Meurtre à Santo Antao
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Meurtre à Santo Antao
(Cette nouvelle a été publiée dans le recueil de nouvelles "Adagio Affettuoso" chez Yvelinédition)
Paulo Soarès rassembla toute son énergie et concentra tous ses sens. Assis dans son vieux fauteuil tournant en bois vernis, la tapette dans la main droite, il ne bronchait plus. Avec une lenteur infinie et à peine perceptible, il leva son bras droit de quelques centimètres. Son regard était fixé sur cette guêpe qui l’énervait depuis une bonne dizaine de minutes. Ses yeux ne cillèrent plus. Avec son teint de bronze – qu’il tenait de sa mère d’origine indienne – et la sueur qui donnait à sa peau une légère brillance, on aurait juré une statue. La guêpe voletait autour de la lampe de bureau, puis autour de son pot à crayons (une noix de coco vidée et aplatie sur le fond par un coup de scie). Il attendit qu’elle se posât sur le sous-main. En un centième de seconde, la tapette s’abattit sur la guêpe, ne lui laissant aucune chance de s’échapper. Paulo sourit. « Je l’ai eue ! » pensa-t-il, satisfait.
Il n’y avait pas grand-chose à faire dans ce bureau de police de Porto Novo, le seul port d’accès à Santo Antao, cette île de l’archipel du Cap Vert. Cela faisait maintenant quinze ans que Paulo Soarès avait été nommé officiellement Inspecteur de police de l’île. C’était en 1991. Toutefois, depuis pratiquement l’indépendance, c’est à dire en 1975 – il n’avait pas vingt ans – il était déjà le représentant de l’ordre de cette communauté. Il connaissait donc pratiquement tout le monde à Porto Novo. A part quelques menus larcins perpétrés par des gosses miséreux, le plus souvent auprès de touristes aisés, ou bien une bagarre entre marins et marchands un peu trop imbibés de « grogue », l’alcool fort du pays – le meilleur rhum de tout l’archipel, dit-on –, l’activité policière était réduite à des promenades ostentatoires destinées à afficher l’autorité, ou à aider les gens à résoudre leurs différents en leur expliquant la Loi et les divers règlements. Paulo devait aussi prendre des nouvelles des villes du nord en téléphonant chaque jour vers quinze heures au Sergent Da Silva, situé, lui, dans la luxuriante ville de Ribeira Grande. Quelquefois il y avait aussi des accidents sur la route pavée qui reliait Porto Novo à Ribeira Grande, la fameuse « estrada da corda » commencée au début du XIXe siècle et dont la construction avait duré trente ans et avait fait tant de morts. Une route en perpétuelle réfection par une équipe de cantonniers aguerris à la taille dangereuse de cette roche coupante comme le rasoir, travaillant parfois au bord de précipices de plus de mille mètres. Ah ! Il avait bien de la chance, Da Silva, de vivre de l’autre côté de ce bloc rocheux volcanique, planté dans l’océan, avec ses pics dépassant mille cinq cent mètres et ses précipices effrayants. Car le nord était une région bénie des Dieux : alternance de pluies et de soleil, végétation riche, une sorte de jardin d’Eden où tous les fruits et légumes exotiques de la création poussaient tout seuls comme par enchantement. Alors qu’au sud de l’île ce n’était qu’un désert aride et brûlant de pierre volcanique grise, où pas un seul arbre n’avait pu encore prendre racine, mais où se situait le seul port de l’île et donc la seule liaison possible avec le reste de l’archipel.
Paulo vida d’un trait le fond de grogue qui restait dans son verre, puis sortit. Il avait une bonne heure devant lui avant de téléphoner à son collègue du nord. Il souleva sa casquette pour relever sa mèche noire et luisante, s’essuya le visage avec son mouchoir pour étancher la sueur qui dégoulinait de son front, et l’enfonça de nouveau. On lui avait bien installé un système d’air conditionné, il y avait peu de temps, mais celui-ci ne fonctionnait plus depuis plus d’un mois et seul le ventilateur du plafond tentait de brasser, sans vraiment le rafraîchir, cet air chaud et sec. Le réparateur ne pourrait venir que dans un mois ou deux, et encore, si tout allait bien.
