Le secteur culturel dans la tourmente
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Le secteur culturel dans la tourmente
La pandémie de Covid 19 a affecté des pans entiers de l’économie. La culture n’a pas été épargnée, or les professionnels du secteur se sont sentis oubliés lors des premières annonces gouvernementales. Artistes, cinéastes et écrivains ont demandé davantage de considération, par le biais de tribunes et de courts métrages. Conformément à la tradition républicaine, le président de la République s’est saisi lui-même du dossier, faisant un certain nombre de propositions à destination des plus précaires. Ce revirement ne se limite pas à un acte de communication politique. Le secteur est créateur d’emplois et de richesses, et il s’inscrit dans une géopolitique du verbe et du geste, fondée sur l’idée d’un exceptionnalisme culturel : celui de la Grande Nation révolutionnaire, porteuse de l’idéal universaliste.
L’Etat mécène, une longue tradition
Dès la Renaissance, l’Etat français s’est voulu mécène des lettres et des arts. François Ier demande en 1527 au peintre Jean Clouet de le représenter sans les attributs du pouvoir, richement vêtu, à la mode italienne. Il tient à laisser de lui l’image d’un roi mécène et raffiné, bien loin du guerrier, chasseur et amateur de tournois qu’il fut sa vie durant. Lorsque le cardinal de Richelieu et Louis XIII créent en 1635 l’Académie française, ils espèrent faire du français une langue égale en dignité au latin, et unir la nation par sa langue et sa culture. Le français symbolise dès lors la raison et la science, incarné par les savants-philosophes, Descartes ou Pascal. Dans les statuts de l’Académie, on précise que l’institution doit rendre cette langue « pure », « capable de traiter les arts et les sciences ».
La période révolutionnaire ouvre une ère de laïcisation de la culture, et nourrit chez les artistes et les intellectuels une volonté de rompre avec l’art officiel, de regagner leur liberté. Une méfiance réciproque s’installe et la liberté de pensée naît dans des espaces de débat qui s’affranchissent de la tutelle de l’Etat et de l’Eglise. Dorénavant, l’intelligence se déploie et la démocratie fermente dans les salons, plus que dans les palais. La bataille d’Hernani à la Comédie-Française en 1830 s’inscrit dans ce mouvement : outre l’opposition entre classiques et romantiques, la pièce d’Hugo apparaît comme une critique politique d’un pouvoir sclérosé. Dans ce XIXe siècle, libéral et romantique, on se méfie comme de la peste des subventions à la culture : le 16 mai 1848, l’économiste Frédéric Bastiat fustige une subvention de 60 000 francs votée par l’Assemblée, à la demande du poète-ministre Lamartine, pour soutenir les théâtres. « L’État doit-il subventionner le théâtre ? Il y a certes beaucoup à dire pour et contre », résume-t-il plus tard. Toute aide étant financée par l’impôt, elle correspond en tout cas pour lui à une expropriation de la classe laborieuse, sans autre justification que la toute-puissance de l’Etat.
La République néanmoins essaie de concilier cette tradition émancipatrice avec l’héritage du roi mécène. Ses représentants se rapprochent même des avant-gardes qui bousculent la table, comme le prouve l’intérêt de nombreux peintres impressionnistes pour le régime, et les amitiés nouées entre créateurs et politiciens (Claude Monet et Georges Clemenceau, par exemple).
Après plusieurs tentatives timides, le ministère de la Culture voit le jour en 1959, faux-jumeau la Ve République, et André Malraux est porté à sa tête. Le décret qui l’institue le 24 juillet 1959 lui fixe comme objectif de « rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre possible de Français ; d’assurer la plus vaste audience à notre patrimoine culturel, et de favoriser la création des œuvres d’art et de l’esprit qui l’enrichissent ». Objectif louable, mais difficile à atteindre : à la fin des années 1970, beaucoup font le constat d’une culture restée élitaire, alors que la démocratisation culturelle est davantage portée par les produits industriels offerts par le marché que par les produits subventionnés. L’Etat semble quelque peu se retirer de l’action culturelle sous Valéry Giscard d’Estaing.
Mais l’arrivée de la gauche au pouvoir après 1981 fait beaucoup pour accentuer au contraire la protection du secteur culturel et promouvoir « l’exception culturelle » : doublement du budget du ministère, coiffé par la figure emblématique de Jack Lang, prix unique du livre (1981), quotas de musique française sur les ondes (1997), etc. Il faut soustraire aux lois du marché la création culturelle, irréductible à un simple bien commercial. La France obtient d’ailleurs, peu à peu, que les négociations sur les produits culturels quittent l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) pour se dérouler à l’UNESCO, aboutissant à l’adoption de la convention sur la diversité culturelle (2005). Jacques Chirac aussi incarne la défense d’une culture ouverte : passionné par les Arts premiers, il offre au pays le musée du quai Branly, réalisé par l’architecte français Jean Nouvel. Emmanuel Macron s’inscrit dans son sillage, confiant à E. Bern une mission sur la sauvegarde du patrimoine, faisant sienne la tristesse de la nation devant le spectacle des flammes ravageant Notre-Dame.
Le secteur culturel, premier employeur de France ?
En 2017, le secteur culturel pesait en France 635 800 emplois, soit 2,39% de la population active occupée. A titre comparatif, le secteur automobile emploie aujourd’hui 200 000 personnes en France, même s’il génère de nombreux emplois induits et indirects, et l’aéronautique 180 000 salariés (350 000 en incluant les sous-traitants). La situation est comparable à celle de nos voisins européens, l’emploi dans la culture pesant chez eux en moyenne 2,5% de la population active. En France, 30% de ces emplois sont occupés par des indépendants, contre 12% en moyenne dans la population active. Les différentes composantes du secteur culturel ne jouissent pas toutes du même dynamisme : le secteur de l’audiovisuel, de l’édition de films et de jeux vidéos a connu ces dix dernières années une croissance forte, tandis que la presse, les librairies et le patrimoine traversent une zone de turbulence.
