Le Tableau
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Le Tableau
Le clac des fermoirs en plastique précède le cliquetis des appareils photographiques. Les objectifs pointent sur lui, bien que la plupart aient, maintenant, été remplacés par des smartphones. Le groupe s’est arrêté devant lui. La guide prend position, à sa droite, à côté du panneau explicatif sur lequel elle pourra jeter un œil discret, en cas de trou de mémoire. Lui la connaît bien. Elle fourche régulièrement sur les dates mais n’a pas son pareil pour décrire son mouvement, sa lumière, son âme. A ses yeux, c’est bien plus intéressant que de savoir s’il a été peint en 1801 ou en 1804. Il les connaît trop bien, lui, les touristes féru·e·s de dates qui la reprennent à la moindre confusion chronologique ou parce que sa dyslexie reprend le dessus et qu’elle présente Jean-Louis David. C’est Jacques-Louis David. Elle s’en rend compte, bien sûr, mais c’est trop tard, déjà. Cette dame, petite, au premier rang depuis le début de la visite, veste pourpre sur le dos, de grosses bagues aux doigts, le cheveu court, grisonnant, a fait une moue et tapé du coude son mari. Il est à peine plus grand, le crâne faussement dégarni, une petite paire de lunettes épaisses, un cardigan un peu usé, il manque le dernier bouton, une moustache soignée. Au coup de sa femme, il reprend la guide. Il le dit sur un ton doucereux, comme s’il voulait l’aider. Il le dit suffisamment fort, il le sait, pour que tout le groupe l’entende, et éventuellement les autres guides présent·e·s dans la salle. Il voulait la corriger. Il procédait de la même manière avec ses classes. La guide n’en prend pas ombrage, elle est habituée. Elle ne sait pas si c’est un ancien prof ou l’un·e de ces touristes qui ont potassé leur guide vert juste avant la visite pour pouvoir la mettre en défaut. C’est une même engeance. Elle les méprise, celles et ceux qui pensent que l’Histoire et l’Art sont avant tout une somme de dates et de connaissance à recracher par cœur. Celles et ceux qui ne se sont jamais intéréssé·e·s aux processus plus profonds, plus complexes, que ces dates devraient, en principe, seulement aider à ancrer dans nos esprits pour comprendre, au moins un peu mieux, les mondes d’hier, d’aujourd’hui et de demain.
Elle le remercie, en souriant. L’œuvre admire son hypocrisie. Le couple regarde dorénavant la guide avec un air inquisiteur, et acquiesce de la tête à chacune des informations — la fin de la République, la difficile campagne d’Egypte, la deuxième campagne d’Italie, le retour de Napoléon, le Consulat, véritable tournant de l’Histoire — qu’elle glisse dans son propos. Ils sont, soudainement, arbitrairement, devenus les garants scientifiques du reste de la visite. Une large moitié du groupe n’a pas remarqué cette passe d’arme qui se joue au premier plan. Ils écoutent les audio-guides, flashent les QR codes, et suivent l’itinéraire de la visite guidée. Avaient-ils trop peur de se perdre ? Le tableau sait que le musée est grand— il a déjà changé de place à plusieurs reprises — et qu’il est aisé de manquer une salle, ou deux. Mais entre le dépliant, le plan numérique qu’ils ont téléchargé au préalable et l’audio-guide qui leur indique, à la fin de chaque description, quelle porte prendre ou quelle nouvelle œuvre aller voir… Il remarque, pour lui-même — il n’est, de toute façon, pas en mesure de s’exprimer de manière intelligible — que ces gens doivent avoir un sens de l’orientation bien limité. La guide termine son propos. Elle répond à quelques questions du couple. Elle sait que c’est une interrogation, toutes les réponses aux questions posées sont dans le guide qu’ils ont en main. Un visiteur, il ne fait pas partie du groupe qui a payé pour la visite guidée, jeune, probablement étudiant, l’interroge sur une curiosité qu’il a aperçue dans la salle. La guide essaie de lui répondre, elle n’y avait jamais prêté attention, ses collègues non plus, à sa connaissance, mais la femme l’interrompt. Elle répond à côté de la plaque, c’est certain et l’étudiant et la guide échangent un regard complice. Il prend congé du groupe en souhaitant bon courage à la guide. Elle devine comment il occupe ses étés pour payer ses études. La guide agite le drapeau bleu roi fixé au bout d’une petite antenne télescopique et le groupe se remet en marche.
