Léontine
Su Panodyssey puoi leggere fino a 10 pubblicazioni al mese senza effettuare il login. Divertiti 9 articles da scoprire questo mese.
Per avere accesso illimitato ai contenuti, accedi o crea un account cliccando qui sotto: è gratis!
Accedi
Léontine
Léontine.
Printemps 1670. L’air est tiède. Le soleil de mai s’est décidé à sortir de sa réserve. Les feuillages aux nuances de vert explosent et les oiseaux chantent leur bonheur. Le peuple commence à oublier les tristes journées d’hiver et se réjouit des retrouvailles familiales lors des fêtes religieuses.
Sous l’œil des spectateurs réunis en place publique, assise, ballotée aux pas des chevaux de trait, entre deux gardes ventripotents le visage rougi par l’alcool, Léontine arrive sur une cariole de fortune, devant le tribunal public. Elle tremble. Elle cligne des yeux, aveuglée par la lumière. Sensation oubliée dans la pénombre du cachot. Petite femme fluette, elle recroqueville son corps amaigri, serre l’une contre l’autre ses petites mains capables de donner tant de caresses. Elle semble vouloir prendre le moins de place possible. La tête penchée sur ses vielles chaussures salies et trouées par les mois d’humidité, elle parait loin, voyageuse dans un autre monde.
La charrette s’arrête. Elle relève sa tête coiffée d’un chapeau, autrefois élégant. Elle observe ces regards entendus. Elle sent les yeux de ces mâles dominants effleurer sa poitrine creusée de douleur, s’attarder sur sa croupe décharnée par des mois de réclusion. Elle devine sur leurs mines réprobatrices les insultes proférées en pensée, à son égard.
Léontine a peur. Elle perçoit cette atmosphère lourde de soupçons. Elle pressent une sentence déjà fixée, sans délibération. Elle entend au loin le prévôt énoncer des faits devant cette cour de métayers et nobliaux. Ils sont tous là pour la juger. Ils sont tous là pour savourer l’hallali. Ils sont tous là pour rendre justice à leur pair.
Elle le perçoit dans leur regard, dans les mouvements lents et synchronisés de leurs corps adipeux. Ils savent. Elle sait. Il n’y aura pas de surprise. Le bourreau attend dans son habit sang de bœuf. A la demande de ces hommes, elle raconte une dernière fois les faits.
« Mes enfants avaient faim. Mes enfants avaient froid. Mon homme avait succombé à une forte fièvre. J’étais seule. J’étais belle. J’étais jeune. J’aimais mes enfants et je ne pouvais me résoudre à les voir rejoindre leur père. Voir leur ventre creusé par la faim me brisait le cœur. Alors …alors je suis entrée au service de Monsieur de Carabas. J’ai connu l’humiliation. La perversité d’un être primaire. J’ai subi. Je suis devenue marionnette dans l’exécution de ses fantasmes…Mais, mes enfants ont mangé. Mes enfants ont eu chaud. Mes enfants ont grandi dans la lumière de mon amour. »
Léontine respire de plus en plus vite. Sa maigre poitrine, autrefois épanouie, se soulève à un rythme de plus en plus rapide, s’immobilise dans un soupir muet. Elle ferme les yeux. Je sais qu’elle revit ces scènes odieuses, chaque jour répétées. Des larmes commencent à inonder son visage. Elle reprend son récit. Sa version des faits. Sa voix, entrecoupée de sanglots étouffés et de silences, monte peu à peu dans les aigus. Oppression. Images d’un film d’épouvante en noir et blanc.
« Un matin, j’ai mis fin à cette horreur. Je me suis libérée de ce servage… avec un couteau ». Elle lâche dans un cri primaire, instinctif, ce dernier mot, tout en mimant malgré elle le geste fatal. Geste vindicatif, instinctif, violent. Elle fixe en pleurant ses mains qui ont agit seules, hors de sa volonté.
Mouvements de foule. Paroles s’élevant en clameur. Cailloux jetés sur son corps brisé.
La voix sépulcrale du prévôt édicte la sentence. Pendaison immédiate. Léontine s’affaisse. Sans ménagement, deux hommes l’empoignent comme une poupée de chiffons sales. Ses pieds trainent dans la poussière, imprimant deux sillons jusqu’à l’estrade où trône l’instrument de Justice.
Lorsque la corde rêche enserre son cou, un râle primal, tribal, s’échappe de sa gorge et un tsunami d’émotions s’empare de moi. Nos cris se mêlent dans le tombé de rideau de sa vie.
Je suis Jehanne, sa fille. Cachée dans un arbre surplombant la place du village, j’ai tout vu, tout entendu. Chaque cellule de mon corps a vibré sur le tempo de sa dépouille bercée par le vent de mai et l’union de nos cris a pulvérisé ses chaînes face à l’injustice des hommes, soudé pour toujours notre appartenance à la même lignée de femmes.
Image par Helmut Strasil de Pixabay