Clément renonce à sa piscine à débordement
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Clément renonce à sa piscine à débordement
Comment s'annonce la fin du monde ?
Clément, 27 ans, Data Scientist
- Salut Clément, tu as bien rempli ta grille d’entretien ?
Clément tend sa fiche à sa manager. Elle est ponctuée d’affirmations qui offrent des choix pondérés (+ | ++ | +++) et des petites flèches pour montrer l’évolution par rapport à l’année précédente (↘→↗). Par exemple, dans l’encadré « Intérêt au travail », il a mis :
Est curieux : | ++ | ↗ |
S'adapte | +++ | → |
S'implique | ++ | → |
C’est la troisième fois qu’il fait cet exercice depuis qu’il a rejoint la startup Valiteo en tant que Data Scientist. L’entretien annuel. Essentiel pour faire évoluer l’employé méritant, comprendre ses perspectives de carrière et le faire grandir avec l’entreprise ; mais aussi pour remettre sur les rails l’employé qui ralentit, qui est un peu moins bon, qui n’atteint pas ses objectifs. Bien évidemment, tout cela dans un processus bienveillant, compréhensif, conciliant, chaleureux, amical, coopératif et ouvert ; car chez Valiteo, l’humain est au cœur des préoccupations.
- Alors alors, voyons ça, pense à voix haute la manager, tandis que ses yeux parcourent la fiche de Clément. Ok… mmm… Oui alors tu vois, dans la partie « Intérêt au travail » moi je n’ai pas la même chose. Je suis plutôt + | + | +, et mes flèches descendent tu vois. Bon, peut-être que j’exagère un peu. D’autant que tes résultats restent excellents. Mais il manque un truc quoi. On en a parlé avec Sylvain et il est d’accord. En fait, on aimerait te donner plus de responsabilités, mais on a un peu l’impression que tu te laisses porter. On ne remet pas en cause tes compétences bien sûr, encore une fois tes résultats sont bons et nous sommes très contents de toi Clément, mais on ne te sent pas investi pleinement dans ta mission. Tu as un rôle très important Clément, tu fais partie de la famille Valiteo. Tes insights sont pertinents, tu drives la roadmap produit comme il faut. Mais voilà quoi, on te voit moins le midi, tu ne participes plus au brunch hebdo, tes collègues me disent que tu préfères t’isoler dans la nap room plutôt que de jouer au babyfoot avec tout le monde pendant les pauses, tu ne viens même plus aux afterworks ! Pourtant tu sais combien Sarah se donne à fond dans son job de Culture Captain. Elle me dit que rien ne t’intéresse. On est une team Clément ! Si nous réussissons, c’est ensemble ! La cohésion de groupe c’est crucial dans le succès d’une entreprise. Et puis si tu passes team leader tu dois bosser tes soft skills, tu comprends ? Alors dis-moi, qu’est-ce qui ne va pas ?
Clément n’avait pas quitté les yeux de sa manager, il les voyait briller. Il percevait en elle une excitation non feinte, comme une espèce de flamme qu’elle cherchait à maintenir en vie chaque minute, chaque seconde ; et dont Valiteo était le foyer. En fait, elle était à fond, tout le temps, partout. Elle mangeait Valiteo, elle dormait Valiteo, elle respirait Valiteo. Vestale moderne de la religion startup. Sur son bout d'open space, elle laissait souvent traîner des post-its avec des citations comme : « La vie est trop courte pour passer du temps avec des gens qui ne sont pas ingénieux. J.Bezos » . Elle croyait dur comme fer que leur solution connectée Valitehome, capable d’agglomérer et d’interpréter toute l’activité d’une maison, allait « disrupter le monde ». D’ailleurs, ils venaient de lever 16 millions d’euros et la direction enchaînait les rendez-vous avec les grandes sociétés d’assurance.
Les yeux de Clément, aussi, avaient brillé autrefois. Depuis sa mention au bac, il était monté dans un train à grande vitesse. Sa vie ne serait qu’une irrémédiable et tranquille ascension, une croissance heureuse, toute personnelle, peut-être agrémentée de quelques drames personnels, mais rien qui ne l’empêcherait d’atteindre les petits sommets de la classe supérieure. Avec une grande maison, une grosse voiture, des vacances à Courchevel et une piscine à débordement dans son immense jardin.
Et cela, Valiteo le lui permettrait contre une partie de son temps. Un tiers officiellement, mais une bonne moitié en réalité. Entre les repas du midi, les afterworks, les séminaires qui, sous couvert de fun, se transformaient en réunions géantes ; et puis les messages « urgents » envoyés les weekends, pendant les vacances, toujours pleins de smileys, et que Clément pouvait difficilement ignorer. D’ailleurs, il était ami sur Instagram avec tous ses supérieurs hiérarchiques. Une moitié de son temps donc, passée à rendre le monde meilleur, plus juste et équitable. « Bring change with a big smile » était le motto de l’entreprise, inscrit en lettres géantes dans le hall d’accueil, faites du même bleu que le logo Facebook.
