1. Le bois des étourneaux: découvertes et déceptions
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1. Le bois des étourneaux: découvertes et déceptions
Une multitude de points lumineux perçait l’obscurité, balisant le réseau routier local comme des étoiles guidant un géant invisible vers les humains. La fin de mon voyage aérien se termina sur cette impression confuse, seule image que mon esprit troublé a conservée. Bien que l’hôtel apparût sous ses meilleurs auspices, le reste de la nuit ne porta pas conseil. Malgré un sommeil agité, une curieuse hâte me poussa dès le matin gris du 17 octobre à me glisser derrière le volant du véhicule de location qui devait m’emmener vers mon destin.
Je ne sais toujours pas pourquoi mes parents ont quitté l’Europe si tôt dans ma jeunesse, laissant derrière eux des souvenirs flous des lieux que j’avais pourtant arpentés. Les cartes routières trouvées dans la boîte à gants de la voiture m’ont permis de retrouver à tâtons les premiers endroits familiers. La déception m’envahit en constatant l’urbanisation des environs de ce petit village tranquille, qui avait perdu une partie de sa superbe d’antan. Un peu dépité, je contemplai ce dortoir uniforme et sans caractère, la capitale étant devenue trop proche à mon goût. L’absence presque totale de l’élément liquide, avec lequel j’entretenais des relations prudentes malgré les années, me rassura.
L’exiguïté du décor dans lequel je progressais ajoutait aux sensations troublantes qui m’envahissaient. Les enfants perçoivent la réalité de manière démesurée, et je mis cela sur le compte du contraste perturbant entre les lieux de mes souvenirs et les grands espaces où j’avais vécu adulte. Cette impression s’accentua à l’approche du village, dont la taille semblait se réduire comme si mon arrivée suscitait une appréhension latente.
L’aspect familier de quelques bâtisses anciennes me rassura. Elles semblaient avoir subi les colères d’un géant, peut-être celui qui contemplait encore la capitale et son aéroport. D’un geste violent, il avait dû balayer ses jouets, jetant ces habitations les unes contre les autres, perturbant leur quiétude. La route étroite avait également souffert, affichant une déclivité improbable et laissant fuir, dans des angles impossibles, des ruelles torturées menant à des lieux peu engageants.
Ce fut pourtant au bout d’un de ces boyaux non carrossables que je me présentai pour prendre mes quartiers dans la maison d’hôtes où j’avais réservé une chambre avant mon départ. La voiture, garée avec peine et gaucherie au bord d’un escarpement grotesque, m’avait presque interdit la sortie du côté conducteur. Maladroite, cette venelle virevoltait, convolait en épousailles malheureuses avec un relief qui ballottait mon bagage balourd et bancal, muni de roulettes inutiles, inapte à cette course inepte. Néanmoins, ce périple scabreux me mena, à la limite du songe éveillé, devant la porte d’une demeure bien plus avenante que le chemin cauchemardesque pour y arriver ne le laissait présager.
Ma logeuse, d’un âge incertain, brillait d’une élégance inattendue. Son teint mat accentuait sa prestance sans lien avec celle des rares habitants locaux qui peuplaient mes souvenirs. Son visage agréable aux pommettes hautes et aux yeux sombres perçants était encadré de cheveux noirs mi-longs. Mon œil aguerri du professionnel qui analysait encore il y a peu le matériel humain ne souffrait aucun doute quant à ses origines étrangères que j’avais vite soupçonnées.
— Madame Martin ?
— Elle-même ! Je vous attendais. Soyez le bienvenu au « Maustichi ». Puis-je vous aider avec vos bagages ?
— Merci ! Voilà un nom singulier. Signifie-t-il quelque chose de particulier ?
— « Le mal mis » serait une traduction correcte à partir du dialecte local, sans doute en raison de l’accès difficile de la pension.
— Fort bien baptisé, ma foi, dis-je avec un léger rictus.
— Oui, notre beau village est très encaissé et paraît en perpétuel désordre, répondit-elle d’un ton enjoué. Je ne peux héberger plus d’une personne. Je vis seule. Vous ne serez aucunement dérangé et vous goûterez un repos au calme, commenta-t-elle tout en m’examinant avec minutie.
— Merci beaucoup, madame. Votre accueil est des plus chaleureux. Je suis impatient de découvrir ce lieu et de raviver mes souvenirs d’enfance.
Un raidissement imperceptible et les sourcils bien dessinés exprimaient à la fois l’intérêt et la surprise de madame Martin. Les yeux scrutateurs et légèrement plissés, brillants d’intelligence et de vigilance, dénotaient une attention soutenue. J’en étais là dans mes pensées quand elle reprit :
— Vous avez déjà visité ce village ?
