder mon casse-croûte en vie. Je n’ai pas fait tous ces efforts pour qu’un monstre dans ton genre me vole mon gibier sous mon nez.
Aurora »
Le garçon resta silencieux, sans lâcher la lettre des yeux. Ses yeux bleu saphir s’attardaient sur un mot en particulier : « isoler ». Sur ce point, cette vampire psychopathe avait totalement raison. Il n’avait jamais été aussi seul de sa courte vie, et il avait la désagréable impression que quelque chose ne tournait pas rond. C’était comme une présence désagréable qui troublait ses pensées, et qui semait le désordre autour de lui.
Il ne découvrit que plus tard que cette chose n’était autre que Severian.
Lorsqu’ils retournèrent dans la salle à manger des domestiques, ils y retrouvèrent Samantha, qui avait terminé sa propre inspection. Que ce soit d’un côté ou de l’autre, le résultat était pareil : des chambres sens dessus dessous, où la moindre pièce d’argent avait été dérobée. De plus, la femme de ménage avait également découvert une lettre sur son lit.
Mais loin d’être une longue série de menaces ou d’avertissements de danger, il s’agissait simplement d’un mot laissé par l’intendante. Elle annonçait que des voleurs s’étaient introduits et qu’ils avaient tous pris la fuite. Madame Schwartz les prévenait également que la police avait été alertée. Et elle terminait son message par sa démission.
Je suis donc dans un manoir qui a été vandalisé, avec deux domestiques seulement, une seule protection contre une vampire qui veut me saigner à blanc. Sans compter que je dois aussi gérer cette maison, et l’entreprise de Père…
Le blond posa sa main sur sa tête, sentant un flot de pensées, d’angoisses et de culpabilité tambouriner à l’intérieur. Il n’arriverait pas à s’occuper de tout ça, il n’était pas fait pour une vie pareille. Pendant un instant, il aurait aimé périr dans le naufrage aussi, et laisser ce travail à quelqu’un d’autre. Lui qui croyait que sa situation était déjà difficile, il commençait à la trouver désespérée.
— Je vais aller me reposer un peu… murmura-t-il à l’adresse des deux serviteurs.
— Vous avez raison, Monsieur, approuva la brune avec ardeur, nous allons nous occuper de nettoyer un peu. Monsieur Hunter, peut-être devriez-vous l’accompagner, et regarder ce qu’il en est des étages supérieurs.
— Faisons ainsi dans ce cas, concéda le noiraud avec un hochement de tête, comme si la situation lui déplaisait au plus haut point.
L’adolescent remonta les escaliers avec une lourdeur inhabituelle. Il avait la sensation d’avoir des membres en plomb, et de porter un poids bien trop lourd sur ses épaules. Tout ce qui se passait l’étouffait, l’oppressait, et il avait l’impression de ne pas remplir son devoir.
En se dirigeant vers ses quartiers, il ne s’étonna même plus de l’état désastreux dans lequel les couloirs et les pièces étaient. Tout ce qu’il souhaitait était que son lit soit encore en bon état, assez pour pouvoir dormir à poings fermés. Évidemment, lorsqu’il entra dans la chambre, il ne fut même pas surpris de la voir totalement retournée. Tous les meubles avaient été déplacés ou renversés. Chaque décoration qui avait l’air précieuse avait été volée et les rideaux étaient déchirés, comme si quelqu’un s’était amusé à les lacérer au couteau. Heureusement, son lit, bien qu’ayant bougé de deux mètres, était utilisable.
— Je vais me reposer… soupira Hyperion en grimpant sur le matelas, prenant seulement la peine de retirer ses chaussures, mais pas ses vêtements. Est-ce que tu peux rester avec moi ?
— Je vais rester non loin de vous, my Lord, répondit Severian d’un ton dénué d’émotion. Mais si vous le permettez, j’aimerais aider Samantha à remettre de l’ordre. Cela dit, je commencerai ici, pour ne pas m’éloigner.
Malgré l’atmosphère oppressante qui régnait dans la pièce, le garçon parvint à trouver le sommeil assez facilement. Il était bien trop épuisé, alors qu’il n’avait pas l’impression d’avoir fait grand-chose d’intéressant ou d’utile.
Et à son plus grand malheur, ce vide d’énergie et de volonté qu’il ressentait dura plusieurs jours. En revanche, la femme de ménage et son collègue étaient loin de rester inactifs. Ils prenaient le nettoyage et la réfection du manoir très à cœur, et passaient leurs journées entières à récurer les sols, remettre en ordre les pièces, remplacer ce qu’ils pouvaient remplacer dans l’immédiat, et quelques ouvriers vinrent pour changer les vitres.
