11. Croquis d'une amitié à plat
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11. Croquis d'une amitié à plat
Chapitre 1 : le coup de fil
- Allô, oui ? La voix de Natacha était un peu essoufflée. Et on distinguait nettement à l'arrière-plan un brouhaha de voix.
- Allô, c'est moi, ça va pas. Je peux te parler ? hoqueta Bénédicte.
Le léger silence qui s'en suivit laissait entrevoir une réponse négative.
- Heu oui oui, qu'est ce qu'il y a ? C’est juste que là, ça tombe mal, je suis en soirée. Mais vas-y, je t'écoute.
Entre deux sanglots, Bénédicte expulsait des mots un peu dans le désordre : Gauthier – dispute -horrible - perdue…
- Mettez la table plutôt à droite. Par là !
La voix de Natacha qui s’était faite lointaine se rapprocha soudain du micro
- Oui, je t'écoute. Donc tu disais ça va pas fort…
Bénédicte reprit ces mêmes explications le souffle court et l’œil humide : divorce – séparation -enfants – trahison.
La voix de Natacha criait dans le haut-parleur :
- Non, prenez pas ces bières-là, elles sont pas fraîches. Prenez celle du cellier. Oui, je suis là, vas-y, dis-moi.
- Non je crois que je te dérange.
- Ben, en fait j'ai des invités à la maison, tu les connais pas, mais c'est bon, je peux fumer une clope avec toi.
Quitte à délaisser ses invités, autant en profiter pour se faire un petit rosé-clope, synonyme de convivialité et surtout de détente. Natacha avait toujours aimé fumer en buvant un verre d'alcool, surtout du vin. Et puis il fallait bien un petit remontant pour supporter les jérémiades de son amie qui se trouvait à plusieurs centaines de kilomètres de sa fiesta bougrement plus intéressante. Elle n'aimait pas les gens qui se plaignent ni les écouter geindre et se répandre. Jouer à la psy avec des pleurnichards qui n’assument pas les choix qu’ils ont fait, très peu pour elle. Natacha était du genre entraîneur de boxe, entre coach de vie personnelle et fouteuse de coup de pied au cul, spécialiste en secouage des ramollos.
La devise de vie de Natacha était claire et simple : on n’a rien sans rien dans la vie, il faut se bouger les fesses, les choses ne tombent pas toutes cuites dans le bec.
Bénédicte vivait l’un des moments les plus difficile de sa vie. Après 18 ans de mariage avec Gauthier et deux enfants supers, une maison champêtre et des beaux voyages, elle se rendait malade depuis 3 ans de ruminer sans pouvoir verbaliser qu’elle était malheureuse dans son couple avec Gauthier, dans sa vie de famille, dans sa vie de femme. Les disputes, les agressions, les reproches s'accumulent et le barrage cède. C’est une terrible souffrance que de faire ce constat, de n’y pouvoir rien changer en dépit des milliers d’efforts déployés ces deux dernières années. A quoi s’ajoutent les doutes, les regrets, les incertitudes et la culpabilité.
Oser imaginer une autre vie qui n’existera que si l’on détruit la première... Détruire sa vie actuelle…. Quelle responsabilité ! Acte égoïste ? Quand elle y pense, elle sent le sol se dérober sous ses pieds alors qu’un simple claquement de doigts pourrait tout foutre en l'air. En avait-elle le droit ? En aurait-elle le courage ?
Quelles seraient les conséquences pour Gauthier, pour les enfants, pour elle ? Quelle culpabilité, encore. Quels bouleversements !
Alors dans le répertoire téléphonique de Bénédicte, les noms féminins qu’elle pouvait appeler un samedi soir très tard et en pleurs ne se bousculaient pas au portillon. Elle avait appelé Natacha, la seule qui serait là pour la comprendre.
Chapitre 2 : deux cafés !
Quelques mois plus tard, Bénédicte répondait à l’invitation de Natacha pour fêter ses 50 ans. Elle y allait avec ses enfants et son futur ex-mari, avec qui les choses allaient et venaient au gré des discussions, des disputes, des sms et autres cafés pris dans le jardin. Parce que parfois, on ne se quitte pas en un claquement de doigt. Parfois, même si c’est ce qu’on veut, ça bouscule l’autre et donc soi-même. De toutes façons, elle ne se sentait pas la force d’aller à cette fête seule.