Paulo se dirigea tranquillement vers le quai du port où devait arriver un ferry. A cause de la chaleur tropicale il n’y avait pas grand monde dans les ruelles. A part quelques gamins qui jouaient et deux ou trois femmes qui ramassaient des restes de pastèques et de bananes tombées des camions lors du chargement du matin, il n’y avait que des oiseaux criards. Sur la mer, c’était la même chose : pas un seul bateau en vue. Les barques multicolores des pêcheurs, partis tôt le matin, étaient déjà toutes rentrées. Au bout de la jetée, quelques enfants s’amusaient à plonger dans l’eau verte extraordinairement transparente. Puis, venant de l’Est, Paulo vit arriver le ferry, minuscule silhouette sur l’horizon, sans doute en provenance de Sal, Santiago ou Sao Vicente. Il marcha jusqu’à la capitainerie où Antonio Vieira se tenait sous le store devant la porte, la casquette à la main, attendant lui aussi le ferry. En fait, ce qu’ils appelaient le « ferry » n’était qu’un vieux bateau de pêche japonais reconverti depuis les années 80 en transport de passagers et de marchandises. Rien de luxueux. Au contraire, tout y était mélangé : vaches, bananes, touristes, et quelquefois une voiture ou un tracteur fixés sur un assemblage de planches dressées en travers. Les minutes paraissaient longues : le bateau semblait ne pas avancer. Enfin il accosta et une dizaine de personnes en descendirent. « Encore des touristes ! » pensa Paulo avec un brin de lassitude. Il les accueillit et vérifia leurs passeports. Comme d’habitude il ne s’agissait que d’européens : anglais, suisses, français et hollandais. « Des suisses ! Comme s’ils n’avaient pas assez de montagnes là-bas ! » se dit Paulo. Parce qu’en réalité, les quelques touristes qui venaient dans l’archipel du Cap Vert et, particulièrement sur cette île, recherchaient essentiellement les frissons de l’escalade ou bien les randonnées sauvages sur les chemins escarpés du massif volcanique, et non la douceur des plages, d’ailleurs quasi inexistantes à Santo Antao. Tout était en ordre. Paulo tenta de répondre de son mieux, mélangeant anglais, portugais et français, aux questions que lui posaient les arrivants. Puis, comme à chaque arrivée de bateau, en quelques minutes une foule d’hommes et de femmes sortis d’on ne sait où envahirent le quai. Les uns chargés de paniers de fruits et de bouteilles de grogue, d’autres proposant des amulettes, des plans de l’île, de petits objets artisanaux sculptés dans des noix de coco, des journaux, des friandises, etc. Arrivèrent aussi trois « aluguer » brinquebalants, c'est-à-dire les taxis locaux. Tout avait l’air de se passer sans problème. Les touristes regardaient leurs cartes, posaient des questions aux aluguer. La plupart possédaient de très bonnes descriptions du lieu rédigées par les agences de voyage. Tous étaient informés qu’à Porto Novo il n’y avait pas une seule chambre d’hôtel et que les rares endroits pour dormir se situaient de l’autre côté de l’île. De toute façon, ce type de touristes ne recherchait pas le confort des marinas et autres clubs de vacances des autres îles. Pour Paulo, cela les lui rendait plus sympathiques. Paulo passa quelques minutes à discuter avec le capitaine du port, évoquant des souvenirs récents, prenant des nouvelles de la météo prochaine, de sa femme et de ses enfants. Puis tous deux se saluèrent et Paulo rejoignit lentement son bureau.
