Relire Solal d’Albert Cohen. Une écriture prophétiqueLe peuple poète
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Relire Solal d’Albert Cohen. Une écriture prophétiqueLe peuple poète
Solal, un héros solaire
Publié en 1930, Solal inaugure le cycle romanesque qu’achèvera en 1969 la publication des Valeureux, mais il garde, par rapport aux autres étapes du cycle romanesque, une pleine autonomie narrative : débutant sur la maturité religieuse du héros éponyme, le roman se clôt sur sa mort et sa miraculeuse résurrection. Éternellement jeune, ce héros picaresque ne cesse de traverser les plus flamboyantes aventures, différent autant que faire se peut de ces personnages anémiques (pour paraphraser Cohen lui-même) qui peuplaient le roman français des années Vingt. La nouvelle édition présentée par Philippe Zard en 2018 resitue le roman dans le contexte du projet initial d’Albert Cohen, et lui restitue, entre autres, la conclusion que l’écrivain avait originellement prévue, en redonnant de ce fait à l’œuvre sa structure cyclique (l’histoire s’ouvre et se clôt à l’aube) et au personnage sa nature solaire :
Le soleil illuminait les larmes du seigneur ensanglanté au sourire rebelle qui allait, fou d’amour pour la terre et couronné de beauté, vers demain et sa merveilleuse défaite. Au ciel un oiseau royal éployait son vol. Solal chevauchait et regardait le soleil en face (p. 335).
Ce qu’un roman n’est pas
Avec l’ironie mordante qu’on lui connaît, Albert Cohen insère dans la deuxième partie de Solal une véritable déclaration de poétique romanesque, où il décrit le pire des romans possibles. Il s’agit de l’ouvrage que Jacques de Nons, à ce moment encore fiancé d’Aude de Maussane, vient d’offrir à Solal (lequel le parcourt « en sept minutes »). Il vaut la peine de la citer en entier, car ce contre-modèle en dit long sur l’idéal que l’écrivain poursuit dans son écriture :
C’était un roman de cent quatre-vingts pages aérées, intitulé Amitiés et dédié au prince de Tour de Taxis. Des images distinguées. Des prénoms masculins et féminins se mouvaient, se rejoignaient, s’éloignaient, poissons crevés. Un livre composé, équilibré, harmonieux, décanté, dépouillé. (Tous les adjectifs bénis des impuissants cristallins que n’a pas bénis le sombre Seigneur étincelant de vie, adorateurs du fil à plomb, habiles à corseter leur faiblesse et à farder leur anémie) (p. 163).
Le roman épuré des années Vingt en France n’est pas seul visé ici. C’est toute une idée de la langue « policée » (telle que Cohen la décrit dans son article sur « Le Juif et les romanciers français » en 1923), une manière d’organiser et d’ordonnancer un texte, d’où la véritable poésie (et par conséquent la vie elle-même) seraient exclus. Fonder un roman juif, ou plutôt écrire La Geste des Juifs (tel était le titre projeté du cycle romanesque dont Solal est le premier volet), signifie en effet pour Albert Cohen écrire en prophète.
Solal, le prophète clochard
Les quatre « esprits juifs » que Cohen décrit dans « Le Juif et les romanciers français » sont tous représentés par Solal. Il est « brûlant » quand il part à la conquête de l’Occident : « Il faut être fort et n’être pas sage. Haine aux moutons », se dit le jeune Solal avant de frapper son professeur de français pour obtenir une carte d’invitation au consulat (p. 111) ; il est « prophétique », et finit par embrasser pleinement l’espérance messianique dans la conclusion paradoxalement christique de son aventure ; « l’esprit de l’exil » se manifeste plusieurs fois dans le récit, et la mémoire du martyre ponctue le roman, en alternant avec les nombreuses scènes de reniement :
Et c’était pour cette race qu’il s’était battu plusieurs fois au lycée français contre ses condisciples chrétiens qui lui faisaient la vie dure et se moquaient de sa beauté qu’ils convoitaient […] mais l’amertume et l’inquiétude étaient venues avec le massacre des Juifs […] Il sourit avec fatigue et une science dans le regard (pp. 115-116).
