Juin - 7
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Juin - 7
« Je suis désolé de vous avoir raconté tout cela, ce n’était pas très intéressant au fond…
- Au contraire, monsieur Hakim, cela m’a fait très plaisir. On apprend tous les jours des choses.
- Tout à fait, mais je me suis montré bavard… Que voulez-vous c’est ma nature, je parle beaucoup ! Et je regrette de ne pas vous avoir laissé la parole.
- Oh, je vous en prie, je n’ai pas grand-chose à raconter. Je suis de Paris, j’ai grandi dans le 15e arrondissement, les seuls cèdres que j’ai vus étaient au Jardin des plantes. Je n’ai pas couru après des trésors et, au risque de vous choquer, j’ai été élevé dans une famille très peu religieuse.
- Cela retire du mystère à la vie et à la mort. »
Ils marchaient l’un derrière l’autre et Isidore ne vit pas le petit sourire de Hakim. Elle était bien étroite et encombrée de vélos et scooters, la rue Daunou, du nom d’un célèbre archiviste du début du XIXe siècle dont le seul mérite a été qu’il fit connaître la poésie d’André Chénier, guillotiné sous la Révolution. Par ce geste, le bon Pierre Daunou avait sauvé quasiment l’intégralité de la poésie du 18e siècle, un siècle peu versé dans la versification; cela valait bien une rue à son nom qui débouchât rue de la Paix, au coeur de Paris.
« Ah, la place Vendôme ! » s’écria Hicham Hakim. « Vous savez que nous apprenions les places de Paris au lycée français de Beyrouth ? C’était d’après notre enseignant le meilleur livre d’histoire de France ! Il exagérait bien entendu. Je n’ai vu aucune place Robert Caix de Saint-Aymour... »
Ce nom ne disait rien à Isidore. Hakim précisa : « Un diplomate qui milita pour le protectorat français au Liban et qui fut le premier secrétaire général du Haut Commissariat de Beyrouth. Je vois à votre mine que cette figure politique a totalement disparu du paysage français…
- C’est à peine si la figure du général Gouraud subsiste. Il a une place, pourtant. Face à la tour Eiffel, au bout du champ de Mars. C’est tout ce qui subsiste du protectorat de la France au Levant.
- Il faudra que j’aille voir ça. J’ai habité quelques années non loin de la rue Gouraud à Beyrouth. Une grande rue, non loin du port, derrière le boulevard Helou.
- Elle n’a pas été débaptisée ?
- Cela fait partie de l’Histoire, on ne peut pas toujours tout effacer. Beyrouth possède encore de nombreuses traces du protectorat. Vous seriez surpris. Nous avons, nous, une ruelle Robert Caix de Saint-Aymour par exemple.»
Ils étaient devant le Ritz. Le soleil écrasait la place nue, et les deux hommes poussèrent jusqu’à la Cour Vendôme, passage qui conduisait vers la rue Saint Honoré, face au Coste, pour trouver un peu d’ombre et d’air.
« Ils ne vont pas tarder. Vous pouvez y aller monsieur Valois si vous le souhaitez. J’ai été ravi de vous rencontrer. Et nous aurons l’occasion de nous revoir très prochainement : je reviendrai le mois le prochain pour le convoiement des caisses. J’espère que nous aurons le même plaisir à discuter tous les deux. C’est pour moi un vrai plaisir, un vrai plaisir. Une belle surprise… Je vous en prie, allez donc retrouver votre amie, je vais attendre ici que Michel me rejoigne. »
Isidore remercia à son tour son homologue, le salua, promit de poursuivre cette conversation la prochaine fois et se sauva. Il avait réussi à conserver son calme mais à l’intérieur, il bouillait d’émotion contenue.