Pendant ce temps, leur maître n’avait rien accompli de concluant. Tout ce qu’il essayait de faire était de se changer les esprits. Il ne se sentait pas la volonté de sortir de son lit, et y restait des heures durant. Il lisait la plupart du temps, pour tenter de se distraire. Les seuls moments où il déposait son livre, c’était lorsque Severian ou Samantha lui apportait son repas que la brune lui préparait avant de retourner nettoyer.
Cependant, bien que ce qu’il faisait soit totalement inutile pour améliorer sa situation, cet instant de tranquillité lui avait permis d’identifier la source de son mal-être. Et rien que d’y penser lui serrait les tripes.
La peur et la culpabilité le rongeaient tant qu’il en perdait tous ses moyens.
Il avait d’abord pensé qu’Aurora avait tué ses parents parce que le démon avait assassiné son frère. Mais dans un second temps, il avait constaté un autre fait : la personne qu’elle visait en premier, c’était bien lui et non son précepteur. S’il ne s’était pas enfui de cette secte, des années plus tôt, tout cela ne serait pas arrivé. S’il avait simplement accepté son sort plutôt que d’essayer de changer son destin, ses parents seraient sans doute encore en vie. Et les centaines de personnes qui étaient à bord du Pacific n’auraient peut-être pas trouvé la mort dans des circonstances aussi horribles.
Ce fardeau était trop lourd pour lui, un simple adolescent de treize ans.
Sans compter la peur qui l’oppressait chaque jour un peu plus…
— Monsieur Hunter, est-ce que tout va bien ?
L’intéressé ne répondit pas, passant sa main dans ses cheveux rebelles. La question de Samantha n’était pas du tout dénuée de sens, parce qu’il avait lui-même parfaitement conscience de ne plus être normal. Mais sa patience, déjà très minime au point d’être pratiquement inexistante, était maintenant totalement épuisée. Il avait laissé un sursis de dix jours à son maître pour se reprendre en main…
Cela fait très exactement deux cent quarante heures… le temps est écoulé et ce morveux n’a toujours pas posé un orteil en dehors de ce fichu lit…
— Vous devriez peut-être vous reposer un peu, suggéra la jeune femme en s’approchant doucement.
Sa main allait presque entrer en contact avec l’épaule de son collègue, mais ce dernier la chassa brusquement d’un coup sec. Il regarda ses membres frémir, et sa mâchoire se serra au point qu’il manqua de se mordre la langue.
— Je n’ai pas besoin de repos, haleta la créature des ténèbres, sentant ses doigts trembler de rage et d’impatience. Je dois aller parler au jeune maître… seul à seul…
Avant même que la domestique n’ait pu dire un seul mot de plus, Severian quitta la salle à manger des serviteurs à grands pas, à la limite de courir. Dès qu’il fut certain d’être suffisamment éloigné d’elle, ses yeux marron reprirent leur couleur rouge vif. Sa pupille se rétrécit brusquement, et ses canines acérées s’allongèrent. Ne prenant même pas la peine de monter les escaliers, il grimpa d’un bon à l’étage supérieur.
C’est votre ultime chance, my Lord, je ne vous en laisserai plus d’autre après.
Ne se dérangeant même pas à frapper à la porte, il entra dans la chambre du garçon en coup de vent avant de refermer le panneau de bois dans un claquement sec. Hyperion, ne s’attendant pas à une intrusion si brusque, sursauta dans son lit. Constatant qu’il ne s’agissait que de son serviteur, il reposa son livre à côté de lui et soupira, une main sur le cœur.
— Mon Dieu, tu m’as fait une de ces peurs ! soupira-t-il d’un air soulagé, avant de remarquer que les iris de son visiteur étaient flamboyants. Qu’est-ce que tu as ? Si Samantha vient et voit tes yeux, tu ne trouveras pas d’excuses valables.
— C’est à moi que vous demandez ce que j’ai ? rétorqua froidement le noiraud en se décollant de la porte pour s’approcher de lui à pas lents. C’est moi qui devrais vous poser la question. Vous savez pourtant que je peux masquer la vraie couleur de mes yeux en un battement de cil, ce n’est pas de sitôt qu’elle le remarquera.