Enfin, « l’esprit dissociateur » définit tout au long du roman l’attitude critique et mordante de Solal envers les institutions politiques et l’hypocrisie de cet Occident dont il est parti à la conquête : « Jacques devait aller à la Société des Nations pour y voir des amis allemands, autrichiens et anglais et échanger des points de vue oxfordiens » (p. 164). L’altérité juive incarnée par Solal se traduit dans une structure narrative que l’on peut aussi qualifier de prophétique, caractérisée par des rebondissements incessants et des illuminations constantes, prise dans un flux héroïque et lyrique qui rappelle les Mille et une nuits (l’un des modèles narratifs de Cohen) ou la littérature baroque. Comme la langue des prophètes n’est pas policée et logique, ainsi l’écriture de Cohen se veut la langue du « peuple poète » (p. 283) dans lequel Aude ne voit que des « larves » (Ibidem).
Un style prophétique
« Excessif », « ardent », « grotesque », « prodigue » : ainsi Solal qualifie le peuple juif dans cette confrontation avec sa femme. Tous ces qualificatifs pourraient s’appliquer au français de Cohen (« somptueux », comme Marthe Robert l’a défini en un entretien en 1993). Discontinu comme le discours prophétique, le style qu’Albert Cohen déploie dans Solal est parsemé de figures de rhétorique aptes à traduire une rupture syntaxique ou un renversement, comme l’hypallage, décriée par la rhétorique classique car elle bouleverse l’ordre des mots et ne correspond pas à aucun agencement logique, mais privilégiée par des auteurs comme Cohen ou Proust (dont le style paraît en filigrane, dans le roman, comme un clin d’œil souvent diverti de la part de l’auteur).
Dans l’hypallage les éléments du réel se bousculent dans un ordre qui est uniquement psychologique, dans la fulgurance lyrique de l’émotion : « Un tressaillement le réveilla, rempli de dégoût » (p. 116) ; « des corbeaux au regard antisémite crièrent que la patrie était en danger et s’enfuirent » (p. 165) ; la perception prime sur sa cause : « Dans le parc du consulat, des vers luisaient d’amour bleu » (p. 121) ; « les crinières des cavaliers crépitaient d’étincelles » (p. 123).
L’énumération et l’accumulation participent aussi de cette bascule syntaxique, qui permet au lecteur de vivre les émotions des personnages :
Dans le bois de chênes, roulée dans des couvertures, elle pensait à lui, le revoyait trait par trait. Elle [Aude] sortit la photographie qu’elle avait dérobée dans la chambre d’Adrienne. Il était beau, naïf, pénétrant, chaud, hardi, insolent, si courtois, bon, immense, diabolique et vivant (p. 187).
À la synesthésie Cohen confie la tâche de traduire l’intensité du monde sensible. Solal foisonne de synesthésies, où paraissent des réminiscences proustiennes, baudelairiennes, rimbaldiennes, sans que jamais l’originalité du style de Cohen ne soit entachée : « le soleil qui étagea sur l’amphithéâtre de Céphalonie des cubes jaunes dont les vitres éclatèrent en cris roses et verts » (p. 123); « Le lendemain, Solal se leva aux premiers rayons du soleil buvant à long traits la brume […] L’aurore glaçait de rose le ciel et de violet l’étendue sur laquelle, au loin, une sombre voile rouge se penchait et rêvait » (p. 166); « Renversée, la corbeille d’étoiles déversait tous ses parfums » (p. 122). Cette luxuriance sensorielle paraît paradoxale, si l’on pense que Cohen considérait l’éloignement de la nature et de sa force primordiale comme la tâche principale accomplie par le peuple juif pour « devenir humain ». Cette éthique de l’antinature est partout représentée dans l’œuvre de Cohen, et le chemin parcouru par Solal dans le roman en est exemplaire à ce propos.
Conclusion
En effet, le paradoxe n’est qu’apparent. La mission humanisante du peuple juif, qui perce très clairement dans la dynamique Orient-Occident mise en œuvre dans le roman (Solal “conquérant” l’Occident mais finalement le quittant dans sa marche vers le Soleil naissant), est traduite très efficacement par la dislocation linguistique du style de Cohen.