Il regarda sa montreI Il était quinze heures passées de quelques minutes. Paulo prit le combiné du téléphone et appela son collègue du nord. Au bout de trois sonneries, celui-ci décrocha.
— Buon Día ! Jorge. Quelles sont les nouvelles ?
— La routine, Chef, la routine ! Deux touristes sont passés me voir très tôt ce matin pour savoir si les nuages des sommets allaient se dissiper, parce qu’ils voulaient faire des descentes en rappel dans le précipice, tu sais, près de Fajà de Cime. A mon avis ils ont dû être en plein brouillard ce matin. Y a que maintenant que les cimes sont dégagées.
— Bon ! Ah ! Encore des touristes arrivés au ferry de Sao Vicente. Ils sont une dizaine et se sont répartis les aluguer pour aller sur Ribeira ou la Vale do Paul. Y a même un couple suisse, cette fois. Allez, tu embrasses ta famille. Je passerai te voir demain.
Paulo ouvrit son tiroir de gauche et sortit le carnet de bord dans lequel il notait chaque jour tout ce qui se passait. Il l’ouvrit, inscrivit la date et, comme de nombreuses fois, y inscrivit les mots : « Rien à signaler ». Puis il bourra sa pipe de tabac et l’alluma. Ensuite, il mit en marche le poste de télévision car c’était bientôt l’heure de la retransmission du match de foot du tour préliminaire de la Coupe d’Afrique des Nations. Peu avant le coup de sifflet final, on frappa à la porte. Paulo invita à entrer. Deux touristes se présentèrent dans l’encadrement : un couple d’une quarantaine d’années environ. L’homme s’adressa à Paulo.
— Bonjour Monsieur.
— Inspector Soarès ! répondit Paulo avec un brin de vanité.
— Oui, Inspecteur. Hé bien… Voilà… Nous sommes français. On habite à la résidence Vale do Paul. Ce matin on est parti faire de l’escalade, enfin… plus exactement on fait de la descente en rappel.
— Et où ça ? Interrogea Paulo.
— On était sur la route pavée, la estrada da corda, près de Fajà de Cime, là où on a un à-pic de 800 mètres en escaliers, vous voyez…
— Si, si. Je vois très bien. Dites c’est dangereux par ici. Il y a eu des accidents déjà. Faut dire qu’il n’y a pas de parapet sur la route.
— On est entraîné, vous savez, répondit l’homme. Je suis guide de montagne à Chamonix, dans les Alpes, alors… En fait, nous sommes passés vous voir parce que dans une anfractuosité du rocher, à cent mètres au-dessous du niveau de la route environ, on a trouvé cet appareil photo. C’est sûrement quelqu’un qui l’aura laissé échapper…
— Merci. Vous, au moins, vous n’êtes pas des voleurs ! répondit Paulo avec un grand sourire. Personne n’est encore venu me dire qu’il avait perdu un appareil photo mais, sait-on jamais… Je vais le garder et prendre vos noms et adresse en attendant. Tenez, je vous offre un verre de grogue.
Les deux touristes se forcèrent un peu pour absorber le grogue, ce rhum local très fort, eux qui n’avaient pas l’habitude de boire de l’alcool. Paulo, au contraire, avala son verre d’un trait en se léchant les lèvres ensuite d’un grand coup de langue. Il observa l’appareil photo sous toutes ses faces et remarqua qu’un des angles était légèrement cabossé et qu’un peu de terre s’était collée sur l’objectif et autour des molettes et des boutons. Puis il le déposa dans un sac transparent, y colla une étiquette sur laquelle il nota soigneusement la date et l’heure. D’un tiroir, il sortit un grand cahier, l’ouvrit, tira un trait à l’aide de sa règle et y inscrivit la date et l’heure, le nom des touristes et l’objet de leur visite. Il leur proposa par courtoisie de les emmener avec sa jeep de l’autre côté de la montagne, dans la Vale do Paul avant la nuit. « Je coucherai chez Jorge » pensa-t-il. Il décrocha le téléphone, appela à nouveau son collègue du nord et lui demanda s’il pouvait l’accueillir pour la nuit. Puis le trio sortit du bureau de police. Paulo ferma la porte à clef et invita les deux touristes à monter à bord de sa vieille jeep. Il fallait bien compter deux heures de route en lacets sur des pavés glissants.