— J’ai vécu dans les environs mes sept premières années.
Ma logeuse m’intriguait autant que ce que mon séjour au « Maustichi » pourrait me réserver. Je ne pouvais m’empêcher de me demander pourquoi elle semblait si différente des autres habitants du pays. L’accueil chaleureux soignait un peu les écorchures laissées par les ressentiments éprouvés depuis le matin. Toutefois, je sentis un mélange de soulagement, de perplexité et de mystère. Le léger rougissement de ses pommettes et son sourire imperceptiblement pincé dénotait un trouble contenu et très bien maîtrisé, dont je ne pouvais déterminer l’origine. Cela me fit l’impression d’une soudaine et très nette réserve. Je rêvais sûrement, en voyant percer une incertitude teintée d’une craintive appréhension. Ce nouveau comportement et son regard aiguisé ranimèrent la fébrilité qui avait nourri mon esprit d’un poison inconnu tout au long du trajet. Je ne saurais dire si l’accent particulier de mon français entrait en ligne de compte, mais l’absence d’une autre explication plausible me fit tenir ce fait pour acquis.
Je fus conduit à ma chambre et informé des dispositions pratiques relatives à l’usage des commodités et aux heures des repas. Ce lieu simple, en cette matinée qui commençait à tirer à sa fin, me ravit. Une petite table de travail avec sa chaise et un fauteuil complétaient une literie d’une qualité rare. Tous deux invitaient le voyageur fatigué après l’effort de gravir les degrés depuis le rez-de-chaussée.
Le repos des yeux trouvait aussi satisfaction. Une porte-fenêtre découpée dans le mur opposé donnait sur un balcon qui surplombait un vide qui ne laissait aucun espoir d’évasion. Ce point de vue embrassait le bas du village qu’on appelait d’ailleurs si ma mémoire ne me trahissait pas, « La Basse ». Ses toits, chapeaux pointus qui auraient pu faire craindre le pire, étaient posés dans un ordre qu’aucun cerveau sensé n’aurait pu concevoir. Au-delà, on pouvait aussi contempler une étendue trop verdoyante pour être saine, où un ruisseau se frayait un passage au gré d’obstacles invisibles aux humains vivants qui ne connaissaient pas les mystères de la terre. À gauche, une rangée d’arbres très vieux auraient pu conter bon nombre d’histoires sordides que ce décor suscitait. Cette barrière sylvestre masquait dans mes souvenirs confus un étang entouré d’herbes hautes qui existaient sans doute encore. Un sentier rectiligne que je ne souhaitais pas emprunter y menait dans un sens. Dans l’autre, il rejoignait le gris de la rue pavée qui bordait l’étendue verte au pied de « La Basse », juste à l’endroit où elle bifurquait à angle droit pour escalader le vallon sur son versant opposé. Une attention plus soutenue me laissa déconfit devant la voie honnie et trop neuve à la place, du moins en partie, de ce sentier jadis au bas d’un grand champ qui ne comptait plus son nombre de moissons. Élargi et asphalté, il accédait à une de ces nouvelles cités dortoirs, mornes et monotones, mortes avant d’avoir vécu. Cet aménagement avait tué les cultures pétulantes dans un ultime outrage au charme séculaire du lieu. Ce choc me tira de cette rêverie nostalgique et me rappela le temps qui avait à mon insu pris la fuite.
L’après-midi avançait déjà bien quand j’avalai, sur le pouce, la collation prévue le matin même, qui avait judicieusement prévenu toute éventualité. Je sortis, sans enfiler la veste chaude que j’avais oublié d’enlever et je traversai le niveau inférieur, à mon grand soulagement, sans rencontrer âme qui vive. Je gravis en sens inverse le flux, en bosses et fosses, de macadam immobile qui mettait toujours autant de frénésie à dévaler la pente sauvage. Arrivé au sommet de ce tumulte épuisant, je laissai la voiture dans sa position précaire et poursuivis à pied ma visite sommaire du cœur du village.
