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Sans un seul mot 6/9

Sans un seul mot 6/9

Pubblicato 17 apr 2023 Aggiornato 27 apr 2023 Cultura
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Sans un seul mot 6/9

Angelo était en train de cirer les tables de la salle commune en pensant qu'il elles étaient vraiment devenues très belles après qu’il les avait bien frottées et qu'effectivement leur entretien était décidément plus facile. Au soir il suffisait un coup de chiffon et la pièce retrouvait vite bon allure. Il avait effectivement économisé un demi-heure de travail après la fermeture de l'auberge. Il repense aux mots “une demi heure en plus de repos pour le patron”, que Anna lui avait souhaité, le jour après son arrivée, en lui suggérant de bien cirer les tables. Il songe que jamais personne ne s’était soucié de sa fatigue, ni de son repos, ni les gens de sa propre famille, tout comme dans le maquis. Pourtant il s’était donné beaucoup de mal, dans la vie, pour beaucoup de monde. Puis, il fallait avouer qu'il aimait le bois. Rien qu'à l’avoir entre les doigts, ça le calmait. Depuis quelques années il le travaillait même. Il en avait pris l’habitude pendant la guerre. Il faisait des objets d’usage commun, sur lesquels il sculptait quelques chose. Parfois il s’agissait juste d’un profil taillé sur un bâton de marche, parfois de quelque chose de plus complexe. Il les offrait aux amis, aux clients de l’auberge qu’il trouvait plus sympathiques. Depuis que Anna était arrivée, il avait commencé une vraie sculpture. C’était la première de sa vie. Il faisait cela dans sa chambre, la nuit, ou le matin quand l’auberge était fermée. C’était une Vierge, qui allait avoir la tête d’Anna. Mais pour le moment il en était qu’au ventre. Il avait commencé par les bas. Anna avait les cuisses de quelqu’un qui avait traversé des pays entiers à pieds. On le devinait sous les vêtements qu’elle portait, et aussi à sa manière de marcher. Cela lui plaisait. Il était un homme très grand, très solidement bâti. Les filles frêles aux jambes sveltes qu’il enchantaient par leur grâce, le peu de fois qu’il les avait déshabillées il leur avait demandé de se rhabiller sans y toucher, en attirant l’avalanche d’insultes inévitables de la part des filles qui ont l’habitude d’être considérées très attirantes et qui s'insupportent de ne pas l’être pour tous. En réalité, il lui donnaient l’impression d'appartenir à une autre espèce que la sienne. Un peu comme un lion qu’on essayerait de faire accoupler avec des chats. Il avait fini par choisir des solides femmes de la ferme, qu’il trouvait dans les champs des îles de la Lagune Nord. D’autant plus que les fermières s'en foutaient de tout. Il pouvait passer plus de temps avec la tête entre leurs seins se faire consoler de tout ce qu’il ne pouvait pas raconter, qu'à honorer leur beauté avec un long tribut de ses reins, comme s’attendaient les très admirées femmes du centre ville. En plus il ne devait rien payer, il aidait à toutes les moissons, aux vendanges;  dès qu’il pouvait, il dépannait d’argent les familles, vu qu’il en n’avait pas une à entratenir. Il donnait un coup de main quand il le fallait dans toute sorte de situation. De temps en temps, quand il pauvait, il allongeait sa main, et il tentait sa chance... parfois il y recoltait des refus, sans aucune réprimande - tout le monde le connaissait et tout le monde savait ce qu'il valait - parfois la racolte était bonne et il s'en rejuissait, comme de toute  abondante moisson. Si jamais il voulait être en paix avec sa conscience, à cause d’assiduitées qui finissaient par se créer parfois sans une raison précise, il lui suffisait d’offrir une bouteille de whisky américain au mari, qu’en général appréciait ce type d’attention bien plus que l’absolue fidélité d’une femme qui avait dû se débrouiller en tout, les longues années où ils avaient du déserter le toit et le lit conjugale en ne pouvant pas déserter le front. Aucun mari ne s’était jamais plaint. Angelo évitait d’instinct tous les mariages où une incartade aurait pu créer des vraies ennuies. Il avait le don de ménager les ménages de sorte que jamais un seul incident diplomatique s’était produit depuis qu’il avait ouvert l’auberge dans l’île. Puis Anna était arrivée et tout cela avait cessé. Les maris étant bien plus chagrinés en découvrant que désormais il n’y avait pas d’autre moyen que de le payer, l’excellent whisky d'Angelo, quand on voulait en boire, que les femmes dont Angelo ne sollicitait plus les bonnes grâces. Elles continuaient à le regarder avec très grande tendresse. Entre elles l’appellaient “notre Angelo” comme l’on disait “notre chapelle”, “notre clocher”, “notre saint patron” dont elles avaient fleuri l’autel à tour de rôle. Voir Angelo enfin “rangé” - même si d’une manière si insolite - avait fini par attirer des sympathies inattendues sur Anna. Tout le monde voulait le savoir heureux. Et même si Anna n’était pas le genre de bonheur qu’on avait imaginé au départ, une chose était évidente: Angelo l’aimait d’amour, et cet amour lui faisait du bien.

De son côté, Angelo n'avait jamais "tenté sa chance", avec Anna. Même s'il ne pensait qu'à cela depuis qu'elle avait mis les pieds dans l'Auberge. Il voulait quelque chose de completement différent, mais il ne savait pas par quoi commencer. Il pensait aux mots du Prièure du Monastère des Arméniens, il l'avait cru, quand il lui avait dit que son amour la protegeait, même s'il ne savait même pas de quoi, et encore moins de quel type d'amour était celui dont Anna vivait. Il n'avait jamais entendu un moine parler d'amour, sinon de l'amour de Dieu ou de celui envers le prochain. Pourtant il était évident que le Prièure avait bien compris quel type d'amour Angelo éprouvait pour Anna et il visiblement il approuvait. 

Quelques semaines après son voyage chez les arméniens, Angelo et Anna s’étaient croisés sur le pas de la porte. Leurs deux corps s’étaient frôlés. Elle avait senti le désir d’Angelo. Il avait retenu le souffle, il avait peur de sa réaction face à la manifestation si évidente de ce qu’il éprouvait pour elle. Elle était resté immobile quelques instant, puis lui avait embrassé la main en regardant loin, vers un point indéterminé de la pièce, avec les yeux pleins de mélancholie ou de nostalgie, il n'aurait pas su le dire, et elle avait continué son chemin, sans un sol mot. Angelo était monté dans sa chambre. Il avait fermé la porte à clé et il s’était assis sur le lit, la tête entre les mains. Il ne connaissait que deux sortes de femmes: des dames sérieuses qui dans un telle situation lui auraient lancé un regard méprisant, voire asséné une gifle, les femmes lascives qui auraient décidé d’aller plus loin avec lui. Mais rien de pareil lui était jamais arrivé, comme une sorte d’hommage à son corps d’homme qui réagissait à son corps de femme au delà de tout: de leurs peines, de leur passé, de cette souffrance d’après guerre qui n’avait pas un nom précis mais qui les pervadait tous les deux. Il s’était senti aimé pour la première fois de sa vie. Non pas convoité, comme un "bon parti" tel qu'il était avant la guerre; non pas apprécié, tel qu'il était depuis son retour du front. Il s'était senti aimé, pour ce qu’il était et c'était la première fois de sa vie. 

 

Tiré de: "L'Aubergiste", roman inédit, 2019

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