La dispersion du groupe soulage les quatre personnes assises sur la petite banquette installée en face du tableau. L’œuvre ne se sent jamais plus œuvre qu’à ces instants. On la croque, on la copie, on l’étudie, on la peaufine, on l’esquisse, on la scrute, on la décortique. On ne l’atteint jamais. Elle aime ces regards aiguisés, posés sur elle, qui ont, pour ultime but, de lui faire perdre toute intimité. Ils n’y parviendront pas. Les croqueurs — trois femmes, un homme — échangent et comparent leurs réalisations. Celle-ci pense que ce geste n’est pas le bon, celui-là trouve que l’œil du cheval n’attire pas assez le regard. Ils dessinent au fusain, ils ne le coloreront probablement pas. Ils se focalisent sur la figure principale. L’équidé se cabre dans sa robe crème — non mais t’as vu la taille des fesses de mon cheval ? — une main gauche le tient fermement par la bride, une main droite, dirigée vers le ciel, encourage, ordonne, galvanise. La figure de l’homme est sereine, juvénile — on dirait un gamin le mien — et déterminée. Drapé d’un manteau qui laisse s’engouffrer le vent — t’arrives à lui donner du relief au tissu, toi —, paré de son uniforme de général de la Révolution, coiffé de la cocarde tricolore, armé d’un sabre à la mamelouk, Napoléon Bonaparte se dresse. Le tableau jubile. Oh, il a été copié très tôt, dès sa première réalisation. Lui-même est une copie, il a été commandé à plusieurs reprises. Quel plaisir de se sentir si difficile à reproduire, quelle joie de se sentir chef d’œuvre !
Un nouveau groupe vient s’installer devant le cadre, un peu plus bruyant, un peu plus nombreux, un peu plus grouillant. C’est une sortie scolaire. Voilà qui finit de décourager les quatre apprentis d’un jour de David, qui referment leurs carnets à croquis et s’accordent une pause en écoutant la classe. Le brouhaha détonne dans l’ambiance feutrée du musée, une agréable rupture. Le maître gère bien les choses. Il est encore assez jeune, la trentaine passée probablement, ce qui ne l’empêche pas de faire preuve, déjà, d’une belle expérience. Il fait asseoir sa classe devant le tableau, il les fait participer, il les fait s’approcher par petits groupes, il les félicite. Il se sent au moins tout aussi fier que le général victorieux devant lequel il se trouve. Une fillette, à droite, au troisième rang n’écoute pas du tout son professeur. Son regard vagabonde sur la toile, son esprit est au milieu des montagnes, sa main caresse la croupe du cheval. Elle se focalise alors sur ce qui est écrit, en bas à droite du cadre, c’est gravé dans la roche. Elle s’éloigne du cheval, toujours cabré et bien en équilibre bien que ça fasse plusieurs minutes qu’elle le câline, s’accroupit sur les pierres claires et laisse glisser ses doigts sur les interstices. Personne ne la remarque. Elle reconnaît des lettres, elle ne sait pas les lire. Elle sort alors du cadre, revient dans la galerie du musée, lève haut la main, la tire avec son autre bras, pousse sur ses cuisses, la bouche entrouverte, interpellant l’instituteur. Il est indispensable qu’il la remarque, sa question est primordiale. C’est bon, il la voit, il lui donne la parole. Elle pose sa question, fait part de son extraordinaire découverte. Elle se fait rabrouer. Elle ne comprend pas. Ils viennent d’en parler, c’est exactement ce qu’il vient d’expliquer. Comment peut-elle le savoir, elle était, alors, dans les Alpes. Là où sont passés Hannibal, Charlemagne et Bonaparte, ce sont leurs noms qui sont gravés. Elle ne le saura pas, mais elle pourrait, elle aussi, dorénavant, y graver son nom. Elle y était, avec eux. Le tableau se prend de tendresse pour l’enfant. Il les aime, celles et ceux qui prennent le temps de le découvrir par eux-mêmes. Bien sûr, ils ne surprennent jamais rien de nouveau. Il a été étudié, bien trop de fois déjà, de nombreux articles ont été publiés par les plus grand·e·s spécialistes. Mais ils sont chacun habités par cette flamme, cette sensation intense d’avoir vu, trouvé, découvert ce détail, cette particularité et de pouvoir s’en émerveiller, comme s’ils étaient seuls à la connaître. Un secret qu’ils partagent avec l’œuvre, un lien qui les unit à jamais. Jaloux, malicieux, ils n’en parleront, la plupart du temps, qu’à la fin de la visite. Eh, sur le tableau de Jean-Louis David, tu les as vues, toi, les inscriptions gravées ? Et les soldats qui poussaient les canons ? Ils auraient pu le faire remarquer avant. Ils auraient alors brisé l’intime relation qui venait de naître entre eux et l’œuvre. Oui, le tableau les aime.
