Chère M,

« Donner de la joie c’est faire son travail d’homme. » Disait en substance Christian Bobin. Je suis très heureux que mon petit texte vous ait plus. Mais de là à me comparer à P … Grand Dieu ! C’est très trop d’honneur et fort exagéré. Je suis un bricoleur. Je bricole les mots au fond de mon lit pour meubler mes insomnies. Un peu comme ce jeune homme de la place Sainte-Barbe, qui trafiquait des mobylettes. Il était un peu impertinent, un peu voyou mais pas méchant pour deux sous. Pas bad boy non plus, seulement un gosse qui se mettait du cambouis sous les ongles pour tromper l’ennui. Le mien de cambouis, c’était l’encre Waterman bleu nuit.

Un petit confetti bleu ornait le côté gauche de la dernière phalange du majeur de la main droite des lycéens de notre époque. C’était même là notre signe distinctif. C’était notre chevalière de marsouin ou de bigor. Cette petite dépression teintée d’encre a disparu sans qu’aucun avis de recherche ne soit affiché dans aucune gendarmerie. Qui s’en soucie ? La petite cuvette maculée du sang bleu du stylo, qui durant tant d’années a orné des millions de majeurs, s’est volatilisée sans laisser de trace. Ni souvenirs, ni regrets. Elle aurait du être inscrite à l’inventaire du patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO au même titre que la baguette de pain. Mais je doute même que quelqu’un ait eu un jour l’idée de la photographier.

Tu me demandes si nous avons vendu nos motos comme je te l’avais annoncé il y a tout juste un an. Oui, elles sont parties en mai de l’an dernier. Deux jours après la publication des annonces. Comme des petits pains. Je les avais briquées, passé les chromes à la pâte à polir. Elles étincelaient dans la cours, fallait voir ça. La cours, tu aurais dit une vitrine de Van Cleef & Arpels.

Sur les conseils de ton mari je me suis mis au vélo. Quel horreur ! J’ai l’impression de chevaucher un tas d’os, un squelette. Et puis ça fait mal au cul. La moto c’est autrement plus sexy, c’est rond, c’est lisse, c’est chaud, ça ronronne, ça chante et ça rugit. C’est Marilyn Monroe, en mieux. Et puis au feu rouge plus personne ne me tape dans les gants. Et puis quand je croise un autre cycliste il ne me salut pas d’un V de la main gauche. Au marché je passe inaperçu. Quand j’y allais à moto il y avait toujours un gamin pour tirer sa mère par la manche et venir voir ma machine de plus près. Je l’assoyais alors sur la selle, mettait le moteur en marche le temps qu’il monte en température et que je finisse de m’équiper. Je voyais des frissons teintés de fierté et de crainte parcourir l’échine de l’enfant. Ses yeux brillaient. Sa mère me gratifiait de son plus beau sourire. Et moi j’étais content, satisfait d’avoir fait mon travail d’homme.

Parfois c’était un vieux, un gars de mon âge quoi, qui venait me parler : « Vous l’avez depuis quand ? … Ah, tout de même ! Plus jeune j’en avais une aussi. Puis l’arthrose dans les genoux, vous comprenez ? … J’ai bien pensé à un scooter, mais c’est pas la même chose, vous comprenez ? ... C'est pas pareil ... »

Oh oui, je comprenais. Je comprends même tellement bien qu’au printemps j’en rachèterai une neuve. C’est décidé.

Je t’embrasse,

J

• Photo d’entête : Julien Ziemniak
• site internet : jb-photographies.net