Il traversa la rue de Rivoli et gagna les Tuileries où Véronique et Noémie devaient l’attendre, quelque part sur un des bancs d’une allée ombragée. Mais Isidore s’en fichait. Il n’avait à ce moment-là aucune envie de retrouver Véronique. Il marchait à grandes enjambées perdu dans ses esprits. Tout cela était curieux. Comment était-il possible que tant d’années plus tard il soit encore chamboulé par la figure fantomatique d’Amal ? Cette jeune femme avec laquelle il avait passé les dix plus belles années de sa vie hantait encore ses songes. Il se l’imaginait sous les mêmes traits alors que bien entendu, vingt ans plus tard, elle avait dû vieillir, ses hanches s’empâter, ses joues tomber. Ses cheveux grisonner, peut-être. Il sortit son portefeuille de sa veste et l’ouvrit. A l’intérieur, une photo du temps où l’on prenait des photos en argentique, montrait une jeune femme souriante. Autour du cou, le bras d’un homme. La photo avait été coupée à cet endroit. Isidore se souvenait très bien de cette photo prise au Trocadero, pour les vingt-cinq ans d’Amal, le 13 août 1995. C’était Zeina, la sœur cadette d’Amal, venue exprès pour cette occasion, qui avait pris la photo. Cela avait été un été fabuleux. Il s’était rencontré en prépa à Condorcet, à 18 ans. Ils étaient tombés fous amoureux mais trop timides pour se l’avouer, trop oppressés par le travail de l’hypokhâgne, ils avaient attendu l’été de la khâgne pour s’embrasser la première fois. C’était le dernier jour du lycée, tout le monde était parti, et Amal devait rentrer au Liban deux jours plus tard et ne revenir qu’à la rentrée. Deux mois sans se voir, c’était inimaginable pour Isidore. Il prit donc son courage d’une main et de l’autre celle d’Amal qui se laissa faire. Il se souvenait précisément de la douceur de la paume contre la sienne, de l’odeur de ses cheveux quand elle pencha sa tête contre son épaule, avec un naturel qui le rassura. Ils avancèrent au hasard des rues puis, elle avait tourné brusquement sous un porche, le tirant vers elle et en une seconde, elle plongea son regard plein de désir dans le sien et posa ses lèvres contre les siennes. Tout cela était maladroit et magnifique. Leur premier baiser d’adulte, à l’écart du tumulte de la gare Saint Lazare. S’ils avaient su combien cet amour leur apporterait de peine, si seulement ils avaient su dans quelle impasse ils se lançaient ! Mais ils n’avaient pas vingt ans, Paris vibrionnait de vie, Mitterrand avait été réélu et l’insouciance générale était de mise. Ils s’écrivirent tous les jours pendant deux mois. Puis, ce fut la khâgne. Puis la Sorbonne. Ils eurent leurs diplômes en histoire et Isidore poursuivit en thèse tandis qu’Amal donnait des cours dans un lycée privé. Elle s’était bien débrouillée pour trouver ce poste. Son intelligence et sa beauté séduisaient immédiatement les gens et même dans un lycée catho, elle avait réussi à s’imposer par sa rigueur et son sens de la pédagogie. Un sens de la transmission qui faisait défaut à Isidore. Il savait conserver, il ne savait pas transmettre. Chacun son truc. Ils vivaient sans confort dans un Paris qui respirait encore. Isidore et Amal louaient un petit appartement villa Juge, dans le 15e arrondissement. Mais, la famille d’Amal, très pieuse, souhaitait que leur fille épouse un druze. Ce n’était pas insistant. Ils savaient bien qu’Amal vivait avec un Français, et si elle était heureuse ainsi, c’était bien. Mais, avec la fin de la guerre du Liban, le poids de la tradition se faisait plus pressant. Le temps de l’exode était fini : il fallait revenir. La règle de l’ ‘asabiya, « solidarité et pureté de sang », propre à la survie de la communauté druze, rappelait de nombreux jeunes gens qui avaient pu partir des montagnes pour échapper à la guerre. Les familles les rappelaient et organisaient les mariages. L’histoire d’Hicham Hakim n’était pas une histoire isolée. Amal, d’une certaine manière, fut une autre victime de ce système.