Par endroits la route était si étroite que les croisements avec les camions des cultivateurs de la Vale do Paul étaient difficiles et, dans certains virages, il fallait parfois manœuvrer, les roues tout au bord du précipice. Au fur et à mesure des lacets, la jeep prenait de l’altitude. Paulo, bien que connaissant chaque virage par coeur, restait toujours prudent. L’homme, assis à l’arrière, regardait le paysage sans dire mot, le visage crispé. Sa femme, malgré son expérience des falaises les plus abruptes (elle avait remporté pas mal d’épreuves d’escalade) n’en menait pas large et avait le souffle coupé. Autant elle était insensible au vertige lorsqu’elle escaladait ou descendait des parois rocheuses, autant la situation d’être ballottée de gauche à droite dans cette vieille jeep qui n’avait plus de suspensions et qui sentait l’huile rance lui serrait le cœur. Arrivés près de Fajà de Cime, Paulo se retourna.
— Dites, c’est par ici que vous avez trouvé l’appareil photo ?
— Heu… je crois que c’est un peu plus loin, répondit le mari. Voilà, c’est juste au virage, là-bas, où il y a un petit belvédère avec un poteau.
— Ah oui ! Belle vue, hein ? Reprit Paulo. De là-haut on peut voir les îles do barlavento (au vent), presque jusqu’à Sào Nicolau.
— Voilà, c’est ici ! Intervint la femme.
Paulo s’arrêta net. Il descendit de la jeep et chercha des yeux une pierre pouvant faire office de cale. Avisant un morceau de pavé, il s’en saisit et le plaça sous la roue avant gauche de la voiture. Le couple lui montra le précipice vertigineux, le poteau dont ils s’étaient servis pour attacher leur corde. L’à-pic devait faire une bonne centaine de mètres jusqu’à un petit promontoire presque horizontal qui rejoignait la route un peu plus bas, puis replongeait en une paroi quasi verticale. Paulo écoutait leurs explications, le pied droit posé sur le petit parapet qui ne devait pas dépasser les trente centimètres. Fronçant les sourcils, il marmonna :
— Dangereux, ce coin. Le parapet est trop bas. Y a déjà eu un accident l’année dernière. Une chute. Bof ! Allez, en route !
Les deux touristes et leur chauffeur reprirent leur place dans le véhicule qui démarra en pétaradant et en crachant un gros nuage de fumée noire. Après avoir passé encore de nombreux cols et une centaine de virages en épingle à cheveux, Paulo déposa ses deux touristes à la Vale do Paul puis rejoignit la maison de son collègue à Ribeira Grande. Il embrassa toute la famille et tous se mirent à table pour dîner. Jorge était toujours ravi d’accueillir son « chef ». Quant à sa femme, elle mettait les petits plats dans les grands comme pour un invité de marque. Paulo, dont le célibat lui pesait parfois, était toujours émerveillé de voir cette famille si soudée et si gaie. Et, discrètement, il ne pouvait s’empêcher de regarder le léger déhanchement de la femme de Jorge qui l’émouvait.
Les jours passèrent sans que personne ne vienne demander cet appareil photo. D’ailleurs, au bout de deux semaines, Paulo l’avait complètement oublié. Il était rangé dans l’armoire métallique à côté d’autres bricoles, papiers et dossiers. C’était aujourd’hui que Julio, le responsable informatique de l’administration du Cap Vert, devait lui livrer un ordinateur ultra moderne pour remplacer sa vieille machine à écrire. Paulo était excité comme un gosse. Cela faisait six mois qu’il avait fait son stage d’informatique à Praia, la capitale, sur l’île de Santiago et, depuis, il attendait ce fameux ordinateur super perfectionné qui devait tout changer dans son travail.
