Juin - 3
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Juin - 3
« Vous êtes marié monsieur Valois ? »
Isidore sortit de sa torpeur, se redressa sur son siège, et quelque peu décontenancé par la question, bafouilla un non qui signifiait oui puis un oui qui voulait dire non.
« Je vis avec quelqu’un, finit-il pas dire. Véronique. Elle travaille aussi au ministère mais elle œuvre dans les ressources humaines. »
Cela faisait trois ans qu’ils sortaient ensemble et Isidore avait mis du temps à s’impliquer dans le rythme conjugal. Véronique était bien plus jeune, très belle, intelligente, mais ne lisait pas un livre dans l’année, n’aimait pas aller au cinéma voir des films ennuyeux, et trouvait inutile d’aller voir des expositions à Paris, prétextant une foule délirante de touristes gâchant tout le plaisir. Mais, elle aimait traîner Isidore aux concerts du Zénith ou de Bercy pour entendre les grandes voix de la variété pop internationale. Il avait découvert Nick Cave et s’était beaucoup amusé au concert de Mylène Farmer. Véronique vivait connectée à pas moins de six réseaux sociaux qui l’empêchaient d’avoir une conversation suivie de plus de dix minutes. Son portable clignotait, vibrait, sifflait, parfois les trois en même temps, tout au long de la journée et il avait dû imposer qu’elle l’éteigne la nuit pour avoir la paix. Les relations sociales de 2017 n’avaient rien à voir avec celles des années 90.
« Je ne crois pas qu’elle sache ce que sont les druzes » lâcha-t-il pour lui-même.
Hicham Hakim sourit.
« Tout le monde n’est pas obligé de connaître notre religion, vous savez. L’amour dépasse les divergences de curiosité intellectuelle, heureusement. »
Isidore lui rendit son sourire.
« Oh oui, elle possède des qualités humaines que je n’ai pas. Indéniablement. »
Les verres étaient vides. Isidore fit un signe au serveur qui fit mine de ne pas le voir. Isidore libérait sa parole, ses pensées, avec Hicham Hakim. Lui qui était d’un naturel discret, qui n’évoquait sa vie privée qu’à un cercle proche, avait déjà révélé plus d’éléments personnels à son homologue libanais qu’à ses collègues de bureau. Même Véronique ne connaissait pas l’existence d’un amour druze passé. C’était sans doute l’origine d’Hicham Hakim qui avait permis ces confidences mais aussi son caractère bienveillant et avide d’échanger. Ils ne se connaissaient pas, n’avaient rien connu de semblable, et pourtant entre les deux hommes se tissait une certaine complicité qui surprenait Isidore. Hicham Hakim avait un visage lumineux malgré des yeux noirs et denses. Son corps était athlétique mais ses gestes étaient amples et délicats. Ils avaient vraisemblablement le même âge, et par conséquent, une certaine expérience professionnelle et des cicatrices existentielles qui pouvaient se faire écho. Il semblait très intrigué par la science d’Isidore et ses questions paraissaient comme des tests à l’encontre de son interlocuteur plutôt que des interrogations naturelles. Pourtant, ils discutaient le plus naturellement du monde sans qu’Isidore ne trouve à y redire.
« Vous reprendrez bien quelque chose ?
- Avec plaisir. Nous avons encore du temps. Je prendrais un coca.
- Très bien, je vais continuer avec un panaché. »
Il se leva pour que le serveur le voie. Mollement, celui-ci vint à leur hauteur. Il prit la commande et retourna au bar.
« Je me demandais monsieur Hakim où vous aviez appris le français. Est-ce que le Liban est encore francophile ? Je m’étais dit que l’anglais aurait déjà supplanté la langue de Molière depuis un moment.
- Vous n’avez pas tort, aujourd’hui, l’anglais rivalise avec le français et l’arabe. Mais, les gens de ma génération ont fait leurs études supérieures en français. Et, ma famille pouvant se le permettre, j’ai été envoyé en France pour poursuivre mes études d’histoire de l’art. J’ai passé trois ans à Nantes et deux ans à Tours.
