Cathy a l'âge de ma mère, j'aurai du me méfier. Peut-on vraiment afficher 72 ans au compteur et réagir comme si on en avait toujours 50 ?  

C'est pas une question d'âge me direz-vous ? Ben alors c'est une question de temps qui passe. De temps qui abîme.  

Ma copine (ou bien était-ce une amie ?) mariée avec le premier homme de sa vie, s'était retrouvée brutalement veuve, devant assurer avec deux enfants en bas âges, un boulot créatif mais aux relations sociales écrasantes, rabaissantes, un petit salaire et beaucoup de sacrifices. Enorme besoin de reconnaissance insatisfait et bafoué pendant 40 ans. 

 Cathy parle toute la journée d'elle et de sa jeunesse perdue qu'elle tente de conserver minute après minute. 
- Regarde j'ai encore des jolis pieds quand même j'ai pas d'oignon comme les vieilles  
- Oh là là j'ai vu une dame toute fripée au niveau du cou moi je me crème tous les jours il est lisse hein ? quand même je suis pas mal pour mon âge ?

- Quel âge tu me donnes ? Je me fais encore draguer tu as vu ? 

Elle me montre son corps sous toutes ses coutures. Ses bleus, ses plis, toutes ses piqûres de moustiques, ses égratignures, son bobo sur le pied, ses varices, ses racines blanches... 
 
On va à la plage et elle a oublié son chapeau. Je lui propose le mien, mais elle préférerait attraper une insolation que de mettre un chapeau qui ne lui irait pas. In fine elle ne mettra ni son turban sur la tête et ni mon chapeau...  

J'éprouve de la compassion pour elle. Puis rapidement de l'agacement. Je lui permets de passer des vacances, de se baigner, de faire des concerts. Elle revit sa jeunesse à travers moi, grâce à moi... 

Parfois je la vois jeune et maintenant souvent je la vois vieille, fragile, perdue, dépassée, incapable d'aller pour la 10ème fois au Parc qui est à 600m.  

Elle parle pour combler le vide, elle parle d'elle tout le temps, elle est egocentrique, elle raconte toujours les mêmes trucs à tout le monde, j'ai tout entendu au moins 4 fois, elle ne sait pas écouter les autres. Elle râle tout le temps, tout le temps, tout le temps. Pour tout. La route, le monde, le trottoir, le soleil, un caillou, un plat trop chaud, le vin pas assez frais, c'est l'enfer. Le positif elle connait pas. Le sourire elle connait pas. On achète des bijoux, je marchande pour nous deux, elle pense qu'elle se fait arnaquer. Victimisation systématique.  

- Je suis une femme seule, tu comprends. 

Je me retrouve comme bonne copine, à admirer son travail de création et de composition musicale. On part sur des projets communs, des duos, qui ne sont en réalité que des solos avec accompagnement. Je suis le faire-valoir, celle qui rend possible la scène, qui vend les spectacles, qui fait rire, qui la met en lumière, qui fait la deuxième voix. Elle fait tout : la musique, les paroles, les arrangements, la synopsis, toutes les voix, et toute seule.  

- Je suis une femme seule, tu comprends. 

Oui, je comprends. Je vois qu'il n'y a pas de place pour moi. Après 9 ans de faux duo, j'en ai marre. Marre de garder pour moi mes remarques sur tel mot ou telle note. Car si je m'exprime, c'est une flèche que je décoche dans son cœur. Je la contredis, donc je la nie. Elle a raison, puisqu'elle fait comme ça depuis 40 ans.  

Donc éviter les remarques pendant les répétitions. A la limite formuler une suggestion, comme le fait sa fille (qui elle a raison, puisque c'est sa fille).  

Suggérer, proposer, abonder, attendre le bon moment, trop de tactique pour des relations saines et équilibrées.  

Car j'ai l'âge d'être sa fille, et Cathy me considère comme inférieure à elle. L'âge, c'est l'expérience, donc le savoir, la connaissance. 

Je ressens aussi une pointe de ressentiment. Ne suis-je donc pas légitime à formuler une remarque pour un spectacle dans lequel je vais jouer pendant 1h à ses côtés devant un public varié ? 

Jusqu'à quand mon avis ne sera pas entendu ? Je devrais me la fermer pour préserver mes relations ? Et si au final, c'est moi qui l'avait mal habitué ? Pourquoi je ne dis pas ce que je pense directement ? J'ai essayé mais ça sort en vrac, emmêlé et surtout avec de l'énervement, de la colère. 

C'est décidé, je mets fin à ma collaboration avec Cathy, après les concerts sur lesquels nous sommes engagées.