Longtemps, sa grande maison et sa piscine comme destination, Clément avait travaillé sans même jeter un œil par la fenêtre du wagon. En analysant le nombre de pas réalisés dans une maison, il était capable de déduire la condition physique de ses occupants ; et ainsi d’adapter le coût de leur assurance santé. Plus vous bougez, moins vous payez ; quel meilleur moyen pour encourager les gens à prendre soin de leur santé ? En analysant la fréquence avec laquelle les sacs poubelles sont changés, il est capable de déduire le taux de gaspillage alimentaire d’une famille ; et ainsi adapter leur assurance habitation. Moins vous jetez, moins vous payez ; un bonus bienvenu qui pousse à être écoresponsable. Qui s’y opposerait ? Pour un salaire indécent eut égard à son jeune âge, Clément était devenu un paladin de la transformation digitale, un moine-guerrier du Big Data, un croisé de la GreenTech.
Alors, qu’est-ce qui n'allait pas ces derniers mois ? Sa manager le fixait avec un sourire, la tête légèrement penchée, ses yeux clignant à un rythme anormalement élevé. Comment lui expliquer cette petite boule inconfortable qui s’était logée dans le creux de son estomac ? Comment lui dire qu’il n’arrivait plus à dormir ? Comment lui faire comprendre qu’il ne supportait plus Hugo et sa capacité d’attention plus faible que celle d’un poisson rouge, qui toutes les 20 minutes criait à qui veut l’entendre « Oh ! Des chauds pour un baby ? ». Et Marina qui grignotait avidement, et bruyamment, des fruits secs juste à côté de ses oreilles. Et les discussions du midi qui toujours, toujours tournaient autour de KPIs, d’incentive, d’objectives, de go to market… Comment lui dire enfin qu’il n’avait pas l’impression de rendre le monde meilleur quand il épuisait ses yeux rougis sur des colonnes Excel infinies, qu’il ne voyait pas comment tout ceci pouvait positivement être relié au réel, que la simple pensée de devoir retourner devant son ordinateur après cet entretien lui donnait la nausée ?
Depuis quelques mois, Clément était paumé. Comme si toutes les valeurs auxquelles il croyait depuis qu’il avait pris ce foutu train à ses 18 ans s’étaient brusquement inversées. Abondance contre sobriété. Individu contre collectif. High tech contre low tech. Global contre local. Propriétaire contre libre. Éphémère contre durable. Jetable contre renouvelable.
Au gré de son intuition, de ses réflexions tristes de longs dimanches après-midi, de ses lectures, de ses discussions, il avait fallu se rendre à l’évidence : son travail n’avait aucun sens.
Le regard de sa manager change, une lueur d’impatience lui traverse les pupilles.
- Clément ?
- Eh ben… c’est euh… en fait c’est parce que je ne veux plus de piscine à débordement.
Aller plus loin
"Choisir, c'est renoncer" comme dirait l'autre. Et ils sont de plus en plus nombreux à choisir le pas de côté, à renoncer à la traditionnelle carrière en entreprise, à fuir le sacro-saint CDI. La faute à pas de sens, sans doute. Alors, partout des People and Culture Directors, Digital Leaders, Avocats d'Affaires quittent leurs bullshit jobs et tentent de se reconvertir en boulangers, sage-femmes, agriculteurs... ou bien n'ont pas de projets précis et rejoignent la cohorte des paumés. Il y a aussi les paumés peu ou pas diplômés, ou les "hors système", qui galèrent parfois depuis toujours, qui ne trouvent leur place nulle part et qui ne comprennent pas la manière dont le travail est valorisé aujourd'hui. Est-ce vraiment sensé qu'un SEM Specialist soit rémunéré trois ou quatre fois plus qu'un infirmier ou une institutrice ?
Il est difficile de trouver une raison commune à cet espèce de renoncement général. Est-ce la culture d'entreprise qui dérange ? La pression des objectifs qui consume ? La conscience écologique et sociale qui se réveille ? Travailler, certes, mais pour qui ? Pour quoi ?
Autant de questions qui se posent avec fracas chaque jour et qui se superposent aux powerpoints soporifiques, aux portes d'ascenseurs, aux moquettes de bureaux... jusqu'à devenir inévitables. Et peut-être que l'addition de toutes ces questions est le signe de la fin d'un monde.
Pour en savoir plus :
- Le livre "Bullshit Jobs" de David Graeber, dont voici une interview dans Le Monde : https://www.lemonde.fr/economie/article/2018/09/11/david-graeber-les-bullshit-jobs-se-sont-multiplies-de-facon-exponentielle-ces-dernieres-decennies_5353406_3234.html
- La communauté des "paumé.e.s", avec des témoignages intéressants sous formes de podcasts, posts dans le groupe Facebook... : https://makesense.org/paume-e-s/
- Article de cadre Emploi sur le brown-out : https://www.cadremploi.fr/editorial/actualites/actu-emploi/detail/article/brown-out-que-se-cache-t-il-derriere-ce-nouveau-syndrome-qui-touche-les-cadres.html