Juillet - 5
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Juillet - 5
Isidore garda la lettre un moment dans les mains, n’osant pas l’ouvrir. Le soleil tapait fort au-dessus de sa tête et il était en retard. Il glissa l’enveloppe dans sa veste et se précipita vers Opéra pour prendre le métro. Il ne serait pas en avance à Orly. Durant tout le trajet, il ne put s’empêcher de repenser à toute cette histoire, à l’enchaînement des révélations et à cette surprise d’être père – contre toute attente. Que devait-il faire ? Qu’avait voulu Amal ? La chaleur dans le métro était insupportable et n’aidait guère à la réflexion. L’émotion venait tout embrouiller en plus. Isidore s’en voulait de n’avoir pas réagi avec plus de fermeté, de n’avoir pas posé les bonnes questions, de n’avoir pas dit de phrases mémorables. Il avait raté son dernier rendez-vous avec Amal. Et voilà que cette lettre arrivait pour lui clore le bec, définitivement ! Amal aura eu le dernier mot. Après vingt ans de silence, c’était fort. Isidore sortit à Denfert Rochereau et attendit l’Orlybus. Il marmonnait entre ses lèvres quelques phrases confuses, tentant de recomposer tout ce que lui avait dit Hicham Hakim. Beaucoup d’images remontaient à la surface de son crâne : le rire d’Amal, son rire particulier, lui revenait en tête. Elle s’était bien fichu de lui ! Il ne parvenait pas à être ni complètement en colère contre le mauvais tour qu’elle lui avait joué, ni à rester philosophe face à ces révélations.
Le bus s’arrêta devant lui. Un groupe de femmes, grosses et suantes, le poussèrent pour entrer les premières à bord. Isidore ne les remarqua presque pas. Il grimpa dans le bus, poinçonna son ticket aussi cher qu’un billet de train pour Rouen, et trouva une place assise un peu au fond du car. Les grosses femmes, essoufflées, parlaient et riaient à gorge déployée et en texan et se prenaient en photo comme si subitement l’Orlybus avait un intérêt touristique quelconque. Isidore ne put s’empêcher de trouver cette scène terriblement clichée. Mais Paris était ainsi : elle attirait tous les clichés du monde.
Bien installé, il ne put se retenir de sortir la lettre et de la lire, avec beaucoup d’appréhension.
3 avril 2014
Ma petite Rosa, mon amour,
Joyeux anniversaire ma chérie ! Aujourd’hui, tu as vingt ans et je ne suis pas là à tes côtés. Quelle mauvaise mère je fais, n’est-ce pas ! J’imagine que tu as bien grandi, j’espère que tu as eu ton bac et que tu t’orientes dans des études qui te plaisent. Ne fais pas n’importe quoi ! Je sais bien qu’Hicham te laisse tout faire à la maison, ne profite pas de mon absence pour te laisser aller, hein !
Avec la guerre en Syrie, les troubles en Palestine, en Egypte, et en Iraq, il doit être bien difficile d’être heureuse. J’aimerais croire que lorsque tu liras cette lettre, toute cette misère sera derrière nous, mais c’est dur à croire quand même. J’ai connu la guerre, comme tu le sais, je n’oublierai pas ce que j’ai vu, et aujourd’hui, en ton anniversaire ma petite fille, je ne veux pas en parler. Ou plutôt, je préfère te parler d’une des conséquences heureuses de cette tragédie.
Mon père, Djalil Tannoukhi, était à la fois très pieu et très libéral, contrairement à ma mère qui était très pieuse et très traditionnelle. Tu connais ta grand-mère, elle est adorable mais sa vision du monde s’arrête au Mont Liban. Mon père, lui, a décidé de m’envoyer au lycée français puis en France. Les troubles l'inquiétaient, les massacres et les représailles pouvaient reprendre du jour au lendemain. Je suis donc partie. J’avais 18 ans, je me suis retrouvé dans un internat pour filles dans une ville immense et un pays inconnu. Je t’ai déjà parlé de ce dépaysement et de l’immense liberté et bonheur que j’ai éprouvé durant ces années. Ce que tu dois savoir, c’est que durant cette période de dix ans, j’ai vécu avec un homme.