Le secteur culturel générait en 2018 47,5 milliards d’euros de valeur ajoutée. La production non-marchande (subventionnée car vendue à un prix inférieur à 50% à son coût de revient) représentait 18% de la production totale, contre 12% dans les autres secteurs. Le monde de la culture reste un univers de très petites entreprises : les TPE représentent 97% des entreprises culturelles auxquelles il faut ajouter 268 000 associations oeuvrant pleinement au dynamisme culturel, mais ces petites structures ne pèsent que 25% environ de la valeur ajoutée du secteur. Le cas de l’édition est révélateur de cette concentration, accentuée ces dernières décennies avec la mondialisation et la digitalisation : le SNE (syndicat national des éditeurs) recense 4500 éditeurs, dont seulement 1000 ont une activité régulière de publication. 87% du chiffre d’affaires cumulé des 200 premières maisons d’édition est réalisé par les dix premières au classement. La filière livre, qui pèse 2,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires, fait vivre 12 000 actifs, dont 71% de femmes.
Le secteur culturel a pourtant de très nombreuses retombées positives : selon le forum « Entreprendre pour la culture », la rentabilité financière moyenne de l’économie culturelle est chiffrée à 11%, deux points de plus que pour le reste des secteurs marchands. Les synergies avec le tourisme (7,6% du PIB) et le numérique sont nombreuses, quoique difficiles à chiffrer. En 2018, d’après Chiffres clefs, statistique de la culture et de la communication, sur les 68 millions de touristes étrangers venus en France l’année précédente, la moitié avait visité un site culturel. Le pays dispose en outre d’atouts uniques : un réseau de 8000 musées, dont 1200 labellisés « musées de France » ; 400 jardins remarquables ; 200 villes d’art et d’histoire ; 40 000 monuments et sites protégés… dont 45 classés au patrimoine mondial de l’UNESCO. Cette richesse confère au pays un « gold power », estimé par certains à plus de quatre fois le produit intérieur brut (PIB).
Plan de sauvetage
Dans notre histoire, le sauvetage du secteur culturel a toujours fait partie de l’arsenal des mesures de sortie de crise : en 1936, Jean Zay, membre du gouvernement de Front populaire, promeut le Musée national d’Art Moderne. En 1969, George Pompidou lance le projet Beaubourg. En 2009, Nicolas Sarkozy, devant la ministre de la Culture C. Albanel, affirme que « la culture est au cœur de la relance » dans un discours où il s’engage à abonder de 100 millions d’euros supplémentaires le budget dédié, notamment pour financer un « plan cathédrales » et étoffer l’aide aux petites communes pour préserver le patrimoine bâti.
Le New Deal envisagé pour la culture par Emmanuel Macron le 6 mai dernier va dans le même sens. Dès le 18 mars, le gouvernement en accord avec l’Elysée prévoyait un fonds de 11,5 millions d’euros pour venir au secours des artistes interprètes privés de travail, alimenté par le CNM (Centre National de la Musique), et d’autres acteurs comme la Sacem. Ce fonds a été abondé à hauteur de 50 millions d’euros début mai. Un fonds d’urgence de 5 millions d’euros (porté à 10 millions début mai) était débloqué pour les librairies indépendantes et le CNL (Centre National du Livre) s’engageait à maintenir 60% du cachet des prestataires ayant signé un contrat avec un partenaire subventionné par l’État. Concernant le septième art, la taxe d’entrée en salle était supprimée pour les 2000 cinémas de France, et les subventions étaient maintenues pour les salles d’art et d’essai. La situation semble plus préoccupante pour les festivals, annulés pour la plupart, malgré la mise en place début avril d’une cellule d’accompagnement par le ministère de la culture. En 2015, une étude de la SACEM recensait 1887 festivals payants, dont les ressources tenaient principalement à la billetterie. Ces manifestations généraient environ 155 millions d’euros de bénéfices. Déception partagée par les plasticiens, déçus des 2 millions d’euros débloqués par l’Etat pour venir à leur secours. Au total, l’aide au secteur culturel a pour l’instant été chiffré à 22 millions d’euros au total.
L’Etat n’est pas le seul à venir au chevet du secteur culturel. Les mécènes privés ont répondu présent, maintenant leurs engagements ou les amplifiant, à l’image de LVMH, de Kering, des Galeries Lafayette ou de la fondation Bettencourt. Des plateformes de financement participatif ont mis également leurs ressources à disposition des théâtres, permettant aux spectateurs de convertir leurs billets annulés en dons défiscalisables.
La défense du secteur n’a pas uniquement pour vocation de soutenir une croissance en berne. Elle entend préserver une certaine image de la France à l’étranger, qui contribue à son influence, à la diffusion de ses marques, par le biais des institutions de la francophonie comme des firmes françaises présentes partout dans le monde. François Hollande le formula clairement, dans un discours aux ambassadeurs : la mission des diplomates est de défendre la culture parce qu’elle représente une « marque France », dont le prestige rejaillit sur les acteurs privés … Le « made in France » est ainsi devenu un modèle de fierté et un puissant argument de vente. A mi-chemin entre le marché et l’État, le secteur culturel reste un pilier de notre compétitivité, qu’il faut choyer en ces temps incertains. Parce que, pour pasticher l’un des slogans des étudiants contestataires de 1968, la culture n’est pas qu’une marchandise.
Arnaud Pautet, professeur en CPGE, associé d'Auteurs de vue