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Nous les grands chênes

Nous les grands chênes

Pubblicato 14 nov 2021 Aggiornato 14 nov 2021 Ambiente
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Nous les grands chênes

Nous resterons un, jusqu’au dernier jour. La mort nous guette. Nous avons bien vécu. Notre mémoire est une. Notre sève coule dans le même tronc. Nous les voisins, nous les amants anciens, nous connaissons l’amour. L’amour séculaire, qui traverse les siècles. L’amour inconditionnel, qui fusionna nos êtres. L’amour sauvage et l’équilibre. L’harmonie et le chaos. Nous savons accueillir l’amour simple. Le don de la nature. Tout ce que vous ne pourrez jamais connaître. Les hommes passent comme les saisons. Leur vie, leurs amours, éclatent comme les bombes, se fanent comme les fleurs. Ils s’aiment à l’ombre de nos branches et bientôt pleurent contre nos troncs. Dans notre silence ils trouvent le repos. Dans leur silence, nous trouvons le nôtre.

Le très ancien a parlé. Ses forces s’amenuisent. Il a résisté aux tempêtes et tenu bon face aux hommes violents qui blessent. Les hommes ont choisi de le laisser vivre plus longtemps. Ils l’ont entouré de cordages. Ils ont placé de longs morceaux de fer, pour empêcher sa chute. Mais il souffre toujours, celui que vous nommez chêne des sorcières. Vous ignorez souvent que la vie nous fait souffrir comme vous. Nous n’avons ni larmes pour pleurer, ni bouche pour crier, mais nous souffrons, nous aussi. Notre sève est votre sang. Nous autres, n’avons pas besoin de fusionner pour nous aimer. Pour nous soutenir. Pour nous entraider. Notre guerre pour la quête de la lumière est née de votre imagination guerrière. Nous ne nous battons pas. Nous sommes osmose. Nous poussons. Nous grandissons. Nous déployons notre potentiel lorsque nous le pouvons. C’est simple. Nos racines sont liées. Quand la forêt souffre nous le sentons. Nous le savons. Et cela nous fait souffrir. Alors les plus robustes d’entre nous viennent en aide aux plus affaiblis. Et ceux qui meurent retournent à la terre, quand vous ne les avez pas tués, emportés dans vos usines et vos maisons.

Nous sommes profondément enracinés dans cette terre que vous appelez aujourd’hui Lorraine. Nous sommes les hauts représentants de la forêt que vous nommez Zang. Nous sommes les enfants de la terre, solidement attachés à cette mère qui nous nourrit depuis la nuit des temps. C’est par elle que nous sommes reliés en bas.

Nous sommes les enfants du ciel. Notre père nous offre l’eau, la lumière et la force. Il nous appelle à l’élévation. Nos branches se déploient vers lui. Notre feuillage abonde en lui. C’est lui qui nous berce dans le vent et qui sème notre fécondité. C’est par lui que nous sommes reliés en haut.

Notre tronc est le pont vertical qui relie les deux opposés. C’est en nous que le ciel s’enracine à la terre. En nous que se succèdent la vie et la mort. Nous sommes le cycle, celui de la vie, celui des saisons, du jour et de la nuit. Nous représentons autant le matériel, dans notre chair boisée, que l’immatériel, dans notre force symbolique. Nous sommes un symbole vivant. Nos ramifications, aériennes ou souterraines, sont nos innombrables chemins. Notre réseau est plus vaste que celui de vos neurones. Nous ne sommes pas vénérables pour ce que nous sommes individuellement mais pour ce que nous donnons par notre union.

Nous connaissons les secrets de la forêt. Elle regorge de vie. Le temps semble passer sans jamais atteindre nos amis. La chevrette observe ses petits mâcher péniblement des feuilles et des bourgeons. L’écureuil récolte nos glands, se faufile dans nos troncs, saute entre nos branches et chatouille nos feuilles. Le sanglier fouille l’humus avec son groin humide. Il cherche des cèpes ou des girolles, des insectes, des œufs tombés du nid, des grenouilles. Il dévore nos glands. Les marcassins, eux, accourent aux mamelles pour boire le lait maternel. La nuit, le cochon sauvage chasse le lièvre, le campagnol et la souris égarée. Le renard en fait tout autant. Il guette, prêt à bondir. Le blaireau se terre dans de vastes galeries. Les oisillons font des proies faciles et des mets délicieux. Alors la chouette hulotte cache son nid dans le creux de notre écorce. Le hibou grand-duc, lui, rôde autour du petit étang. Tout ce beau monde sait garder sa place. Mais pour les hommes, c’est différent.

