Injustice
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Injustice
Seul dans le grenier rue de l’Aufremont, Roger rêve depuis longtemps de rejoindre le Calypso du Commandant Cousteau. L’océan et ses mystères, ses profondeurs, ses abîmes… Il aimerait tellement explorer ce monde maritime ! En attendant d’avoir l’âge d’embarquer sur le navire océanographique de l’homme au bonnet rouge, il remplit des feuilles et des feuilles de classeur de ses illustrations très réalistes de la faune présente dans l’eau salée. Il n’oublie pas de détailler, tel un scientifique chevronné, tout ce qui lui semble nécessaire pour connaître l’ensemble des espèces vivant sous l’océan. Il est d’une assiduité remarquable, aucun de ses professeurs ne l’aurait reconnu.
Car Roger est souvent affublé du bonnet d’âne. L’école, ce n’est pas son truc : rester des heures assis à écouter un adulte prêcher la bonne parole, non merci ! C’est un peu comme les dimanches à l’Eglise, il n’y voit pas l’intérêt. Il est toujours placé au fond de la classe et on ne s’occupe pas de lui, tant pis ! Le soir en rentrant il aura son échappatoire : l’océan en images dans son classeur préféré.
Aujourd’hui c’est jeudi, le jour béni sans école. André, le grand frère de Roger, a décidé de s’amuser un peu avec les voitures qui passent en contrebas du champ en face de leur maison. Il part à la recherche de quelques complices, des copains habitant la même rue. Ils s’aventurent dans le parc où les vaches sont en train de brouter l’herbe verte. Il leur faut quelques bouses de vache bien sèches à l’extérieur mais encore fumantes et coulantes à l’intérieur pour commettre leur méfait. Chacun est à son poste : Philippe fait le guet pour observer la circulation, encore rare en cette fin des années soixante, Roger et Gérard se préparent, bouse de vache en main, et André, le plus éloigné de la route, règne en chef sur sa troupe de bandits.
Au bout de quelques minutes d’attente, une voiture arrive au loin. Philippe apostrophe les autres par un geste du bras, puis Roger et Gérard attendent le moment le plus propice pour balancer la belle bouse sur le pare-brise de la voiture. Un bruit hallucinant se fait entendre dès que la bouse éclate sur la voiture. Le conducteur, hors de lui, s’arrête en trombe au milieu de la chaussée et tente de courser la bande à travers champs. Mais les jeunes ont une meilleure résistance, et après avoir crié à tue-tête de magnifiques noms d’oiseau vers les brigands en culottes courtes, le conducteur retourne à sa voiture et à son pare-brise couvert d’une couche pestilentielle de merde de vache !
Ce petit jeu dure depuis trois jeudis, et pour les garçons c’est toujours aussi hilarant de voir la tête des conducteurs se décomposer devant le drame ! Mais le jeudi suivant, rien ne va se passer comme d’habitude. Gérard est malade et Philippe ne veut plus faire le guet. Roger est désigné pour remplacer Philippe : c’est le plus jeune des trois, il n’a pas son mot à dire. André, quant à lui, somme Gérard de gérer la bouse seul, il ne veut pas se salir les mains, c’est quand même lui le chef ! Roger fait le guet depuis presque une heure maintenant quand une voiture se décide enfin à emprunter la côte de l’Aufremont. Roger fait un signe vers Philippe, ce dernier se concentre pour que l’atterrissage soit réussi, et hop ! Il faut déguerpir le plus rapidement possible.
Mais Roger perd du temps à regarder la scène et démarre trop tard sa course à travers champs. Le conducteur le rattrape, l’agrippe par les bras et le fait tomber au sol. Il lui demande de l’amener immédiatement vers sa maison afin de dire deux ou trois mots à ses parents. André a bien vu que son frère s’était fait attraper, mais pas question de se prendre une rouste par leur père, il fait donc le lâche et abandonne son frère à son triste sort. Lorsque le conducteur explique à la Paulette ce que son fils fait de son temps libre, elle ne sait plus où se mettre et s’excuse tant et plus. Elle rouspète Roger et lui demande de l’attendre dans la cuisine. Quand le Jean-Marie rentrera du boulot, il se chargera de lui mettre une bonne raousse et lui interdira l’entrée du grenier. André ne viendra pas lui porter secours.