- Je me disais aussi que vous parliez un français parfait : Tours est réputée être la ville dans laquelle on parle le meilleur français du pays.
- Oui, c’est ce que l’on m’a dit. Mais, c’était dans une autre vie, me semble-t-il. A mon tour de réveiller de vieux souvenirs.
- Je les espère plutôt bons...
- Les meilleurs de toute ma vie ! Ah monsieur Valois, vous n’imaginez pas ce que cela représentait de venir en France pour un jeune homme, élevé dans une communauté plutôt stricte, avec des valeurs morales rigides, surveillé dès qu’il mettait un pas dehors ! Vous connaissez tous les clichés sur la vie au Proche Orient dans les campagnes, eh bien, ce n’était pas loin de la réalité à cette époque. Et arriver à Nantes, découvrir l’océan, rencontrer des garçons de mon âge, des filles aussi, et boire de l’alcool, sortir dans des discothèques, voir des films non censurés, visiter des expositions, découvrir la vie, quand on a dix huit ans, que l’on arrive d’Aley sans avoir vu autre chose que Beyrouth bombardée et des villages du Chouf moyenâgeux je ne sais pas si vous imaginez ce que cela a pu être pour moi. Je vivais ma vie de bohème, comme je l’avais lue dans les livres au lycée. »
Le serveur posa les nouveaux verres, la note, et repartit avec les verres vides.
« Je ne voulais plus rentrer au pays, vous savez. Pour moi, la vraie vie était ici. »
Des voitures klaxonnèrent une camionnette qui s’était arrêtée au milieu de la rue et dont le chauffeur livrait des paquets à un commerçant. C’était strident, stressant et vain. Le chauffeur retourna dans sa camionnette et redémarra prestement ce qui ne calma pas les automobilistes qui poursuivirent encore sur quelques mètres le livreur de leurs sirènes infernales. Ce qu’il fallait être crétin tout de même pour agir de la sorte, pensèrent Isidore et l’ensemble des piétons témoins de cette scène triviale.
« Et pourquoi n’être pas resté ?
- Ma famille est certes aisée, mais elle ne pouvait pas me payer toute une vie de bohème. Après cinq ans, j’ai obtenu un diplôme d’études approfondies en histoire de l’art, spécialisé dans le mobilier du début du 20e siècle. Cela ne me serait d’aucune utilité au Liban, j'avais misé là-dessus. Cependant, comme je vous le disais, ma famille est très traditionnelle. Je devais rentrer au pays, y trouver ma place, ce qui signifiait également me marier. Mes sœurs s’étaient mariées, mon grand frère s’était marié, il ne restait plus que moi. Mon père m’a coupé les vivres et je suis rentré. Ha ha ha, c’était une autre époque ! »
A ce moment-là le téléphone d’Isidore bipa. C’était sans doute Véro. Discrètement il regarda sa montre : midi. Ça irait, il serait dans les temps, pensa-t-il.
« Enfin, voilà, je suis rentré. On m’a présenté des filles de diverses familles, y compris ma propre cousine, mais j’avais goûté à quelque chose en France qui faisait défaut aux Libanaises… La plus belle d’entre elles me paraissait la dernière des paysannes. Oh, vous pouvez le dire : j’étais devenu terriblement snob, condescendant envers ceux qui furent mes amis, mes voisins, ma famille. Quand j’y pense, quel petit imbécile j’ai dû faire ! Ma pauvre mère cherchait dans Beyrouth des filles élevées à l’européenne mais la tâche fut laborieuse. J’ai donc attendu trois ans avant de rencontrer celle qui est devenue ma femme.
- Ce fut une longue attente.
- Le temps qu’il faut pour oublier la France. Le temps qu’il faut pour redevenir raisonnable. Ma femme m’a donné de grandes joies, à commencer par notre fille. Mais aussi une peine immense. Elle s’est éteinte d’un cancer du sein. En trois mois à peine. Nous n’avons rien pu faire. »
Hicham Hakim trembla un peu en prononçant ces dernières phrases. Il conserva toutefois un sourire énigmatique au coin de la bouche qui mettait Isidore mal à l’aise, ne sachant pas comment l’interpréter. C’était peut-être simplement un rictus.