Lorsqu’on frappa à la porte, Paulo se précipita pour ouvrir. Quelle ne fut pas sa surprise de voir une ravissante jeune femme, les bras chargés d’un colis, alors qu’il s’attendait à rencontrer Julio, celui qui lui avait appris à se servir de l’ordinateur six mois auparavant. Il se sentait gauche et mal à l’aise, avec son pan de chemise qui sortait de son jeans, ses cheveux décoiffés et sa chemise tachée. Tout en essayant de mettre de l’ordre dans sa tenue, il invita la jeune femme à entrer.
— Buon Día Senhora ! Mais j’attendais Julio !
— Buon Día Sr. Soarès. Je m’appelle Maria Elena. Julio est maintenant dans un autre service et je le remplace. Je viens vous apporter l’ordinateur et je vais vous expliquer tout ça. Je sais qu’il y a longtemps que vous avez fait le stage alors vous devez avoir un peu oublié. Mais vous allez voir, maintenant qu’il y a une liaison Internet sur l’île, ça va vous changer la vie.
Paulo était fasciné. Il regardait Maria Elena avec admiration. Avec ses petites boucles brunes, de chaque côté de son visage bien dessiné, elle ressemblait à un ange de Botticelli. Son sourire était doux et ses yeux brillants. Tout d’un coup il ressentit le poids de sa cinquantaine face à cette belle jeune fille à qui il ne donnait pas plus de 25 ans. Il l’aida à transporter le reste des colis. Il y avait en tout un ordinateur, un écran plat, une imprimante multifonctions et tous les accessoires. Paulo était émerveillé comme un gosse recevant son cadeau de Noël. Mais ce qui le ravissait encore plus était la délicatesse des gestes de Maria Elena dans sa façon d’ouvrir les emballages. Toute la journée fut consacrée à l’installation du matériel et surtout à la formation de Paulo. Il écoutait Maria Elena avec respect et admiration et prenait des notes pour être sûr de ne rien laisser de côté. A midi, Paulo l’avait emmenée sur le port, au bistrot « O pescador de atum ». Avant de sortir, il avait passé un bon quart d’heure dans les toilettes à se rafraîchir, se pomponner, lisser sa mèche noire sur le côté, arracher deux ou trois poils du nez, ce qui l’avait fait éternuer. Il avait même changé de chemise et mis une ceinture à son jeans, lui qui n’en mettait jamais en temps normal. Le déjeuner avait été réussi et gai. La jeune fille parlait de ses études, de son nouveau poste comme responsable informatique pour toute l’administration de l’archipel. Paulo sentait son cœur battre dans sa poitrine mais il essayait de ne pas le montrer. L’après-midi, Maria Elena installa la connexion Internet et fit quelques essais. Elle montra aussi les possibilités de chargement de photos numériques directement dans l’ordinateur qui possédait des petites fentes pour y insérer les différents types de cartes mémoire. Elle lui montra aussi comment utiliser l’imprimante qui pouvait faire également scanner, photocopieur, et même télécopieur.
— Mais, alors, je peux supprimer mon vieux fax ? Demanda Paulo.
— Non il vaut mieux le garder en secours. Mais avec Internet, vous pouvez envoyer les images fax en pièces jointes de vos messages. Et, surtout ça permet de les enregistrer et de les conserver. Pour les photos, je vais vous montrer. Avez-vous un appareil photo numérique ?
— Un quoi ?
— Un appareil photo numérique, c’est à dire qui n’utilise pas de pellicule mais une petite carte mémoire, comme la carte SIM de votre téléphone mobile. On peut stocker des dizaines de photos, voire des centaines.
— Ah non ! Je n’ai pas ça. Mon appareil photo… Où est-il d’ailleurs ? C’est un appareil normal, quoi, enfin avec une pellicule.
