Les oursins
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Les oursins
On ne sait jamais. C’est ce qu’on passe notre vie à se dire, tous. Alors on fait les gestes, plus ou moins machinalement. On accomplit les rites. J’ai respiré chaque jour l’encens des temples, je me suis inclinée devant les statues, j’ai joint les mains, j’ai fait les signes, j’ai participé aux processions, j’ai chanté de tout mon cœur en espérant que mon âme s’imprègne de ces symboles et en soit améliorée. Cela ne suffit pas. Il m’en faut plus, toujours davantage.
Je vis là au milieu des chênes et des ginkos pluri-séculaires, près de la mer, sur la faille du monde, là où tout est plus doux et plus lent. J’y vis depuis suffisamment longtemps pour avoir oublié comment c’est, sans le son des vagues et du vent. Suffisamment longtemps pour avoir oublié que tout le monde ne fait pas chaque jour les gestes, les rites, ne respire pas l’encens ; pour avoir oublié l’odeur de la ville, la foule, cette odeur âcre et persistante d’essence, d’urine et de nourriture frite. J’ai oublié les mots de ma langue, que je ne parle plus depuis si longtemps, sauf parfois dans le secret de mon cœur, quand les gestes ne suffisent pas à apaiser la mélancolie qui me gagne face à mon mari.
Je mange des oursins frais tous les matins. Je prépare le thé, selon le rituel, sur le foyer au centre de la maison, et quand vient mon tour de boire et de manger, seulement accompagnée du son de la cloche que le vent agite, j’ouvre les oursins. Chaque jour, ce geste est une première fois. J’ai ressenti ça autrefois, quand je vivais encore là où je suis née, dans la fumée et les odeurs, avec celui que j’avais cru être le bon, quand nous faisions l’amour. Il venait en moi, et chaque fois, c’était une première fois, ce mélange de bonheur pur et d’incrédulité, d’impatience et d’excitation.
Je vis ici, sur la faille du monde, parce qu’on ne peut avoir qu’une seule première fois ; s’il y en a plus, elles nous détruisent, nous consument. Je n’ai eu qu’une seule première fois avec mon mari. J’ai dû assimiler chaque geste, chaque règle, chaque rite lorsqu’il me les montrait, une seule fois. Seuls les oursins, chaque matin, portent encore la saveur incomparable des premières fois.
Photo personnelle, non libre de droits