Je ne vais pas assez vite pour le monde
Auf Panodyssey kannst du bis zu 10 Veröffentlichungen im Monat lesen ohne dich anmelden zu müssen. Viel Spaß mit 9 articles beim Entdecken.
Um unbegrenzten Zugang zu bekommen, logge dich ein oder erstelle kostenlos ein Konto über den Link unten.
Einloggen
Je ne vais pas assez vite pour le monde
- Je ne vais pas assez vite pour le monde.
Une phrase, lancée un peu au hasard au gré d'une conversation. Presque pour rire. Et pourtant…
Maintenant que je l'ai dite, ça sonne comme une évidence. J'en suis presque choquée.
C'est vrai… Je suis trop lente pour ce monde. Trop lente pour suivre le rythme affolant imposé par la société. J'ai la sensation d'être toujours à la traîne, fatiguée… Et parfois même, ne vais-je pas dans le mauvais sens ?
- Tu as toujours de ces sorties !
Sophie me fait face et elle rit. Je me ressaisis, lui souris et rattaque avec énergie les frites dans mon assiette.
- N'empêche que j'ai raison !
- Je ne sais pas si tu as raison mais peut-être que tu devrais te poser moins de questions.
- Ou alors… que je devrais me planquer dans un trou !
Elle rit de nouveau.
- Tu mourrais vite de faim ! Tu finirais par sortir, gourmande que tu es.
- Dois-je comprendre que je ne peux pas compter sur toi pour venir m'apporter de quoi survivre ?!
La bouche grande ouverte, la fourchette figée en l'air, je joue l'amie choquée pour son plus grand plaisir. Elle rit encore et j'en suis plutôt fière.
Je suggère avec un grand sourire malicieux :
- Tu pourrais par exemple me rapporter des cookies ?
- Toi et tes cookies !
- Bah oui. C'est si bon ! J'en cuisine presque tous les jours…
- Et tu ne t'en lasses pas ?
- Jamais ! Et puis je change souvent les ingrédients pour varier les plaisirs.
- Vue ta tête, tu devrais surtout y mettre un max de chocolat noir pour te requinquer.
Elle me tire la langue et je réponds très sérieuse :
- Je préfère le chocolat au lait mais oui, je mets du noir une fois par semaine. C'est important quand même.
Elle s'esclaffe et nous continuons à raconter n'importe quoi tout en mangeant. Le temps file vite quand on s'amuse et l'heure d'aller en cours arrive donc trop vite à mon goût. Nous quittons la cafétéria avec notre sac et direction la fac de sciences.
Le cours de biologie cellulaire est stressant au possible. La prof nous refait le coup de projeter et lire mot à mot le polycopié de soixante pages qu'elle nous avait demandé d'imprimer et qui est complètement incompréhensible - surtout déballé aussi vite.
Quelle perte de temps ! Deux heures à l'écouter sans comprendre. J'aurais mieux fait de sécher et de relire le document tranquillement chez moi. Maintenant, je vais devoir faire cela en dehors des cours qui sont déjà bien nombreux. Et je ne sais pas combien de temps il me faudra pour tout comprendre. Encore moins pour tout retenir…
Pour me détendre un peu, je chuchote en rigolant :
- Si son boulot à elle c'est de pondre et relire un texte charabiatique alors je peux postuler pour être prof dès demain !
Sophie pouffe discrètement pour ne pas attirer l'attention de Mme Devaux ou des autres étudiants de l'amphi.
- Si tu as envie d'être prof, tu sais quoi faire.
En effet… Mais mon sourire s'efface aussitôt. Sa réponse m'a refroidie.
En ce moment, la journée, je fais en sorte d'oublier les vœux que je dois entrer sur le net - voeux qui décideront de la suite de mes études. Je sais que repousser ne résout rien mais suivre les cours est mission impossible si je laisse ça traîner dans mon esprit ! Et puis je me prends déjà bien assez la tête comme ça juste le soir…
Parce que oui, j'avoue, je ne sais pas quoi choisir comme filière pour après ma licence. Vers quel métier me diriger, déjà, est tout un questionnement. Et pourtant je dois avoir fait mon choix maximum ce weekend ! Quelle angoisse…
Quand j'y réfléchis, je sais que j'aime la vulcanologie, la météorologie, l'astronomie... Je m'intéresse aussi à l'environnement, à la protection des milieux. Mais je ne peux pas dire que je perçoive précisément les professions en lien avec tout cela. Peut-être ne suis-je pas du tout faite pour travailler comme météorologue par exemple. Mais comment savoir ? Pourquoi ne pouvons-nous pas tester plein de métiers avant de nous décider ? Et de voir tous les postes différents en lien avec un domaine ?