— C’est vrai, excuse-moi, marmonna le jeune noble en passant une main lasse sur ses yeux. Mon esprit est un peu ailleurs…
— Justement, l’interrompit Severian d’un ton brusque, sentant à nouveau ses doigts trembler, où diable est parti votre esprit ? Et votre volonté ? Que comptez-vous faire à présent ? Allez-vous enfin sortir de ce damné lit ?
Le blond sursauta à nouveau en le voyant devenir aussi agressif. Il ne l’avait jamais vu perdre autant son sang-froid. Mais cela lui fit prendre conscience d’une réalité : il avait été naïf de croire qu’il pourrait profiter de ce calme un peu plus longtemps. Et qu’il ne pouvait pas cacher ses projets, ou plutôt l’absence de ces derniers à son précepteur.
Il se glissa hors de ses draps et se leva, avant de se tourner vers la créature des ténèbres pour lui faire face.
— J’aurais dû t’en parler avant, mais je n’osais pas le faire, hésita-t-il, sentant sa voix trembler malgré lui.
Il ne va pas aimer ça, c’est sûr…
— Je pense que notre enquête commence à devenir trop risquée.
Le garçon s’attendait à voir le démon s’étonner d’une telle annonce, mais tout ce qu’il vit fut son visage déformé par une grimace de dégoût et de mépris. Cette fois, il ne cherchait absolument pas à cacher ce qu’il ressentait, laissant voir au travers de ses yeux toute sa déception.
— Et puis-je en savoir la raison ? cracha l’adulte d’une voix sifflante, croisant ses bras sur son torse d’un air impatient.
— Je ne veux plus risquer la vie de mes proches, déclara Hyperion, son ton devenant plus catégorique. Mes parents sont morts à cause de moi, et je ne veux plus que ça arrive à nouveau.
L’homme ferma les yeux et posa deux doigts sur sa tempe, la massant légèrement, comme s’il essayait désespérément de se calmer. Mais lorsque ses paupières se soulevèrent à nouveau, l’adolescent se paralysa de peur. Son regard était plus que dédaigneux, il devenait assassin. Chacun de ses traits criait au danger, et n’importe lequel de ses mouvements transpirait la menace et l’élégance.
— Ainsi donc, vous refuser de continuer la partie, soupira-t-il, ses sourcils se fronçant au fil de ses mots. Vous ne faites plus avancer les pions sur l’échiquier sous prétexte que vous en avez perdu deux…
— Qu’est-ce que tu dis ? aboya l’enfant, sentant maintenant une bouffée de haine remplir ses poumons, avançant de quelques pas vers lui. Retire ça tout de suite ! Je t’interdis de comparer mes parents à des pions.
— Il n’en reste pas moins que vous abandonnez, et que vous laissez la victoire à votre ennemi, répliqua son serviteur avec fureur, ne prêtant pas attention à ce qu’il avait dit.
— Essaye un peu de me comprendre ! s’emporta Hyperion, le sans bouillonnant dans ses veines et battant à ses tempes. Aurora a tué mes parents et elle n’a pas hésité ! Elle pourrait s’en prendre à mon oncle, ma tante, ou même à Athénaïs. Si nous nous entêtons, ils risquent tous d’y passer !
— À mes yeux, un de plus ou un de moins ne fait absolument pas la différence.
Le jeune noble s’étrangla de rage à l’entente de ses mots. Cet être était-il donc réellement dépourvu de cœur et de la moindre compassion pour parler de mort ainsi ? Était-il insensible à ce point ? Quoiqu’il en soit, ce n’était absolument pas le cas de son maître ! Il tenait à eux, et il refusait d’être le responsable de leur perte.
Ivre de fureur, il s’apprêta à gifler le démon, mais celui-ci attrapa son poignet, avant d’approcher son visage à quelques centimètres du sien.
— J’avais raison, vous avez perdu toute volonté de vous battre, feula-t-il, sa voix oscillant entre déception et mépris. En ce qui me concerne, sachez que je n’ai nullement l’intention d’attendre que votre adversaire vienne vous asséner le coup de grâce.
— Q-Qu’est-ce que tu veux dire ? balbutia l’adolescent, se sentant soudainement terriblement faible.
— Regardez mes yeux, my Lord ! reprit son interlocuteur avec véhémence en se redressant brusquement, s’éloignant d’un mètre en même temps. Regardez-les et dites-moi ce que vous y voyez !