Je t’en parle avec des tremolos dans la plume, ma petite Rosa. Aujourd’hui, tu as vingt ans et j’estime que c’est un âge raisonnable pour savoir ces choses-là. Cet homme a été le premier homme que j’ai connu et sans doute aussi le dernier que j’ai aimé passionnément. Nous nous sommes rencontrés en hypokhâgne, à Condorcet. Tu sais combien ces années-là ont été importante pour moi, intellectuellement. C’est là que mon goût pour la philosophie est née et c’est grâce à ces dures années d’étude que j’ai pu obtenir mon DEA de philosophie à la Sorbonne qui m’a ensuite permis d’enseigner à Beyrouth. A 18 ans, les seuls garçons que j’avais rencontrés étaient des libanais, quelques cousins syriens, et l’oncle Hamza qui vivait en Israël. Je t’ai plusieurs fois raconté mon premier hiver (qui commence dès octobre contrairement à ce que les Français veulent nous faire croire) et qui s’achève en mars. Voire en avril. Je t’ai déjà raconté l’agitation de la ville, l’impression de propreté et tous ces monuments anciens qui surgissaient à chaque coin de rue. L’éblouissement que ça a été pour moi ! Je crois que je pourrais sans peine me promener dans Paris aujourd’hui et reconnaître tous les lieux que j’ai fréquentés, même si les noms des bars ont changé, même si les façades ont été refaites. On ne peut pas oublier la cartographie de la ville de son amour.
J’ai vécu avec Isidore Valois les plus belles années de ma jeune vie d’adulte. Nous ne nous sommes pas mariés, en France, ce n’était pas obligatoire pour vivre avec quelqu’un. Tatie Zeina est venue nous voir à Paris et on s’était bien amusé. C’est elle qui a pris la photo que je glisse dans cette enveloppe : c’est Isidore, ton père, trois ans avant ta naissance.
Tu te demandes sans doute pourquoi donc tu es née à Beyrouth et non à Paris, et pourquoi j’ai épousé Hicham. Cela a été très douloureux, je te prie de le croire. En février 1998, maman m’a appris la terrible agression dont papa avait été victime. Il se mourait et voulait absolument me voir. Je suis donc retournée à Aley en catastrophe, en laissant toutes mes affaires chez Isidore. Pour moi, je devais revenir prochainement. Isidore venait d’obtenir un poste d’archiviste au ministère de la Justice. C’est amusant, Hicham a eu un poste au ministère de la Justice du Liban il y a peu, je dois être faite pour ce genre d’homme.
Quand je suis rentrée, mon père était déjà très mal en point. Il souffrait de fractures diverses et il était très fatigué. Toutefois nous avons pu échanger quelques instants. Tu sais que la famille Tannoukhi est une des plus vieilles familles de notre communauté. Nous avons joué un rôle dans les différents grands événements de notre région et en tant que fille aînée, j’avais des devoirs à remplir. Ces mêmes devoirs que tu auras toi-même à remplir. Je rigole, Rosa, tu n’auras rien à faire, parce que toute cette époque de tradition est finie. J’ai été la dernière génération à subir ce poids-là et franchement oublie tout ça.
A cette époque encore, en 1998, la guerre était encore fraîche dans les esprits. La reconstruction du pays passait par un respect du confessionnalisme qui est encore très vivace, comme tu le sais. Chez nous, le principe de l’Al-’asabiya reste fort. Mon père s’en fichait, il trouvait au contraire que la survit du druzisme passait par une exogamie volontariste. Mais maman et les oncles n’étaient pas d’accord avec cette vision. Et c’est pourquoi tatie Zeina a épousé Jhaman, et non pas Calixte, le libraire maronite de la rue Al Moqtana.
