La liberté d'expression est-elle menacée ?
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La liberté d'expression est-elle menacée ?
La liberté d'expression est-elle menacée ?
Je commencerai en citant cette maxime célèbre de Roland Barthès : " Toute loi qui opprime un discours est insuffisamment fondée " (1). " Vouloir faire interdire le blasphème, ce serait courir le risque de hiérarchiser les opinions, de distinguer entre celles qui seraient licites et celles qui ne le seraient pas " (2), écrivait Vincent de Coorebyter. Car c'est de cette opposition d'idées, parfois totalement opposées, que la solution transcende. Rappelons en outre cette brillante parole de Nicolas Boileau, philosophe français du XVIIe siècle : " Au choc des idées naquit la lumière ". Quant à Giron, il soutenait en 1884 que " le blasphème est aujourd'hui un délit purement spirituel dont les magistrats n'ont pas à connaître " (3).
Néanmoins, comme l'a si bien rappelé Marc Uyttendaele, lors d'une conférence : " Toute loi n'est jamais absolutiste ". Les restrictions à la liberté d'expression sont inévitables. Le juge Holmes l'a pertinemment démontré en proclamant que : " La plus rigoureuse protection de la liberté d'expression ne protègerait pas l'individu qui crierait sciemment à tort 'Au feu' dans un théâtre et provoquerait une panique ". Tout se résume par une série de distinctions, exigeant néanmoins un contrôle plus ou moins exercé par le juge sur les lois restreignant la liberté d'expression (4). Le droit à la liberté d'expression consacrée par l'article 10 de la CEDH n'est donc pas absolu.
Le blasphème ne date pas d'hier, il était déjà sanctionné chez Justinien (535-540), ensuite chez Louis le Debonnaire (826) et chez Louis IX (1263) (5). Elle connut son apogée quand elle se plaça en tête de la plupart des règlements de police aux XVIe et XVIIe siècles, traduisant une obsession collective telle que la psychose sociale suscitée par la sorcellerie (6). Durant le haut Moyen-Âge, il était considéré comme une offense au Roi. C'est en Amérique, comme le soulève Laurent Pech que l'on peut affirmer qu'il n'existe ni hérésie, ni blasphème (7). C'est la consécration de la notion de " Freedom of speach ". La situation européenne est totalement différente.
Les magistrats se retrouvent confrontés à ce que Herbert Hart qualifiait de " cas limites " (borderlines cases) (8), car il leur est demandé de préciser là où se situe la limite de la liberté d'expression en raison d'une " absence de conception européenne uniforme en ce qui concerne la signification de la religion dans la société " (9). Découlant directement de la notion de blasphème, la diffamation religieuse ne comporte pas de définition universelle, mais s'entend habituellement comme " l'expression d'opinions anti-religieuses prenant la forme de railleries, de dénigrements, d'offenses, d'attaques, d'insultes, d'injures, de propos blasphématoires " (10). D'après Michel Leroy "La parodie religieuse n'est pas une injure " (11). Au fond, comme Jacques Englebert tend à le résumer, la problématique peut être réduite à la constatation exprimant que « celui qui ne fait que s’exprimer n’empêche en aucun cas le croyant de croire » (12). Manifestement, comme le rappelle Benoît Frydman, il ne peut d'ailleurs être affirmé qu'il existe en Europe, un " droit de blasphémer " garanti au titre de liberté d'expression (13).
Contrairement à d'autres États européens, l'arsenal juridique belge n'est pas équipé d'un délit de blasphème, pénalement sanctionné, car ce serait contraire à l'esprit et à la lettre de la Constitution belge. Et rassurons-nous, une harmonisation à l'échelle européenne n'est pas à l'ordre du jour (14). Il est vrai comme le soulève Guy Haarsher que : " L'importance de la religion dans la société se manifeste en particulier par la manière dont l'État traite le blasphème " (15). En 2006, c'était pourtant le grand désir du gouvernement par le biais du projet de loi tendant à lutter contre certaines formes de discrimination (16). Plus précisément, l'article 453bis modifié visait la question des injures ; ce à quoi correspond le chef d'accusation utilisé par les détracteurs de " Charlie-Hebdo ". Selon Patrice Dartevelle, président de la Ligue pour l'Abolition des lois réprimant le Blasphème et le droit de s'Exprimer Librement (LABEL ASBL) : " de telles dispositions légales sont liberticides et il faut les ôter tant qu'il en est encore temps " (17).