Des bruits courent dans le vent. Une rumeur s’élève. Le très ancien va parler. Nous rendre la mémoire. Dans sa grande sagesse, il s’adressera à ceux de l’espèce humaine.

Nous sommes vieux et tant qu’il nous reste de la force, il nous faut raconter l’histoire de notre forêt, qui est aussi celle des hommes et de la terre de Lorraine qui les a portés. Nous avons tant vécu. Nous connaissons mieux le cœur des hommes qu’ils ne connaitront jamais celui de la forêt. Longtemps nous avons cru qu’ils avaient le cœur froid, comme l’hiver…

Nous étions encore jeunes quand nos siècles furent frappés par le petit âge de glace. Les hivers étaient longs. Le vent venu du grand Nord, dans ses murmures, nous rapportait les lacs glacés, les mers glacées, l’avancée des glaciers, les villages engloutis par la glace, les hommes que le froid glacial avait cueillis et les arbres rongés par le gel qui ne donnèrent plus de fruits. L’hiver des grandes neiges avait meurtri nos contrées de l’Est. En ces temps la famine et la maladie roulaient comme les vagues de l’océan sur la communauté des hommes. Quand la peste les décima, certains creusèrent d’immenses fosses en dehors des villes. Aucun d’entre eux n’osait toucher les corps. L’odeur de la mort était tenace. Vous, humains, souvenez-vous des fléaux qui s’abattirent sur vos ancêtres.

Il nous semble parfois qu’en un battement d’aile, les hommes se lèvent du berceau et s’allongent dans la tombe. Il est difficile de nous souvenir de l’un ou de l’autre. De celui qui fit une halte sous nos branches, en plantant sa lance dans notre écorce, des enfants qui jouèrent autour de nous pendant des siècles, ni des fidèles qui vinrent à nous en processions, du temps où nos branches abritaient une statue de la Vierge.

Pourtant, en ces temps troublés, ce fut une jeune femme, que nous garderions pour la première fois en mémoire. Petite déjà, elle chantait des comptines et courait, jouait, riait avec les autres enfants. Sa vieille mère l’emmenait dans les bois pour lui transmettre les sciences des plantes et de la nature. Quand elles passaient, elles s’inclinaient devant nous. Nous étions alors plein de vigueur. Notre étreinte nous donnait une allure remarquable. Quand la mère tomba malade et mourut, la fille vint allumer un cierge à nos pieds. Elle pria. Veilla toute la nuit. Le cierge se consuma. Elle s’assoupit contre nous aux aurores. Au matin, un chien aboya fort et lui lécha les joues. Elle rentra. Dès lors, chaque jour de sa courte vie, elle venait et passait tranquillement sa main sur notre écorce, en fredonnant. Tant d’autres l’ont fait, avant et après elle. Mais chez elle, tout était différent. Son cœur était chaud. C’était aussi sa voix qui la rendait mémorable. Elle chantait en promenant son panier entre nos troncs, cueillait des champignons, des baies sauvages et toutes sortes de plantes que nous lui offrions. Dans son chant étaient réunis la pureté du cristal, la clarté de l’eau de source, la douceur de la mousse, la chaleur d’un rayon de soleil. Nous célébrions la joie de ses premiers amours. Notre présence adoucissait ses peines. Mais cela ne dura pas. Un jour et ce fut le dernier, nos feuilles sentirent l’effroi de ses cris, le lourd vacarme de la garde. Ils l’appelèrent sorcière et l’accusèrent de provoquer tous les fléaux. C’était une époque où les hommes allumaient au soir de grands brasiers hurlants. Et la fumée qui parcourait notre forêt sentait la chair humaine. Mourir par le feu est une atrocité, même pour les arbres, car le mal se propage et ce n’est jamais seuls que nous partons en cendres. Depuis, quand les hommes viennent me voir et me présentent comme le chêne des sorcières, c’est d’elle dont je me souviens, de sa grande beauté, de ses connaissances proscrites, de sa voix de miel et de sa puissante simplicité. Elle qui avait su nous entendre. Elle qui faisait battre, dans sa poitrine, le cœur de la forêt.