Je repris la rue là où j’en étais l’avant-midi. Le marmot géant, par bonheur, n’avait manifesté aucune velléité de rangement. J’atteignis rapidement la partie basse qui en finissait avec ces vieilles bâtisses, en désordre. Elles se penchaient avides de chaque côté de l’artère, regardaient mon irruption imprévue d’un œil hostile, inquisiteur et s’étaient adroitement assurées de ma solitude. Je m’étonne encore de l’absence de véhicule qui aurait pu interrompre cette oppression grandissante. Put-être que le trafic du lotissement passait par un nouvel accès routier plus rapide vers la capitale. J’ignore le paroxysme de folie qui m’attendait si j’étais resté sous l’influence de ces murs infernaux. Quelques pas suffirent pour apercevoir l’église d’un aspect gris foncé qui ne me rappelait rien. Juste après le tournant, les pavés remplaçaient la modernité de l’asphalte. L’édifice religieux était accroché au bord du vallon, à gauche de la route qui serpentait légèrement dans la direction opposée. Un examen plus détaillé m’obligeait de longer l’école du Sacré-Cœur dont la décrépitude, pour ce que je pouvais en voir, dénotait son abandon des hommes et de toute divinité. Ces bâtiments, où l’on avait dû prodiguer, dans le temps, des enseignements renommés jusque dans les villages voisins, regardaient avidement le haut mur d’enceinte intact qui protégeait le château de l’autre côté de la rue. Je suivis l’empilement rassurant de briques qui s’interrompait avec les grilles fermées de la propriété.
La demeure qui abritait jadis le sang bleu du coin dominait les environs immédiats, perchée au sommet de sa butte sans aucun doute artificielle. On aurait pu la dater du temps des rois Louis, mais elle reflétait peu l’esprit qui animait le cœur de la commune il y a plusieurs décennies. Dans mon souvenir incertain, les habitants vivaient et obéissaient toujours à des lois que je voyais féodales sous le règne du dernier descendant noble déjà âgé à l’époque.
Laissant ces considérations oisives, j’atteignis la place carrée que dominait l’église de style néo-roman de la fin du XIXe siècle dont l’aspect sale manquait pendant mon enfance. La cure et son jardin existaient encore de l’autre côté d’une ruelle qui obliquait vers le bas et déméritait de sa propre présence. Une rangée de constructions entassées pêle-mêle, devant laquelle la route d’où je venais avait tourné à angle droit, faisait face au ministère du Culte. Quelques restaurants et estaminets avaient dû trouver refuge dans cet amas insolite de briques et de pierres d’où à son extrémité partait une voie perpendiculaire en une montée provisoire d’un nouveau versant de la cuvette. Je gardais tout au plus de tout cela une vague impression de déjà vu. Sans doute, les décennies avaient-elles usé du pouvoir de modeler le décor le plus statique jusqu’en cette année de 1992.
Peu attiré par la boisson, je laissai les guinguettes d’où émanaient quelques rumeurs ténues, infirmant le premier sentiment d’abandon. En cette heure où le soleil jetait une lumière qui tirait vers l’or orangé, j’entrepris la visite de l’imposant édifice religieux qui dominait la place carrée vide des vivants.
Le bâtiment d’un gris très foncé, sans doute le résultat du manque d’entretien, s’appuyait sur un soubassement en pierres plus pâles. Son intéressante bizarrerie s’exprimait par un amas d’excroissances et de tourelles de toutes tailles déposées au hasard et terminées par des clochetons à l’utilité incertaine dans l’appel qu’ils éveillaient. On avait poussé sa flèche trop pointue pour son style architectural de sa place centrale qui convenait, sur la gauche de l’ensemble dont elle semblait se séparer dans un obscur divorce. Le beffroi douteux dont elle aussi était flanquée accentuait son étrangeté. Le plan d’église trop massif regardait vers l’extérieur par des vitraux en ogive trop petits pour les canons de lumière du culte catholique. De vieux arbres tordus accrochés au bord du promontoire sur lequel l’édifice était posé entouraient les flancs et l’arrière de l’ouvrage. L’ensemble m’attirait par son aspect pittoresque et le mélange étudié d’éléments stylistiques d’époques différentes. Il évoquait la mise en place des pièces d’une partie d’échecs tentée par un enfant inculte des règles du jeu. Lassé, il aurait eu comme passe-temps improbable l’entretien de bonsaïs décoratifs. Cependant, si ce clocher trop pointu donnait mauvaise impression, l’édifice apparaissait à contre-jour avec ses ombres accumulées erronément devant le porche en cette fin de journée froide, mais ensoleillée. Ce dernier détail insolite, en directe contradiction avec l’orientation des églises catholiques, grandit mon inquiétude.