Trois petits jours, deux nuits en gite, une heure en tête à tête entre copine pour acheter des fraises et un gâteau, mais pas une minute de trouvée pour que les amies parlent du sujet brûlant de la vie de Bénédicte : sa grosse crise de couple. Dans le tourbillon des préparatifs et des choses à faire, des salades de riz aux tables à sortir, il n’y a pas eu de créneau, pas le bon timing. Même autour du café pris sur une terrasse ensoleillée, elle ont évité le sujet. Pourtant Natacha avait trouvé du temps pour dicter des sms en voiture décapotable, pour discuter avec le vendeur d’huitre, dire bon jour au prof de yoga, plaisanter avec la boulangère. Natacha est une fille très attachante, extravertie, bavarde, sociable. Toujours colorée de rouge et d’orange, même avec un jean et des converses. Ses oreilles scintillent, son cou miroite de mille feux. Mais son temps est précieux, contraint, serré.
Bénédicte, elle, avait pris plusieurs heures, avant de venir, pour lui écrire les paroles d’une chanson pour son anniversaire.
Le temps c’est relatif. C’est une éponge, mouillée et large pour les uns, sèche et resserrée pour d'autres.
Bénédicte aurait tant aimé se confier à la terrasse de ce joli café, une clope à la main, lunettes noires sur les yeux, et parler comme si tout cela n’avait pas tellement d’importance, alors que ça en avait tant pour elle.
Bénédicte repartirait le lendemain dans le SUV de son futur ex-mari avec ses doutes, ses questions, ses angoisses après que Natacha aura fêté dignement son demi-siècle, un peu moins bourrée que son mec.
Chapitre 3 : larguez les amarres
Bénédicte était repartie dans sa contrée avec des sentiments mêlés de déception, de colère, de tristesse et de solitude. Elle avait décidé que son amitié n’avait pas résisté à cette épreuve. Elle n’avait pas reçu d’écoute, pas de compassion, pas d’empathie. Peut-être une ou deux discussions au téléphone, saupoudrées de conseils basés sur le vécue d’une copine de Natacha, dont aucun point commun ne permettait de tirer un quelconque enseignement. Et puis elle s’en fichait, Béné, de l’autre copine divorcée, elle voulait parler d’elle, de sa situation, de ses problèmes à elle. Elle avait été là, elle, pour écouter les autres, maintenant c’était son tour d’être écoutée. Pendant quelques temps, Natacha avait envoyé des messages, des gifs, des photos, des vidéos en mode selfie d’elle en train de marcher et qui donnait à la vidéo ce tangage qui vous file la nausée. Bénédicte répondait peu, ne prenait jamais l’initiative des contacts. Elle boudait, c’était un de ses nombreux défauts. Natacha postait des citations sur l’amitié aussi, un peu cucul mais qui démontraient sa volonté à garder le contact, à rester en lien.
Bénédicte pensait qu’elles ne pouvaient plus être des amies. Bénédicte aimait se répandre sur ses états d’âme, elle adorait la psychologie, tourner les idées dans tous les sens, sans jamais vraiment se décider. Elle avait un tempérament lunatique, fragile même. Un trouble de l’humeur lui faisait vivre des montagnes russes émotionnelles, extrêmement pénibles pour elle et son entourage. Elle pensait que les amies, c’est là quand on en a besoin, pour les bons moments, les fiestas, les fous rires, les blagues graveleuses mais aussi pendant les avis de tempêtes. C’est parce qu’on est amie et que l’on se connait que l’on peut tout déballer sans craindre le jugement de celle qui écoute, qui procurera des mots apaisants, réconfortants même s’ils sont banals. Ou au contraire on peut prononcer que quelques mots étouffés, des bribes qui retraceront pour l’amie attentive toute l’histoire et ses non-dits. Pas question ici de savoir qui a tort ou raison, démêler le vrai du faux, l’amie n’est pas inspecteur de police. Son rôle, dans les premiers temps, est de soutenir inconditionnellement, comprendre même si c’est flou, réconforter même à distance, apaiser les brûlures. Le temps des éclaircissements et des conseils viendra, mais dans un second temps, quand l’amie en détresse aura retrouvé de l’air.