Vinrent bientôt les temps prospères des foires et des marchands. Plusieurs langues et dialectes étaient parlés. Des charrettes remplies de cuivre, de chanvre ou de laine longeaient la lisière. Les activités battaient leur plein. Tisserands et bouchers attiraient le chaland pour vendre leurs produits locaux. De nombreuses tanneries ouvrirent leurs portes, rejetant d’étouffantes effluves.

Bientôt les guerres, tant affectionnées par les hommes, firent des ravages et le sang coula entre nos racines. La ville voisine fut pillée par les régiments successifs qui occupèrent les lieux. Nombreux étaient ceux qui avaient fui. Si bien qu’en quelques années, la compagnie des hommes ne nous était plus vraiment familière. Le calme nous allait bien.

Tandis que la cité se repeuplait peu à peu, une armée marcha sur nos terres. Ils répondaient aux noms de uhlans, dragons, chasseurs et hussards. Une bataille eut lieu, la cité capitula. Une langue différente, mais déjà connue, plus dure, plus revêche, fut alors dans toutes les bouches. Nous croisions de nombreux militaires, certains allaient à cheval. Enfin, la ville entière semblait exclusivement composée de soldats.

De nouvelles épidémies et de nouvelles famines frappèrent. Mais un mal plus grand nous guettait, nous autres arbres. Un mal que dans notre grand âge, nous peinons à évoquer, tant il provoqua, à ses commencements, l’effroi. Ce fut l’avènement des monstres mécaniques, crachant leurs épaisses fumées noires : fabriques, fonderies et usines peuplaient les campagnes. Nous étions comme encerclés. Les hommes trouèrent la forêt. Ils abattirent certains d’entre nous pour construire de longs chemins de fer et de traverses, enduites de goudron. Des monstres de ferrailles mouvantes hurlaient sur leur passage, guidés dans leur folle course par quelque dessein obscur. Et ils creusèrent profondément la terre pour en extraire le charbon. Nous nous trouvions aux abords d’un bassin houiller. Déjà dans notre jeunesse, les hommes s’étaient approprié les richesses enfouies sous notre forêt pour en faire le commerce. Déjà ils perçaient le sol en galeries pour faire sortir le plomb. Mais le puits de charbon avait une envergure nouvelle. Les hommes rentraient dans l’exploitation comme des fourmis, pour suer à la lueur d’une lampe. Dans leur labeur, une terreur hantait leurs cervelles : mourir sous terre, emportés par ces explosions dévastatrices qu’ils appelaient coups de grisou. Plus d’une fois, la forêt trembla.

L’horreur ne s’arrêta pas là. Mais, avant de poursuivre, je dois vous énoncer un fait. Nous n’avons pas les mêmes codes que vous humains. Nos échelles ne sont pas les vôtres. Pour nous le temps passe différemment. Vos années sont semblables à nos décennies, vos décennies sont nos siècles. Pourtant, comme pour vous, plus nous vieillissons, plus l’inébranlable marche du monde semble s’accélérer. La suite, seules les jeunes pousses ne l’ont pas connue. L’horreur, nous la ressentons, mais nous passons à travers. Nous avons le recul de l’âge et nos sentiments demeurent ceux des végétaux. Nous sommes capables d’anticipation, mais nous savons que nous n’avons pas de prise sur l’avenir. Nous vivons ce qui est dans l’instant présent. Les efforts que nous faisons actuellement pour nous remémorer sont l’exception. Ils nourrissent notre dernière œuvre, notre lègue, notre ultime don. Un grand chêne, s’il le peut, se doit d’offrir sa mémoire avant de disparaitre.

Une nouvelle guerre fit des ravages, plus loin, sur le front. Nombreux sont ceux qui partirent se battre. Les vents qui couraient étaient chargés d’un souffle funeste. Celui de la mort, mêlée au désespoir. Il semblait que les hommes avaient perdu la raison. Les rumeurs d’arbres qui me parvinrent racontaient des faits incompréhensibles. Les hommes creusaient leur propre tombe et attendaient là, dans leur fosse, attendaient patiemment qu’un obus vienne les ensevelir. Ceux d’entre nous qui se trouvaient par hasard entre les deux lignes furent anéantis, emportés par les sourdes explosions qui pleuvaient, et criblaient le paysage d’innombrables trous béants. La forêt n’était plus qu’une plaine désolée.