Je soupire et j'essaie de me reconcentrer sur ce que dit la prof mais c'est peine perdue. Une boule s'est formée dans mon ventre et de toute façon je ne comprends rien au cours. J'observe Mme Devaux, sur l'estrade, qui lit à toute vitesse son diaporama en pointant avec une baguette quelques schémas.
L'enseignement… une grande aventure sûrement aussi. Mais avec un quotidien plus facile pour moi à imaginer. Ai-je les qualités pour enseigner ? Serais-je plus douée que cette prof-là si je me lançais ? Et si j'enseigne un jour, est-ce que ce serait pour des élèves du primaire, du secondaire ou de l'école supérieure ? En tous cas, l'idée de transmettre des connaissances à de futurs petits moi pour les aider dans leur vie me semble motivante. Est-ce que cela me suffirait pour me sentir satisfaite ?
Il y a tellement de questions que je me pose... C'est difficile de prendre une décision qui a une incidence sur le reste de son existence.
Je passe ainsi le reste du cours à ruminer et me perdre dans de tortueuses pensées.
Quand je rentre chez moi le soir, j'ai l'impression d'avoir tiré derrière moi un boulet tout au long de l'après-midi. Je suis épuisée et je m'affale sur le lit de mon appartement. Je ferme les yeux quelques instants. On est vendredi soir ; le week-end commence et il est prévu que je rejoigne Sophie et d'autres amis ce soir dans un bar. Je m'en réjouis à peine… La seule chose qui me vienne c'est "plus que 24h pour me décider".
Je me sens si mal que mes mains attrapent une feuille et un crayon sans m'en rendre compte. J'ai besoin d'extérioriser ce que je ressens. Et, face à la fenêtre, le soleil commençant à se coucher, je commence à écrire quelques vers d'un énième poème triste dont j'ai le secret. Cela me prend une petite heure mais je suis plutôt satisfaite et mon moral est remonté. Écrire est toujours un soulagement et souvent source de plaisir. J'écris depuis le collège je crois : des poèmes surtout mais aussi des nouvelles. J'aimerais me lancer dans l'écriture d'un roman aussi un jour. Les lettres, les mots… Ce sont des choses tellement magiques. Un peu d'encre et c'est parti pour faire prendre vie à un personnage, un décor, un sentiment, une histoire… Quelque chose pour soi ou à partager. Pour comprendre, apprendre, découvrir, rire, pleurer, rêver.
Rêver…
N'est-ce pas là la clé du bonheur ? Du moins le mien…? Parfois je me demande ce que je fais dans un cursus scientifique. Il est vrai que j'aime comprendre le monde qui nous entoure et que les sciences ont un côté rassurant car logique mais je me rends compte que ces années de licence m'ont dégoûtée un peu. Trop de notions à apprendre par cœur et en un temps record. Impression d'être gavée comme une oie ! Je ne participe pas au concours de celui qui a le plus gros cerveau à ce que je sache… Cette façon de faire n'est vraiment pas pour moi.
Et voilà que j'angoisse de nouveau. Je grogne.
Je regarde l'heure et constate qu'il me reste encore un peu de temps avant de sortir. Tant mieux ! Je mange rapidement et je décide de lire ensuite pour plonger dans l'univers fantastique de mon roman du moment. Happée par l'histoire, je m'oublie très vite et entièrement, comme d'habitude. Le nœud de mon ventre disparaît petit à petit, enfin. Quel bonheur de lire !
Quand je rejoins les autres, je découvre que le bar fait karaoké et je regarde Sophie d'un air soupçonneux.
- Tu le savais ?
Elle m'envoie un sourire gigantesque de conspirationniste mais me demande innocente :
- Que ?