— Comme c’est dommage, répondit Maria Elena. Et je n’ai pas pensé à prendre le mien en venant ici. Vous ne connaissez pas quelqu’un qui en possède un ? Un ami ? Votre collègue de Ribeira (que je dois voir aussi bientôt) ?
— Jorge ? Peut-être, oui… Ou Antonio, le capitaine du port ? Ou bien… Attendez voir. Tout d’un coup je repense à quelque chose. Il y a une dizaine de jours, des touristes m’ont apporté un appareil photo qu’ils avaient trouvé près de Fajà de Cime. Peut-être que… C’est un peu indiscret mais…
Paulo fouilla dans l’armoire métallique à la recherche de cet appareil qu’il avait rangé sur une des étagères. Il le retrouva facilement. Il défit le lacet qui fermait le sac de plastique et sortit l’appareil. Il le donna à Maria Elena qui le tourna dans tous les sens et découvrit très vite la petite trappe permettant d’extraire la carte mémoire. « Hé bien voilà » dit-elle en brandissant le petit carré de plastique sous les yeux ébahis de Paulo qui avait du mal à croire que des centaines de photos pouvaient tenir sur une si petite surface. Elle lui montra comment transférer les images de la carte mémoire vers l’ordinateur. Malgré le mauvais état de l’appareil, tout avait fonctionné jusque là. Elle « ouvrit » les images et les fit défiler à l’écran. Paulo était stupéfait de la facilité de l’opération. La plupart des photos montraient des paysages de Santo Antao, d’autres des vues d’avion prises à travers le hublot. Les premières montraient un homme devant ce qui devait être sa maison, puis sa femme, sans doute, devant de magnifiques paysages. La dernière photo enregistrée était plutôt floue et attira instantanément l’attention de Maria Elena et de Paulo. On distinguait sur fond de ciel blanc la silhouette sombre de l’homme, les deux bras en avant, mains écartées, avec une vilaine expression du visage. La photo semblait prise de dessous, environ un à deux mètres au dessous de l’homme, ce qui renforçait la perspective : les mains étant très grandes par rapport à la tête, ainsi que les jambes dont le bas était plus large que les cuisses. Tous deux étaient intrigués par cette photo. Maria Elena décida de l’imprimer en grand pour y voir plus clair. Elle commença par travailler la photographie avec le logiciel de traitement d’image qui était sur l’ordinateur. C’était aussi un bon exercice pour Paulo. Elle commença par redresser la silhouette qui était en travers, en se basant sur la ligne du sol puis recadra l’image. Ensuite, elle essaya diverses commandes afin de réduire le contraste et de rendre la silhouette de l’homme plus claire et le ciel plus foncé. Maintenant, à l’écran, malgré le flou résiduel, on distinguait nettement les traits de l’homme et son rictus. Paulo s’adressa à Maria Elena.
— Ce visage me dit quelque chose.
— Quelqu’un que vous connaissez ? Questionna Maria Elena.
— Non, non. Mais j’ai rencontré cet homme. J’en suis sûr. Maintenant, allez savoir où et quand ?
Paulo n’avait peut-être pas beaucoup la mémoire des noms et des choses mais, en revanche, il n’oubliait pas un visage. Et ce visage-là était gravé dans sa mémoire. Il fit un effort pour retrouver d’où lui venait cette quasi-certitude. Grâce aux questions intelligentes de Maria Elena, Paulo eut soudain le souvenir d’un évènement. D’un bond, il se leva et alla ouvrir le tiroir où il gardait la main courante, sortit le grand cahier et compulsa les feuillets en remontant le temps en arrière. « C’est lui ! » Cria-t-il, tout fier de sa découverte. Il montra la page à Maria Elena, sur laquelle il avait noté la déclaration d’un homme, il y avait un an environ. « C’est cet homme là ! J’en suis sûr, maintenant ».