Une division marcha pour reprendre notre territoire. La paix revint, les couvre-chefs s’envolèrent dans un cri de soulagement général. Mais la paix fut de courte durée. Non loin d’ici, les hommes coulèrent dans la forêt un immense mur en béton, dans l’ombre duquel se tapissaient des centaines de canons, décidés à tirer. Vous, les hommes, aviez toujours su rivaliser d’imagination lorsqu’il s’agissait de faire la guerre.

Un jour, la population qui longeait notre forêt fut forcée d’évacuer en hâte. Les bagages s’entrechoquaient dans l’affolement. La ville fut de nouveau pillée. Des hommes en uniforme occupèrent les lieux. Ceux-là aboyaient en permanence pour faire respecter l’ordre, par la terreur. Si un habitant sortait du rang, il était froidement fusillé. Quand les impacts de balles résonnaient, nos feuillages frissonnaient. L’air était étrangement calme le reste du temps. C’était la fin des rires, des jeux d’enfants, des prières, des pique-niques en bonne compagnie. Seule une femme venait régulièrement griffonner du papier sous notre ombre. Sa douce chevelure, aux nuances de blé, caressait notre écorce. Elle dégageait un parfum fleuri qui lui était propre.

Ce calme relatif fut bientôt troublé par le fracas des bombes qui tombaient du ciel. Puis, un jour froid, à l’entrée de l’hiver, les bombardements furent particulièrement ravageurs.

Un jour la femme au parfum fleuri vint pleurer à nos pieds. Nous sentions les courbures de son crâne, car ses cheveux de soie avaient été rasés. Des enfants firent une ronde moqueuse autour de nous, en accompagnant leurs rires mauvais d’obscènes paroles. La ville avait retrouvé la liberté. Les survivants rasèrent une partie de la forêt pour y aligner une dizaine de milliers de croix blanches. La sépulture dégageait une atmosphère tant solennelle qu’irréelle. C’était une zone hors du temps, un espace purement humain, un lieu de mémoire comme une réponse à l’atrocité.

Depuis, les hommes ont calmé leurs ardeurs guerrières. Jamais plus nous n’avons connu la guerre. Les famines ne sévissaient plus. Et les maladies devenaient beaucoup moins meurtrières. Si bien que ces dernières décennies, de nombreux vieillards ont pu nous rendre visite. Nous, le très ancien, nous avons vu les hommes mourir dans la misère et s’entretuer pendant plus de huit siècles. Et pourtant, ce qui nous frappe en eux, ce sont leurs rires joyeux et leurs enfants, qui ne cessent jamais de s’amuser. Au cœur de notre forêt, ils ont construit des lieux de vacances, de loisirs, d’activités sportives. Ainsi nous veillons sur leurs joies avec amitié. Nous avons toujours espoir de les intégrer, un jour, à ce grand « nous ».

Si nous sommes des symboles, vous les hommes, vous êtes des paradoxes vivants. Votre grand cœur n’a pas de limites, ni dans la haine, ni dans l’amour. Individuellement, vous avez une tendance naturelle à l’inertie, au laisser faire. Nous ne pouvons pas nous résoudre à vous condamner tous, pour cette maladie que vous propagez.

Le petit âge de glace est bien loin, le climat a changé. Il fait plus chaud. L’incendie guette. Les saisons se dérèglent. Les tempêtes se multiplient. L’air a perdu sa pureté, il est chargé de vos rejets. De votre négligence. Des vapeurs projetées dans vos champs. De vos grandes cheminées. Vos usines ont absorbé l’eau du sol, ont asséché des lacs. Vos déchets sont partout sur la terre, dans l’eau des rivières. Et les pauvres poissons subissent d’étranges mutations.

Vous qui prenez sans gêne. Vous qui faites disparaître des forêts entières, pour vos cultures, vos magasins, vos industries et vos habitations. Rappelez-vous que nous sommes l’équilibre. Le cycle de la vie. L’oxygène qui remplit vos poumons.

Nous les grands chênes nous connaissons l’amour. Quand un chêne s’abat au sol, c’est toute la forêt qui frémit. Certains de vous, humains, attendez la chute. Nous, nous la redoutons plus que jamais.

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