Mon père est mort au bout de quinze jours. Tu n’imagines pas combien ce fut un moment horrible pour moi. Je venais de perdre mon père et d’apprendre que j’étais enceinte ! Je me suis retrouvée sans force, psychologiquement éprouvée et dans un contexte familial compliqué. La première personne à qui j’ai dit que j’étais enceinte a été Zeina. Je me souviens de ma joie lorsque je l’ai serrée dans mes bras pour le lui révéler. Nous étions sur la place Al Qurashi, qu’on appelle la « place jaune ». Mais, même si elle était contente pour moi, elle était inquiète de mon sort, à la mort de notre père. Elle m’a conseillé de ne rien dire, de rentrer à Paris le plus vite possible. Mais j’en ai parlé à maman ensuite. Jamais je ne l’avais vue en colère. Jamais elle n’avait eu de mots durs contre moi. Ce n’était plus ma mère que je voyais mais une furie. J’avais quitté le Liban depuis trop longtemps pour comprendre sa réaction. Ce n’était pas les quelques semaines annuelles que je passais à la maison qui pouvaient m’indiquer le changement profond des mentalités dans la famille. Ni les rivalités de pouvoirs ni les délires idéologiques en place. Maman m’a obligé à rester à Aley. D’une part, j’étais l’héritière de Djalil Tannoukhi et je devais donc suivre le chemin de l’ ‘ukkal, assez peu compatible avec une vie de prof de philo à Paris. D’autre part, mon mari devait faire partie de l’ ‘umma, et si possible des beys, mais au vu de ma situation, un mashayikh ferait l’affaire, voire n’importe qui pouvant sauvegarder les apparences. Ainsi j’ai été présentée à la famille Al-Sabiq, dont le fils était aveugle et causait bien du tourment. Le pauvre Amedhi a été marié avec une horrible femme par la suite. C’était il y a vingt ans ma petite Rosa, et tu dois avoir l’impression que c’était il y a un siècle. Tout a tellement changé depuis !
Enfin, ma mère convoqua mes tantes et elles partirent à la recherche d’un mari, pas trop regardant. J’aurais dû refuser. J’aurais dû avoir la force de partir comme Zeina me l’avait conseillé. Mais j’étais fatiguée. Crois-moi Rosa, les premiers mois de grossesse ont été horribles ! Même si j’ai accouché d’une princesse, ce fut rude. Du coup, l’emprise de ma mère, de mes tantes et de plusieurs personnes de la communauté sur moi a fait que je suis restée. J’ai écrit à Isidore que je ne rentrerai pas, que ma vie était ici, à Aley. Il ne savait pas que j’étais enceinte et je ne lui ai rien dit. A quoi bon lui imposait un enfant qu’il ne verrait probablement jamais ? J’ai rompu avec l’homme que j’aimais, avec ton père, pour perpétuer une tradition qui n’a plus raison d’être. Je suppose qu’Isidore a refait sa vie maintenant. Il s’est probablement marié, il a peut-être des enfants, et il ne sait pas que tu existes. Ce furent des années douloureuses pour moi, de l’imaginer avec une autre que moi. Je te dis cela de manière brutale parce qu’il n’y a pas d’autres moyens de le dire. Je t’aime ma petite Rosa parce que tu es notre fille. Je reste persuadée qu’Hicham a été un très bon père, il s’est comporté de manière exemplaire avec toi et je ne doute pas que cela durera toujours. Lorsque nous nous sommes mariés, il était difficile de cacher mon ventre mais personne n’a rien dit. Dans la famille, tout le monde sait qu’Hicham n’est pas ton père et je trouvais important que tu le saches également. Et le premier principe de notre religion est l'honnêteté. J'ai un peu tardé, je le confesse. Mais avec cette lettre, d'une certaine manière, je te livre enfin la vérité et je respecte des principes moraux plutôt nobles.
Ma petite fille, tu seras bien grande quand tu liras ces lignes. Tu auras peut-être arrêté de teindre tes cheveux en rose – je n’ai rien dit mais quand même, ça ne te va pas très bien. Tu as peut-être rencontré l’homme de ta vie, comme moi à ton âge. A moins que ce ne soit une femme ? Peu importe, ne laisse pas les lois, les traditions ou les religions gâcher cet amour. Je ne sais pas si tu voudras rencontrer Isidore. Ce n’est peut-être pas une bonne chose. Il a eu vingt ans pour oublier. Mais moi, grâce à toi qui poussais tous les jours sous mes yeux, je n’ai jamais pu l’oublier.
Si la religion dit vrai, je devrais me réincarner dans la communauté à moins qu’Allah n’ait jugé ma conduite trop mauvaise et suis-je donc en train de brûler en enfer. Je pense à toi, où que je sois, ma petite Rosa. Mon âme est à tes côtés, petite lumière rouge, qui peut te montrer un chemin. Car je vais disparaître, mais cette lettre te conduit à moi et à te transmet l’héritage des Tannoukhi. J’espère que tu me comprendras et que ta vie sera belle.
Je t’aime,
Ta maman qui voudrait tellement te serrer dans tes bras