Un an auparavant, alors que Paulo faisait sa sieste quotidienne, un homme avait déboulé dans son bureau, complètement affolé, en hurlant. « Ma femme ! Ma femme ! Elle est tombée. Un accident ! Vite ! Il faut faire quelque chose ». Paulo s’était précipité sur sa jeep, Il avait suivi l’homme qui conduisait une voiture de location jusqu’à l’endroit de l’accident. C’était justement à cet endroit que les touristes avaient trouvé cet appareil photo. Paulo se souvenait parfaitement de la scène. L’homme pleurait sans cesse et reniflait en montrant du doigt l’endroit d’où avait chuté sa femme. Il racontait qu’elle faisait des photos et qu’elle s’était retournée pour le photographier et, qu’en reculant, son pied avait buté contre le parapet et qu’elle avait basculé dans le vide. « Vraiment trop bas, ce parapet ! » avait pensé Paulo. Il avait fallu faire venir un camion de pompiers de Ribeira Grande qui disposait de cordes assez longues. Le corps de la femme avait été retrouvé, sans vie, une centaine de mètres plus bas, déchiqueté par les arêtes coupantes de la roche. Cet accident dramatique avait remué toute la colonie à l’époque et le journal local en avait fait sa première page. Il s’agissait d’un couple belge, M. et Mme Van der Vehren, habitant Charleroi. Le corps avait été rapatrié le lendemain par avion spécial. Maintenant, en lisant à nouveau la déposition de M. Van der Vehren, tout lui revenait en mémoire. L’homme qui gesticulait, qui parlait de façon incohérente. Mais il y a une chose qui ne collait pas du tout avec cette photo. Il avait raconté que sa femme voulait le prendre en photo et qu’il se trouvait à quatre ou cinq mètres d’elle lorsqu’elle avait basculé dans le vide, et qu’il n’avait pu rien faire. Or la photographie montrait sans conteste possible que l’homme était au pied même du parapet, bras en avant. Paulo se tourna vers Maria Elena et lui dit « J’ai compris. Ce n’était pas un accident. C’était un meurtre. »
Paulo et Maria Elena n’avaient pas vu le temps passer. Il était déjà six heures du soir et il n’y avait plus de bateau pour retourner à Santiago. Paulo proposa à Maria Elena de la loger pour la nuit chez son collègue du nord qui disposait d’une chambre d’amis. Il l’appela au téléphone et lui donna rendez-vous pour le soir. « On verra tout ça demain » dit-il à la jeune femme. Celle-ci lui répondit que ce serait une bonne occasion d’utiliser Internet et la messagerie électronique. Elle ajouta, avec un sourire : « de toute façon, je n’ai pas de contrainte du genre mari inquiet ou enfants en bas âge ».
Après avoir fait les présentations à son subordonné Jorge, Paulo décida de repartir tout de suite par la route malgré l’insistance du couple Da Silva. En plus de la « chambre de Paulo », il y avait un canapé dans le séjour, mais Paulo préférait retrouver son nid. De plus il pensait que les Da Silva pourraient juger qu’il profitât de la situation. Et ça, il n’en était pas question.
Le lendemain matin, vers onze heures, Paulo vit arriver son ami Jorge en compagnie de Maria Elena. Elle lui avait raconté la veille toute l’histoire de la photo mystérieuse et Jorge était très excité de voir de quoi il s’agissait. Maria Elena sembla un peu troublée de revoir Paulo. Toutefois, elle reprit son sérieux et entreprit de reprendre la formation de Paulo et, par la même occasion, celle de Jorge à l’usage d’Internet. Tout d’abord, à la demande de Paulo, elle trouva très vite l’adresse du commissariat de police de Charleroi. Elle montra ensuite aux deux policiers comment écrire un message et joindre un document. Ce fut un bon exercice. C’est ainsi que le Commissaire de Charleroi reçut un message électronique avec, en pièces jointes, une copie de la main courante où « l’accident » avait été relaté par M. Van der Vehren, et la photo restaurée par Maria Elena.