Bien qu’il soit absolument terrifié par ce comportement brutal, l’intéressé s’exécuta, la peur tordant ses tripes et nouant sa gorge. Et il se maudit immédiatement de l’avoir écouté. Lui qui avait admiré ces yeux des jours auparavant, il commençait maintenant à les craindre. Tout ce qu’il voyait était un mélange sombre et effroyable qui lui donnait de désagréables frissons.
Loin de la lueur moqueuse, sérieuse ou fatiguée qu’il avait déjà vue avant, il n’observait qu’un feu de rage, d’impatience, de dégoût et de dédain. Ce n’était plus ce domestique un peu agaçant, il était devenu cette créature qu’on redoutait, dont le regard était plus dangereux que celui d’une bête, qui ne montrait que sauvagerie. Ses gestes, d’habitude élégants et délicats, devenaient rapides et violents.
Severian Hunter n’était plus un précepteur consciencieux, mais le cinquième démon du classement, un être qu’on apprenait à craindre, devant lequel on s’écrasait sans poser de question.
De nouveau… il a repris le contrôle… Mais cette fois, je ne suis pas sûr de pouvoir le reprendre…
— Je vois que vous avez enfin compris, ricana la créature des ténèbres avec un sourire meurtrier. Vous avez perdu de vue qui j’étais avec le temps, donc je vais vous faire un dernier rappel.
Sans même qu’Hyperion ne puisse le voir ou l’entendre se déplacer, son interlocuteur était derrière lui, retirant le gant qui couvrait sa main gauche. Il lui montra la marque de couleur noire.
— Nous avons fait un pacte, vous et moi, murmura-t-il à son oreille, sa voix ne devenant qu’un souffle délicat et envoûtant. Par ce dernier, je vous dois obéissance, honnêteté et protection. Un chien docile et obéissant, en soi. De votre côté, une fois vengé, vous me laisserez votre âme.
Ne laissant pas le temps à son maître de répondre, il empoigna le col de ses vêtements et le souleva de terre. Leurs visages étaient si proches qu’ils se touchaient presque, mais cette fois, le garçon était à une trentaine de centimètres du sol. Il voulut se débattre pour se libérer, mais ses muscles étaient tétanisés, refusant de lui obéir.
— C’est pourquoi abandonner le combat est contraire à notre accord, feula le démon, son ton devenant accusateur et menaçant. Vous préférez vous terrer dans votre lit en espérant que tout se résoudra seul.
À la fin de sa phrase, il crachait presque ses mots, comme s’il parlait d’un vulgaire insecte répugnant dont il souhaitait se débarrasser au plus vite. Hyperion ne savait pas si c’était son col ou la peur qui l’étranglait, mais il sentait sa respiration devenir hachée.
Le noiraud soupira profondément en fermant les yeux, comme s’il se calmait après avoir dit ce qu’il avait sur le cœur. Mais ses iris rouges le fixèrent soudainement dans le blanc des yeux, son regard devenant glacial et froid, tandis que son visage se figeait dans une expression exaspérée. Il lâcha soudainement ses vêtements, et l’adolescent retomba telle une simple poupée de chiffon sur le sol.
Le blond recula le plus possible, malgré ses membres qui tremblaient fortement sous la panique. Avait-il réellement passé autant de temps aux côtés de quelque chose d’aussi dangereux ? Il avait fini par baisser sa garde en voyant qu’il n’était pas agressif avec lui, mais ce rappel brutal l’avait frappé si fort qu’il en éprouvait une douleur physique.
— Que suis-je censé faire dans ce cas ? marmonna Severian en relâchant ses épaules, fixant le plafond d’un air pensif. Le sens moral voudrait que je vous aide à vous rétablir, que je vous soutienne…
Il passa sa main sur son visage, laissant retomber sa tête en avant. Mais lorsqu’il la redressa, une aura plus terrifiante encore que la précédente l’entoura. En plus de tout ce qui illuminait déjà son regard pénétrant, une lueur de démence l’enveloppa. Un immense sourire prédateur étira ses lèvres, et pendant un moment, l’adolescent crut voir une bête féroce.
— Devrais-je attendre que votre adversaire vous tue, tout en restant passif ? C’est très mal me connaître, Young Master ! Vous êtes ma proie, et à moi seul !
Le démon s’approcha de lui, et Hyperion aurait voulu que sa gorge ne soit pas aussi nouée, pour pouvoir lui ordonner de s’arrêter. Mais il ne pouvait pas prononcer le moindre mot, et tout ce qu’il avait la possibilité de faire était de regarder s’agenouiller devant lui, son visage se détendant en une expression de grande déception.