Des grilles rouillées ouvertes de chaque côté de l’œuvre permettaient d’en faire le tour. Lorsque j’approchai, les arbres tordus me toisèrent avec malveillance. Leur densité insoupçonnée devait laisser les ténèbres s’amasser, même en plein jour. Cette église ne dérogeait pas à bon nombre de bâtiments de culte anciens et s’entourait de vieilles tombes moisies à l’odeur que j’imaginai putride. Certaines dont la pierre était à demi effondrée évoquaient dans leurs parties inférieures des festins impies. L’absence totale, dans l’air immobile, de bruits animaliers qu’on entendait d’ordinaire dans ces endroits ne diminuât pas mon impression imminente de danger comme si la nature elle-même retenait son souffle dans une attente inquiète. Je pressai le pas en faisant le tour de l’édifice et me retrouvai dans l’ombre du porche avec sa double porte en ogive, massive, dont les clous imposants lui donnaient un aspect moyenâgeux.
Des inscriptions habituelles qui auraient dû s’y trouver, ne subsistait que l’année 1996 — MDCCCXCVI —, les classiques DOM et le nom du saint en l’honneur duquel on érigea le bâtiment avaient disparu. Le parvis qui dénotait un passage récent, signe de la normalité civilisée, calma la fébrilité qui m’avait à nouveau gagné.
Loin d’adhérer à une religion, je souhaitais toutefois contempler les merveilles artistiques que devait renfermer le lieu de culte inconnu et poussai la lourde porte qui s’ouvrit à mon étonnement sans aucun bruit. Aucune célébration ne devait plus être assurée, car en traversant le narthex, je constatai que l’horaire des offices manquait. Le bénitier vide et sec confirmait ces soupçons.
La disposition intérieure classique présentait douze piliers qui séparaient la nef des collatéraux et son transept, du chœur. La première impression de beauté indiscutable laissa vite place à un malaise persistant. Peut-être la draperie rouge, insolite, tendue derrière le ciborium, contribuait-elle à cette impression. Les statues, œuvres d’art incontestables, affichaient quelque chose de malsain dans leurs détails. Tantôt, c’était l’attitude peu conventionnelle d’un saint ou, plus tard, les traits parfois tourmentés d’un visage qui mettaient en doute la bienveillance qu’ils auraient su inspirer aux ouailles pendant les offices.
Ajoutait à cela l’absence de vie à l’exception d’une dame toute de noir vêtue, agenouillée sur un prie-Dieu, perdue en quelque dévotion dans la pénombre. Je ne l’aurais sûrement pas remarqué si les semelles de ses chaussures à talons hauts n’avaient, dans la partie sans l’usure due à la marche, arboré une couleur d’un rouge éclatant identique à la draperie dérangeante.
Je me dirigeai néanmoins vers le bas-côté à ma droite afin d’examiner les peintures. Celles-ci représentaient le chemin de croix révélant quelques curiosités inhabituelles et peu opportunes. Les personnages qui entouraient le supplicié semblaient moins graves qu’ils auraient dû et affichaient pour la plupart une attitude satisfaite. Je constatai aussi l’absence des deux derniers panneaux qui auraient dû illustrer la descente de la croix et la mise au tombeau.
Un bruit sur ma gauche me sortit de ces considérations. Dame Pieds-Rouges avait perçu ma présence, me jeta un regard furtif sans que je pusse apercevoir son visage et trottina rapidement vers le porche. Sans doute les anciens du village voyaient-ils les étrangers d’un œil mauvais.
Je me dirigeai vers le centre de la nef et contemplai les beaux vitraux aux couleurs vives. Ceux-ci présentaient des contrastes accentués par la lueur orangée qui les traversaient. Je remarquai des personnages inhabituels comme Judas mis en valeur. La lumière qui venait sous un angle inconvenant révélait des figures encore plus curieuses. En effet, parfois un rictus qui n’avait pas sa place ou un membre qui n’aurait pas dû exister apparaissaient animés d’une vie propre. Cette sensation déplaisante me fit également prendre conscience de la journée qui finissait. Les ombres opaques s’accumulaient, inquiétantes, dans les recoins que j’imaginai receler quelque abomination que je devais fuir sans tarder. Cette impression mit fin à ma visite et je me jetai hors de cet endroit maudit, ces visions derrière moi, pour retrouver la sécurité de ma chambre avant que la nuit tombât tout à fait. Les fenêtres faiblement éclairées des maisons biscornues et en désordre que j’avais croisées dans l’après-midi semblaient par bonheur détourner leur attention de ma nouvelle incursion dans leur domaine.
Crédits
Illustration de couverture: Composition personnelle basée sur des éléments générés avec Copilot
Jackie H 1 mese fa
Du Lovecraft, dans les descriptions et dans l'atmosphère...