Bénédicte pensa qu’elles seraient désormais simplement des copines, avec qui on parle simplement du superficiel, du temps qu’il fait, d’une chanson qu’on aime. Mais rien de sérieux, de profond, de ces sujets qui nécessiteraient d’ouvrir ses entrailles, de se mettre à nu sans pudeur si honte.
Natacha était différente. Depuis sa jeune vie d’adulte, elle avait toujours joué à la bonne copine sur qui on peut compter. Être d’un côté, de l’autre, déménager les uns, dépanner les autres, accompagner Béné à l’hôpital, être toujours dispo, toujours pomponnée, toujours souriante. Elle avait donné. Avec les années, Natacha aussi avait eu son lot de merde : des décès toujours vivaces, des parents cannibales, des boulots stressants, du chômage même, des ennuis de santé récurrents…. Ce n’était pas la première fois que Bénédicte lui parlait de ses problèmes de couple. Natacha s’y connaissait plutôt bien en coaching amoureux et elle réussissait une belle relation avec son mari, basée sur l’amour, la confiance et le dialogue (selon ses dires). Or la relation de couple de Bénédicte était tantôt merveilleuse, tantôt catastrophique. Les montagnes russes, en somme. De toutes façons, Bénédicte n’entendait que ce qu’elle voulait, et si on n’allait pas dans son sens, elle boudait.
Alors répondre à un appel de détresse - même d’une amie - en pleine nuit, c’était plus possible. Natacha avait une vie rangée et honorable, elle était mariée et heureuse, deux enfants adorables, une jolie maison qu’elle et son mari retapaient depuis 10 ans, et un gros chien. Elle avait besoin de sommeil (qui lui faisait souvent défaut) et elle prenait soin d’éviter les migraines. Oui, Natacha avait assez donné et elle devait penser à elle. Alors se cogner la merde des autres, non merci. Elle ne voulait pas se laisser tirer vers le bas. Il faut penser po-si-tif, garder le smile.
Toujours.
A n’importe quel prix.
Pourtant, elle en avait fait les frais psychologiquement et physiquement : beaucoup de kilos en trop, de l'eczéma, des allergies, des étouffements, des insomnies, des blessures au sport ou à la danse. Pourtant elle s'était bougé : régime, sport, marche, salsa, sortir le cleb… surtout ne pas se laisser aller ! Mais c'est à croire que sa carapace – de plus en plus lourde à porter - la ralentissait au lieu de l’aider à fonctionner, un peu comme des sables mouvants qui vous immobilisent pendant que vous vous débattez. Et bien que ralentie par les nombreuses manifestations psychosomatiques, elle continuait à vouloir tout gérer, à tenter de maitriser un quotidien qui n’en fait souvent qu’à sa tête.
Et tant pis si certains restent sur le bord du chemin. Ils n’ont qu’à se sortir les doigt du cul.
Chapitre 4 : la mue
Peut-on pardonner à quelqu’un d’être ce qu’il est ? Peut-on changer les gens ? Si on les aime, faut-il simplement accepter leurs qualités et leurs défauts ? Jusqu’à quel point ? Natacha ne sait pas écouter ? Bien, qu’elle n’écoute pas alors. Mais si son amie Béné en a besoin ? Alors Béné doit certainement trouver ailleurs une amie capable de faire cela. C’est ça. Trouver une autre amie.
L’amitié n’est pas figée comme des personnages sur une photo. Les souvenirs sont les fondations, les moments présents partagés sont autant de pierres qui consolident le mur de l’amitié. Et les gens changent : en devenant parent, au contact de leur conjoint et de leurs patrons. Les gens changent de de valeurs, de parti politique, ils changent de couleur de cheveux, de destination de vacances, prennent un chien quand d’autres ont des chats, bref ils mutent. Et on est plus les mêmes personnes à 25 ans qu’à 50.
L’amitié n’est pas immuable.