- Qu'on allait écouter des gens brailler dans un micro tout en sirotant nos cocktails !
- Qui te dit que ça va brailler ? Ça dépend qui chante…
Elle me fait un clin d'oeil puis se détourne aussitôt pour éviter une réaction de ma part mais je lui lance quand même :
- Trahison !
Bien entendu, Sophie a insisté toute la soirée pour que j'aille chanter quelque chose. Je n'aime pas être mise en avant et encore moins devant plein de monde mais elle sait que le chant est quelque chose que j'adore alors, bien sûr, elle a fini par me convaincre.
Je choisis "tous les cris les SOS" de Daniel Balavoine et, une fois lancée, il faut avouer que j'y prends plaisir.
- Bravo Luce ! Tu nous avais pas dit que tu chantais si bien.
Je rougis et remercie Marc en me rasseyant à notre table.
Commence un interrogatoire des gens de ma promo avec qui nous sommes venus ici et qui me connaissent peu. Je me sens mal à l'aise et je finis par glisser entre mes dents en direction d'une Sophie rayonnante :
- Je te déteste.
- Je sais ! J'ai vu ce sentiment d'horreur sur ton visage quand tu tenais le micro. C'était d'ailleurs étrange car tu souriais jusqu'aux oreilles !
Je lui tire la langue et j'entends de nouveau son rire qui me fait du bien. Elle me donne un coup de coude et me dit :
- De rien, andouille !
En marchant plus tard vers mon appartement, je souris, contente de cette soirée. Nous avons discuté de nos enfances, familles, passions, envies. Nous nous sommes ensuite promenés au clair de lune en se prenant par les coudes, en chantant et en riant. J'ai eu le sentiment que le temps s'était arrêté.
Pourtant, le monde tourne et retourne encore, je le sais bien. Même ce soir. Doucement certes mais inlassablement.
Je regarde le ciel et les étoiles, les nuages qui passent.
J'imagine que c'est notre Terre qui inspire les hommes à ne jamais s'arrêter pour qu'ils se sentent à son image… Est-ce pour cela qu'on se multiplie, chaque jour et à chaque seconde, qu'on évolue et innove ? Est-ce pour cela que la société bâtie se modifie aussi vite, nous entraînant tous dans sa danse hypnotisante mais effrénée ?
Je mets la clé dans la serrure et pousse la porte de chez moi. Je m'assois à mon bureau devant mon ordinateur fermé.
Ce dont je suis sûre ce soir, c'est que les hommes ont tout de même besoin parfois de se poser pour réfléchir, contempler ou souffler.
Plus que quelques heures avant de rentrer mes vœux d'études sur la plateforme… Mais je ne me sens plus stressée.
Je repense à ce que j'ai dit à Sophie ce midi.
Oui, je ne vais sans doute pas assez vite pour le monde. Mais tant pis. C'est ma vie, j'irai au rythme qui m'ira. Et surtout j'y ferai au maximum ce qui me plaît ; il est temps de laisser derrière moi tout ce monde scientifique et terre à terre trop longtemps côtoyé…
Je repense à Mme Devaux.
Non, je n'enseignerai pas non plus. Il est temps de prendre un vrai envol si je souhaite rêver !
Une pointe d'excitation m'envahit.
Je veux plonger dans les arts qui me font tant vibrer ! L'écriture, le dessin, le chant, le théâtre, la littérature… Je sais pertinemment que c'est plus difficile et risqué d'en faire un métier. Mais je me dois tout de même d'essayer, surtout si je ne veux pas le regretter plus tard. Peut-être que l'envie d'enseigner ou d'être scientifique arrivera tout de même un jour. Mais un choix, après tout, n'est pas définitif et il est toujours possible de faire marche arrière. Peut-être même trouverai-je le moyen de relier toutes ces choses en prenant quelques détours audacieux ?
Je regarde mon ordinateur fermé et suis tentée de l'allumer pour me débarrasser de ces voeux qui m'ont rendues si mal depuis des mois.
Je me retiens.
Je dois apprendre à m'écouter plus et cela dès maintenant ! Et mon corps, là, me le dit clairement : il est temps d'aller me coucher.
Texte : Estelle Lahoussine-Trévoux
Image : Pexels - Spacex