Par voie de conséquence et en guise de conclusion, je me rallie à la pensée de Paul Martens, juge à la Cour Constitutionnelle, qui exprime que : " La première de ces caractéristiques est que c'est une infraction dont un des éléments constitutifs est préjuridique, qu'il gît au fond de l'âme du juge lui-même - et en disant cela on s'aventure déjà sur un terrain qui n'est pas juridique, car il faudrait décider préalablement si l'âme existe. La seconde est que cette infraction spirituelle a toujours eu tendance à déborder vers le temporel malgré la séparation proclamée de l'Église et de l'État et l'histoire révèle d'étonnantes osmoses entre l'une et l'autre " (18). La situation actuelle peut être définie au sein de ces dernières proses : " Menacés par les fanatiques, censurés par les lâches, les esprits libres de tous les continents n'en finissent plus de se battre, sur tous les fronts, pour maintenir un monde éclairé. La lumière qui les guide s'appelle le droit au blasphème " (19).
Sources
- R. BARTHES, Roland Barthes par Roland Barthes, Seuil, coll. Écrivains de toujours, 1975, p.36.
- V. de COOREBYTER, " Pourquoi autorise-t-on le blasphème ? ", Le Soir, le 25 février 2015.
- A. GIRON, " Le droit public belge ", 1884, n° 362 in P. MARTENS, " Réflexions sur l'actualité juridique du blasphème ", Rev. dr. U.L.B., vol. 35/2007, Bruxelles, Larcier, 2007, p. 19.
- Scheck v. Unités States, 249 U.S. 47 (1919), in E. ZOLLER, Grands arrêts de la Cour suprême des États-Unis, Paris, Dalloz, 2010, p. 362.
- A. CABANTOUS, Histoire du blasphème en Occident, Albin Michel, 1998, p. 19.
- E. BELMAS, " La matière des blasphèmes à l'âge moderne, du Moyen Age au XVIIe siècle ", in Injures et blasphèmes, Mentalités, Histoire des cultures et des socié- tés, 1989, p. 23.
- L. PECH, " Rapport des États-Unis à la table ronde " p. 95. in P. MARTENS, " Réflexions sur l'actualité juridique du blasphème ", Rev. dr. U.L.B., vol. 35/2007, Bruxelles, Larcier, 2007, p. 29.
- H.L.A. HART, The Concept of Law, Oxford, Clarendon, 1961, p. 123.
- P.-F. DOCQUIR, " La Cour européenne des droits de l'homme sacrifie-t-elle la liberté d'expression pour protéger les sensibilités religieuses ? ", Rev . trim. dr. h., vol. 68/2006, Bruxelles, Larcier, 2006, pp. 839-849.
- J.-F. FLAUSS, " La diffamation religieuse en droit international ", L.P.A. 2002 in R. DIJOUX, " La liberté d'expression face aux sentiments religieux : approche européenne, Les Cahiers de droit, vol. 53 (4), Édition de la Faculté de droit de l'Université Laval, 2012, p. 865.
- M. LEROY, " La parodie religieuse n'est pas une injure ", Rev. trim. dr. h., vol. 71/2007, Bruxelles, Larcier, 2007, p. 883.
- B. FRYDMAN, " Les propos qui heurtent, choquent ou inquiètent ", Rev. dr. U.L.B., vol. 35/2007/1, Bruxelles, Bruylant, 2008, p. 11.
- J. ENGLEBERT, " La répression des excès de l'expression raciste ou blasphématoire : lorsque l'idéologie prend le pas sur le droit ", Auteurs & média, vol. 2016/1, Bruxelles, Larcier, 2016, p. 58.
- F. HURNER, " UE : le délit de blasphème existe dans le droit de huit États membres ", RTBF.be, le mercredi 14 janvier 2015.
- G. HAARSCHER, " Que sais-je ", La laïcité, 6éd., Clamecy, Puf, 2017, p. 86.
- Projet de loi tendant à lutter contre certaines formes de discrimination, Doc, Ch., 2006-2007, n° 51K2722.
- P. DARTEVELLE, " Une loi pour réprimer le blasphème ? ", Lalibre.be, le mardi 13 mars 2007.
- P. MARTENS, " Réflexions sur l'actualité juridique du blasphème ", Rev. dr. U.L.B., vol. 35/2007, Bruxelles, Larcier, 2007, p. 21.
- C. FOUREST, Éloge du blasphème, Paris, Grasset, 2015.
Emmanuel G.