— Hé bien, on peut dire que je suis arrivée au bon moment, non ? dit Maria Elena.
— Incroyable ! S’exclama Jorge. Mais alors… c’était… un meurtre ?
— Eh oui, répondit Paulo. Quand je pense qu’à l’époque j’ai gobé tout ce qu’il m’a raconté. Quel comédien ! Je n’ai même pas mis en doute une seule de ses paroles. Cela semblait si logique.
— Vous êtes un naïf, Paulo. Je peux vous appeler Paulo ? demanda Maria Elena avec un brin d’émotion dans le regard et un certain rosissement des joues.
— Bon, allez ! Moi il faut que je rentre, dit Jorge. On peut avoir besoin de moi à Ribeira Grande. Et… Soyez sages.
Les paroles de Jorge (qui était un fin observateur) avaient mis Paulo et la jeune femme dans l’embarras. Mais ni l’un, ni l’autre, n’avaient relevé la remarque. Au contraire ils se sentaient compris par quelqu’un d’autre et les sentiments naissants qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre venaient d’être presque consacrés par un tiers. Et cela venait de leur donner du courage. Paulo osa une question :
— Quand vous avez dit, hier soir, que vous n’aviez pas de contrainte, est-ce que ça veut dire…
— Oui ! Coupa Maria Elena, les yeux brillants
— Mais, pas même un petit ami ou…
— Exact !
— Pourtant… vous êtes si jeune…
— Je fais bien plus jeune que je ne suis, vous savez ! répondit Maria Elena, avec un peu de fierté. J’ai 34 ans demain.
Paulo était extrêmement ému. Il se souvenait de cette parole de Maria Elena, parlant de l’ordinateur et d’Internet : « ça va vous changer la vie ». Mais c’était elle qui venait de lui changer la vie. Il lui prit les mains tendrement et la regarda dans les yeux. Elle sourit et s’approcha de lui. Elle mit sa tête sur son épaule et tous deux restèrent comme cela plusieurs minutes. Comme une retrouvaille. Paulo avait attendu longtemps, comme on attend le retour d’un être cher disparu depuis des années. Ils étaient heureux. On aurait dit que de la lumière les enveloppait.
* * *
Le 6 septembre 2006, à six heures du matin, le jour n’était pas encore complètement levé sur le Hainaut. Le ciel était gris et l’air froid pour la saison. Un voile de brouillard flottait sur la Sambre, grise, elle aussi. La police belge sonna à la porte du petit pavillon de Charleroi. L’homme avait rapidement enfilé un peignoir avant de venir ouvrir, les yeux encore embués de sommeil.
— Vous êtes bien Monsieur Van der Vehren ?
— Oui, c’est pourquoi ?
— Vous êtes accusé de meurtre sur la personne de votre épouse. Tout ce que vous direz…
Un des agents passa les menottes sous le regard éberlué d’une jeune fille en déshabillé transparent, dont la silhouette se détachait dans l’encadrement de la porte de chambre. L’homme ne fit aucun signe de protestation. Plus d’un an déjà s’était écoulé depuis le meurtre de sa femme et il savait bien qu’un jour ou l’autre… À la surprise des policiers, il sembla soulagé. Apaisé. Il se tourna vers la jeune fille et lui dit adieu, sans explication. Les policiers lui demandèrent de rassembler quelques effets personnels puis emmenèrent l’homme dans leur voiture et démarrèrent dans la grisaille de ce petit matin.
Quelques jours plus tard, très loin de Charleroi, au beau milieu de l’atlantique, à quelques cinq cent kilomètres des côtes du Sénégal, dans la petite église Santa Maria de Ribeira Grande inondée de soleil et de parfums de manguiers, Maria Elena Gonçalvès épousait Paulo Soarès.