— Vous êtes bien plus défaitiste que je ne le pensais, soupira-t-il en examinant attentivement son visage. C’est vraiment dommage, je pensais que vous étiez différent des autres… Une fin pathétique et ennuyeuse, si vous voulez mon avis.
Cependant, un fin rictus apparut sur ses lèvres, tandis que sa langue passait sur ses canines pointues.
— Je m’attendais à mieux. Mais je m’en contenterai sans problème… Je vous avais averti : le chien se mettra à mordre…
Il retira son second gant, avant de soupirer une dernière fois. Il aurait espéré que cet humain ait plus de cran que ça. Cependant, il avait placé un peu trop d’espoir sur un gamin chétif qui manquait de s’évanouir à la vue du sang. Et sa première impression qu’il avait eue quand il avait rencontré ce morveux revint en voyant son visage apeuré et son corps qui tremblait comme une feuille morte.
Un humain fragile et sans intérêt…
Hyperion vit avec le plus grand effroi la main du démon s’approcher de lui. Il savait parfaitement que la force de ces êtres était largement suffisante pour briser les os d’un adulte. Alors ceux d’un enfant n’allaient pas tenir très longtemps. De plus, de ce qu’il avait compris en voyant Alan River prendre l’âme de Jones, cette dernière était située au même niveau que le cœur. C’était donc normal que les doigts de Severian se posent sur le haut de sa cage thoracique.
Est-ce que c’est comme ça que je vais mourir ? Au fond, je n’ai été qu’un lâche qui n’a jamais cessé de se cacher derrière les autres. Le peu que j’aurais fait dans ma vie se sera sans cesse soldé par un échec… Et à cause de moi, mon père et ma mère sont morts, tout comme Edward et Themis.
Ce démon a raison, c’est vraiment pathétique…
Non sans un certain sentiment d’inachevé, le blond leva les yeux vers la créature des ténèbres. Pendant un bref moment, qui sembla durer bien plus longtemps que cela, il se perdit dans ce feu vif qui brûlait dans les iris flamboyants du noiraud.
Et à ce moment précis, alors qu’il était sur le point de se faire dévorer, Hyperion comprit son erreur.
— SEVERIAN, RETIRE TES SALES PATTES DE MOI TOUT DE SUITE, JE TE L’ORDONNE !
Avant même que l’intéressé ait eu le temps de dire ou de faire quoique ce soit, un coup de pied d’une force démesurée pour un corps aussi petit s’abattit dans son visage. Pris par surprise, il reçut le choc à pleine puissance et roula en arrière avant de se heurter au pied du lit.
En redressant la tête, l’adulte sentit un liquide chaud sur ses lèvres, et il constata que son nez s’était mis à saigner. Passant sa langue dessus, il esquissa un sourire amusé avant que ses yeux rouge vif ne se posent sur son maître.
Ce dernier n’était plus l’enfant tremblant de terreur qu’il était quelques secondes plus tôt. Son regard était devenu plus dur, et même furieux et supérieur.
— Espèce d’enfoiré ! cracha-t-il avec mauvaise humeur en passant une main sur son front pour en dégager les mèches. Pour qui te prends-tu ?
Loin de sembler vexer par l’insulte, le sourire du démon s’accentua, tandis qu’il laissa sa tête se reposer contre le matelas.
— Ravi d’enfin vous retrouver, my Lord, haleta-t-il en passant sa main sur sa lèvre supérieure pour en chasser les dernières gouttes de sang. Il en aura fallu, du temps…
— Ne t’avise plus jamais de me toucher de la sorte, avertit Hyperion en pointant un doigt menaçant devant lui, desserrant son col de l’autre main. Quel genre de majordome ose s’en prendre à son maître ?
Severian resta immobile quelques instants, le temps d’assimiler ce que le blond venait de dire. Soudainement, il ne put se retenir et le garçon le vit pouffer de rire, plaquant sa main sur sa bouche pour essayer de le cacher.
— Par tous les diables, si j’avais su qu’il suffisait de vous menacer pour vous faire reprendre vos esprits, je l’aurais fait à New York, ricana-t-il sans masquer l’amusement dans sa voix.
— Tu appelles ça des menaces ? le réprimanda sèchement l’adolescent, en croisant les bras. Tu étais sur le point de me manger, sombre crétin !
— Non, répondit immédiatement le noiraud avec un rictus moqueur, catégorique. En réalité, je n’étais qu’à quatre-vingt-dix-neuf pour cent certain.