Les enfants se relèvent et s’éparpillent dans la galerie. Les dessinateurs en profitent pour finir de ranger leur matériel et s’en aller à leur tour. Quelques touristes défilent devant l’œuvre, restent plus ou moins longtemps, lisent l’écriteau, le guide, le dépliant fourni à l’accueil du musée ou ne lisent rien, puis s’en vont. Ils sont surtout venus pour la galerie, les appartements ou les jardins, pas particulièrement pour les tableaux. Un trio s’installe sur la banquette. Un couple et une accompagnatrice. Le couple passe une journée romantique à Versailles, c’est elle qui la lui a offerte. Ils ont loué, sur internet, les services d’une guide. Elle leur a fait un parcours avec les principaux points d’intérêts du château, les plus romantiques surtout. La jeune femme est une admiratrice de Marie-Antoinette, depuis qu’elle a vu les films. Le couple ne veut pas passer trop de temps devant le tableau, alors l’accompagnatrice le présente rapidement. La force qui s’en dégage, la puissance que l’on ressent, la magnificence du geste, du trait, de l’homme… Le modèle du portrait équestre, cette impression que l’on pourrait, en fait, être devant une statue de marbre monumentale, l’empereur — futur, en fait. Oui, je fais partie de ces gens qui reprennent les guides — en majesté, la dimension souveraine de l’art et son intemporalité. Le couple écoute, passionnément, en se tenant la main. Elle aborde maintenant Jacques-Louis David, le père de l’œuvre. Le tableau n’apprécie guère qu’on parle de « père ». Il a été peint par ses assistants déjà. Quel père laisse d’autres hommes fabriquer ses enfants ? Quel père en fait faire des copies ? Quel père réalise son enfant sur commande ? Quel père pourrait se passer d’une mère ? Quel père décide la manière dont il façonnera entièrement son enfant ? L’œuvre préfère qu’on lui attribue un peintre, un artiste, un créateur, un concepteur, mais pas un géniteur. Le trio repart rapidement, leur visite est millimétrée. Une promenade sur le grand canal les attend, dans le jour tombant.
La galerie se vide peu à peu, la fin de journée approche. Deux jeunes femmes errent encore parmi les œuvres, sous l’œil d’un gardien qui surveille sa montre pour déterminer à quel moment il pourra, légitimement, leur demander de partir. Elles se figent devant le « Napoléon franchissant le col du Grand Saint-Bernard ». L’une d’elle reste époustouflée devant cet homme qui a changé la face du monde et posé son empreinte sur la destinée de la France, ce qui flatte un peu plus encore le tableau. Elle admire le moment, la brillante campagne d’Italie, le stratège, maître de l’art de la guerre, celui qui a fait de la France d’alors l’Etat le plus puissant au monde, capable de tenir face à l’Europe coalisée. L’autre semble moins réceptive, attisant la curiosité de sa compagne.
« Je ne peux pas m’empêcher de me poser la question, souffle-t-elle. Oui, l’œuvre est belle, l’homme est incontournable, mais est-ce qu’on peut encore, aujourd’hui, admirer la représentation d’un homme qui a plongé l’Europe dans la guerre, établi une dictature en France, rétabli l’esclavage dans les colonies, muselé la presse et l’opposition, bafoué la démocratie en la vidant de tout son sens, tout ça sous couvert de prolonger la Révolution, tout en amenant par son entêtement au retour de la monarchie… »
Le gardien intervient alors, chemise retroussée, laissant apparaître sa montre, une imitation plaquée or. Les deux jeunes femmes s’éloignent, laissant le tableau et cette question qui ne le quittera plus : « De quoi suis-je vraiment la représentation ? »