Les figures de renversement syntaxique peuvent être lues comme une traduction stylistique de cette tension entre l’Orient et l’Occident dont Solal est le réceptacle douloureux. Le goût de l’excès et la prolifération paraissent comme le pendant esthétique de la monstruosité éthique dans laquelle Solal se débat, prisonnier qu’il est de l’animalité et du paganisme occidentaux jusqu’à son rachat par la mort et la résurrection finales. Non par hasard, les magnifiques métaphores animales qui dessinent le corps de Solal sortant de l’eau du lac de Genève (« Des boucles noires ruissellent et un dieu s’élève hors de l’eau […] Elle voit le jeu des muscles de Solal, serpents enlaçant leurs rondeurs inégales », p. 166) rappellent des expressions similaires dans l’article que Cohen consacra, justement, à l’éthique de l’antinature qui s’oppose au nazisme (« Combat de l’homme », 1942).
La « haine aux moutons » du jeune Solal incarne l’instinct de l’homme naturel, que Solal tente tout au long du roman de dépasser. La dynamique reste ouverte, et le style en représente la circulation sanguine (littéralement, car le style du premier écrit de Solal, la description d’une femme nue, est qualifiée de « gouttes involontaires de son sang », p. 119). La vérité, elle, paraît obscure uniquement à ceux qui ne savent pas la chercher. Elle n’est pas dans les mots, mais circule dans leur mouvement incessant :
- C’est ce qui est entre les mots, dit le petit oncle, et qu’on éprouve dans la joie. Il se fit donner des boulettes de viande aux épinards, s’installa dans un coin d’ombre de la grande cour, mangea et d’endormit, un morceau de pain entre les dents (p. 106).
Au petit oncle Saltiel est donc confiée cette parole pure qui n’a rien de policé, ce « français pas comme eux », dont Cohen raconta en de nombreux entretiens radiophoniques que ses camarades de lycée l’avaient accusé de parler. Et qu’il choisit d’écrire, ce français « somptueux».
Bibliographie
Œuvres d’Albert Cohen
Solal, Paris, Gallimard, 1930, renouvelée en 1958
Belle du Seigneur, édition établie par Christel Peyrefitte et Bella Cohen, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1986
Œuvres, édition établie par Christel Peyrefitte et Bella Cohen, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade » [contient : Paroles Juives, Solal, Mangeclous, Le Livre de ma mère, Ézéchiel, Les Valeureux, Ô vous, frères humains, Carnets 1978, « Churchill d’Angleterre ».
Solal et les Solal. Solal, Mangeclous, Les Valeureux, Belle du Seigneur, éd. Philippe Zard, Paris, Quarto Gallimard, 2018 [Solal pp. 83-335].
Articles d’Albert Cohen :
« Combat de l’homme », sous le pseudonyme de Jean Mahan, La France libre, vol. IV, n. 23, 15 septembre 1942, pp. 348-355 ; édité aussi dans Solal et les Solal. Solal, Mangeclous, Les Valeureux, Belle du Seigneur, éd. Philippe Zard, Paris, Quarto Gallimard, 2018, pp. 1621-1633 [présentation par Philippe Zard, pp. 1617-1620].
« Le Juif et les romanciers français », La Revue de Genève, n° 33, mars 1923, p. 340-351.
Entretiens :
Interview d’Albert Cohen dans l’émission Apostrophes :
https://vimeo.com/search?q=Albert+Cohen
Bibliographie sur Albert Cohen
Boissonnas-Tillier Anne-Marie, « À propos de la première version de Belle du Seigneur 1935-1938, inSolal et les Solal. Solal, Mangeclous, Les Valeureux, Belle du Seigneur, éd. Philippe Zard, Paris, Quarto Gallimard, 2018, pp. 1637 [présentation de Philippe Zard] - 1645
Philippe Gilles et Piat G. éds., La langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Paris, Fayard, 2009 [entrée à Albert Cohen et le monologue intérieur].
Schaffner Alain, Albert Cohen, le grandiose et le dérisoire, Carouge-Genève, Zoé, 2013
Zard Philippe, La fiction de l’Occident : Thomas Mann, Franz Kafka, Albert Cohen, Paris, Puf, 1990 [édition numérique].
Zard Philippe, « Solal et les Solal : le roman introuvable », in Solal et les Solal. Solal, Mangeclous, Les Valeureux, Belle du Seigneur, éd. Philippe Zard, Paris, Quarto Gallimard, 2018, pp. 11-23
Zard Philippe, « De Cervantès à Cohen Doncuichottisme et littérature dans l’œuvre de Cohen », en linge (http://www.atelier-albert-cohen.org/index.php/liste-des-articles-en-ligne/149-de-cervantes-a-cohen-par-philippe-zard.html)
Sitographie