— Ça revient exactement à la même chose, idiot ! s’exclama le jeune noble avec un soupir désespéré.
— Jeune maître, je voudrais vous poser une question, reprit la créature des ténèbres sans faire attention à la remarque, parlant de cette voix tranquille et moqueuse qu’il n’avait plus utilisée depuis des jours. Qu’est-ce qui vous a sorti de votre état de… mollusque, si j’ose dire ?
— Mollusque toi-même ! Tu t’es fait envoyer valser par un enfant de treize ans, je te fais remarquer ! rétorqua Hyperion, piqué au vif, avant de se calmer un peu. C’est ton regard… Tu es toujours déterminé, peu importe ce que tu fais. Y compris lorsqu’il s’agit de me dévorer. Tu m’as rappelé la discussion que nous avions eue il y a plusieurs mois, le soir où mes parents ont failli te trouver et que tu t’es suspendu au lustre.
— Vous voulez parler du moment où j’ai testé votre entêtement ? supposa le noiraud en écartant une de ses mèches folles pour libérer sa vue.
— Oui, confirma le blond avec un hochement de tête tout en se redressant, s’appuyant contre le mur pour ne pas perdre l’équilibre. Je me suis simplement dit qu’il était hors de question de te donner raison en abandonnant cette vengeance.
Il s’approcha de son domestique, essayant de faire disparaître les désagréables frissons qui parcouraient ses jambes. Le démon s’accroupit, s’apprêtant à se lever également, mais l’adolescent posa son pied sur son épaule, l’empêchant de bouger. Se penchant en avant, il lui murmura à l’oreille.
— Une dernière chose, Môssieur l’abruti, souffla-t-il, la voix chargée de menaces. Sache que je ne cherche pas à me venger, mais à venger mon frère et ma sœur. Ce sont deux choses de radicalement différentes.
Severian se contenta de lui adresser un rictus amusé, haussant simplement un sourcil d’un geste moqueur. Le garçon ne se retint pas non plus, et s’autorisa à sourire, avant plonger la main dans la poche de la veste de son serviteur. Il en ressortit l’insigne de Jones. Retirant son pied de son épaule, Hyperion attacha le petit objet métallique sur le rebord du vêtement noir.
Cependant, lorsqu’il eut terminé, le noiraud attrapa sa main dans la sienne. D’un seul doigt, il attrapa la chevalière de James dans la poche de son maître. Il glissa la bague à son index avant de le libérer.
— Severian, je suis ravi de t’attribuer le poste de majordome dans ce manoir, déclara le jeune noble en lui adressant un sourire chaleureux.
— C’est un plaisir de vous servir, my dear Lord Prince, répondit le démon en s’inclinant devant lui, une main posée sur le cœur.
Après quelques secondes de silence, la porte s’entrouvrit timidement, et la tête anxieuse de Samantha passa par l’ouverture. Constatant que tout semblait assez calme, elle s’autorisa à entrer, examinant minutieusement les alentours comme si elle s’attendait à ce qu’une bombe explose.
— Est-ce que tout va bien ? osa-t-elle d’une voix hésitante, s’apprêtant à recevoir un concert de réprimandes.
— Parfaitement bien, assura le blond avec un ricanement amusé. Si vous le permettez, Samantha, j’aimerais discuter avec vous, ainsi qu’avec notre majordome, des réparations importantes à faire.
— M-majordome ? bégaya la brune, comme si elle n’en revenait pas. Mais cela veut dire que vous avez tous les deux…
— Il fallait bien réveiller notre jeune maître tôt ou tard, commenta la créature des ténèbres avec un élégant haussement d’épaules.
La femme de ménage ouvrit et referma la bouche plusieurs fois, ne trouvant pas de mot pour expliquer la joie qu’elle ressentait. Aussi préféra-t-elle s’éloigner afin de se diriger vers le bureau qu’elle venait de nettoyer pour cette fameuse discussion.
Hyperion s’apprêta à la suivre, mais avant de quitter sa chambre, il se tourna vers son ancien précepteur.
— Au fait, Severian, ajouta-t-il à voix basse afin de ne pas être entendu, à propos des vingt voleurs qui se sont permis d’entrer dans mon manoir… Je veux que tu les retrouves et que tu récupères tout ce qu’ils ont pris. Montre-leur bien que le nouveau maître de maison ne se laissera pas marcher sur les pieds, je te l’ordonne !
— As you wish, my Lord, approuva le démon avec un sourire carnassier. Ce sera fait avant votre réveil, demain matin.