Vingt-huit ans.
Vingt-huit ans.
vingt-huit ans. ce n’est pas un chiffre, c’est une respiration retenue trop longtemps. à Riga, la neige fondait sur les dictionnaires russes ; nous étions deux frères de sang et d’alphabet, convaincus que l’horizon nous appartenait. puis, le sablier s’est renversé. j’ai couru après la lumière ; lui a trouvé le silence sous une calotte noire, au zénith de sa vie, quand le monde lui tendait les bras.
aujourd’hui, l’écran a vibré. une icône numérique pour un moine devenu icône vivante, spectre bienveillant surgi du passé.
'je t’ai vu en rêve', m’a-t-il dit. dans son songe, j’étais debout au milieu d’un champ de cendres blanches. mes doigts étaient des tiges de magnésium incandescentes ; je ne peignais pas, j’arrachais des lambeaux de vide. j'étais l'artisan qui se consume pour que l’œuvre respire, un homme-allumette brûlant dans le noir.
face au coin des images saintes, ces visages de bois et d’or qui ont tout vu, mes effondrements et ma sueur mêlée au sang, j'ai ressenti, pour la première fois jusque dans mes cellules, que mes prières n’étaient peut-être pas les bienvenues. '...pitié pour moi, mon Dieu, selon ta grande miséricorde... ne me chasse pas loin de ta face...' les mots de David cognaient contre mes tempes comme une litanie de naufragé. le corps n’est plus qu’une fontaine d’eau amère. pourtant, tout va bien. je reçois une grâce injuste, mais j’ai eu peur d’une peur froide et métaphysique.
est-ce que j’existe vraiment ? parfois, je suis certain d’être enfermé dans un songe, une illusion cosmique projetant les formes de mon propre imaginaire. cette sensation m’a mordu dès l’enfance : un spleen qui m’a caressé l’âme et qui m’accompagne depuis comme mon ombre.
désormais, je ne vois que ceux que la vie a éprouvés, ceux avec qui je traverserai ce siècle. je fuis les bavardages de surface où mon énergie s’épuise ; mon esprit ne cherche plus la foule, mais la résonance rare de ceux qui partagent mon naufrage. mes conversations les plus sincères sont avec les animaux, les oiseaux qui viennent sur mon balcon pour la nourriture, et parfois avec moi-même.
ou suis-je ce Faust moderne, marionnette dont Méphistophélès tire les fils ? je contemple mes dix-neuf ans d’archives, ce peuple de chats fixé dans le grain de la pellicule. je suis devenu l’archiviste officiel des félins, gardien de leurs ombres et de leurs griffes de brume. je relis mes mots, je scrute mes photos, cet art né de mes propres vertiges, et la stupeur me glace. ce n’est pas moi. je n’ai ni cette force, ni cette lumière. cet agencement de pixels et de phrases est trop vaste pour mon souffle, trop pur pour l’homme de boue que je devine dans le miroir. c’est le travail d’un étranger de génie, un passager clandestin qui squatte mes mains.
la création est un ogre. je ne mange que quelques fruits, une petite salade peut-être, beaucoup de chocolat noir et des fleuves de liquide : un régime de survie pour une carcasse immense qui refuse l'effondrement. ma réalité se résume aux kilomètres de marche, au savon sur ma peau, aux factures qui rappellent que la terre tourne.
je n’ai pas peur de la mort ; ce sac d’os est une prison dont les barreaux s’usent. ma seule terreur, c’est le bug. l’idée que mon système biologique soit mal configuré. que chaque émotion ne soit qu’un glitch, chaque rencontre que je croyais importante un cheval de Troie, un fragment de code injecté pour l’illusion d’être relié.
je reste là, dans la nuit de ma chambre, attendant la mise à jour de l’univers pour redevenir enfin fonctionnel.
— dato
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